À quoi s’attendre en attendant “la paix”?

Opinions
23.02.2023

L’instabilité de la région, les discours de paix dans le contexte du conflit arméno-turco-azerbaïdjanais et les actions vouées à prouver le contraire… Sur fond de négociations visant “la paix” à tout prix, les avis divergent.

 

Dans un entretien pour le Courrier d’Erevan, Varoujean Guéghamyan, turcologue et historien, revient sur certaines questions à l’ordre du jour, expliquant les véritables aspirations des deux voisins de l’Arménie.

Propos recueillis par Lusine Abgaryan

 

Quelle solution faut-il attendre concernant le blocus de l’Artsakh ? Jusqu’où ira l’Azerbaïdjan ?

Le blocus de l’Artsakh, qui dure depuis plus de 70 jours, donne l’occasion de bien comprendre les principaux objectifs de l’Azerbaïdjan. Ils sont de trois types. Le premier consiste dans le dépeuplement, une manière bien pratique pour l’Azerbaïdjan de résoudre le problème de l’Artsakh. S’il n’y a pas d’Arméniens vivant en Artsakh, alors il n’y a pas de problème d’Artsakh. Comme disait Staline : « il n’y a personne, il n’y a pas de problème ». L’Azerbaïdjan fonctionne désormais à la façon de la dictature stalinienne.

Le deuxième objectif, bien sûr, est de faire pression sur la République d’Arménie avec des mesures cohérentes, c’est-à-dire d’essayer d’obtenir des concessions de sa part en gardant la population de l’Artsakh en captivité, en exerçant un chantage au réel qui constitue également un outil assez efficace dans les processus de négociation.

Le troisième but de telles mesures, enfin, est de laisser l’impression à l'Arménie et à la population arménienne d’un ennemi intransigeant dont toutes les exigences préalables doivent être satisfaites, au risque, dans le cas contraire, d'être continuellement confrontés à ses menaces. Dans cette affaire, l’Azerbaïdjan agit en pleine coordination avec la Turquie.

Ce sont donc les principaux objectifs poursuivis par l’Azerbaïdjan et le blocus se poursuivra aussi longtemps que nécessaire pour les atteindre tous. Jusqu’à présent, on voit bien que les mesures prises ne sont pas pleinement efficaces : la population arménienne ne quitte pas l’Artsakh. Cependant, dans le même temps, la situation humanitaire continue de s’aggraver, un terrorisme d’État est perpétré contre la population arménienne. L’Azerbaïdjan ne fait face à la résistance d’aucune organisation internationale ni d’aucun autre État, ce qui le met en confiance quant à la possibilité de continuer jusqu’au moment où la population arménienne cédera et qu’il aura atteint son objectif.

Et s'il n'y parvient de cette manière, il ne fait aucun doute que l’Azerbaïdjan cherchera à les poursuivre par d'autres moyens, à échéances périodiquement répétées. L’Azerbaïdjan ira aussi loin que la situation le permettra, en d’autres termes, tant qu’il ne rencontrera pas de résistance.

 

Quelle peut et doit être la réaction de l’Arménie à cette politique ?

La "politique du contrecoup" de l’Arménie doit être très simple : reconstruire un nouveau système de sécurité qui permettra non seulement de contrecarrer pleinement de telles situations, mais également d’empêcher la survenue de ce que je viens de citer. En ce moment, il est particulièrement important que la République d'Arménie demeure le garant de la sécurité de l’Artsakh, ce qui est sa véritable obligation légale par ailleurs. Des situations similaires ne se reproduiront pas si les autorités de la République d'Arménie se montrent consistantes en la matière en garantissant cette sécurité non seulement dans leurs déclarations, mais aussi dans la réalité, en utilisant toutes les composantes de la sécurité à leur disposition, même militaires. Car comme on le voit sur le terrain, l’Azerbaïdjan qui ne fait face à aucune résistance militaire empiète sur le territoire internationalement reconnu de l’Arménie. Nous avons des preuves démontrant qu’après novembre 2020, dans les trois régions arméniennes de Gegharkunik, Syunik et Vayots Dzor, l’Azerbaïdjan, avec le soutien de la Turquie, a occupé de nombreux territoires et vidé de leurs populations un certain nombre d’agglomérations rurales, comme Shorzha, dans le Syunik, par exemple. Cela continue et cela continuera lors d'une prochain escalade, lors d'un prochain conflit.

Le problème ne se limite pas seulement à la question de l’Artsakh, le problème est beaucoup plus profond : le conflit arméno-azerbaïdjanais se poursuit car l’Azerbaïdjan vise à éliminer le facteur politique arménien de la région. L’opposition à cette tentative doit être ferme et totale, sinon, nous n'éviterons pas les concessions sans fin qui aboutiront à la perte du statut d’État. C’est l’objectif de l’Azerbaïdjan, il l’a annoncé sur la scène nationale et internationale, tout en les maquillant avec des déclarations sur la paix. Bien au contraire, tous ses actes l'indiquent.

Pour contrer cette politique, il convient d’abord de percevoir et réaliser toute l’ampleur du danger pour mettre en œuvre ensuite la politique étatique appropriée. Sans une large mobilisation étatique, nationale, et populaire, il n’est pas possible de résoudre un problème de cette ampleur.

 

Dans quelles circonstances, selon quel scénario la stabilisation de la situation régionale est-elle envisageable ?

La seule garantie réelle et efficace de stabilisation, j’en suis convaincu, c'est l’équilibre des forces militaires. En d’autres termes, lorsque les forces armées arméniennes étaient fortes,  la région était stable. Elle a été déstabilisée et continuera de l’être tant qu’il persistera un déséquilibre des forces. La Turquie et l’Azerbaïdjan essaient continuellement de prendre le contrôle de l'ensemble du Caucase du Sud, et sans rencontrer d'opposition militaire à leurs ambitions, en fait, ils provoquent constamment des situations de guerres, de conflits et de tensions.

La stabilité de la région ne sera rétablie que dans le cas où l'Arménie parvienne à restaurer ses forces armées pour rééquilibrer les forces en présence. Dans ce cas seulement les menaces de déclenchement de guerre, de conflit ou de déstabilisation par la Turquie et l'Azerbaïdjan seront vouées à l’échec. Sans cela, aucune déclaration internationale ni aucun document ne pourra garantir cette stabilité sur le terrain. C’est une réalité classique et la fuir, ne pas l’admettre, contribue à la perte de cette stabilité.

 

Quelle menace représente aujourd’hui la Turquie pour l’Arménie?

L’existence même de la République d'Arménie en tant qu’unité indépendante dans la région est problématique, c’est pourquoi la Turquie s’est efforcée, s’efforce et s’efforcera d’éliminer ce problème. En d’autres termes, pour elle, la République d'Arménie en tant qu'entité politique ne devrait pas exister dans la région. Des débats en ont parlé à plusieurs reprises en Turquie, à différents niveaux, et elle continuera à travailler dans ce sens. Par conséquent, la menace de la Turquie est existentielle, tant pour l'État que pour le peuple arménien dans cette région. Autrement dit, il sera impossible d’assurer l’existence des Arméniens ici, dans leur patrie historique, sans un État arménien. Ainsi, de cette grande menace existentielle découlent toutes les autres menaces : sécuritaires, économiques, politiques, militaires, religieuses, et cætera. La compréhension par la Turquie du Caucase du Sud et de ses relations avec l’Arménie ne sont pas basées sur le principe de voisinage ou de coopération, mais sur le principe d'une pression réelle, de menaces et finalement de l’affaiblissement de l’Arménie à tel point qu'elle ne puisse plus décider de rien et que l’État arménien, même s’il est préservé, ne soit alors que factice, artificiel ou formel.

 

Le principal allié des États-Unis et de la Grande-Bretagne dans le Caucase du Sud est la Turquie. Est-ce la raison pour laquelle les pays occidentaux "ferment les yeux" sur les actions et les processus qui se déroulent dans notre région ?

Oui, à en juger par le simple fait que la Turquie est leur alliée, et celle de l’Occident en général, les États-Unis et la Grande-Bretagne s’accordent sur les grands principes défendus par la politique de la Turquie dans la région qui en implique l’élimination de l’influence russe et de contenir celle de l'Iran. En lieu et place, l’influence principale dans la région sera celle de la Turquie, alliée de ces États dont je parlais précédemment. Malgré tous les désaccords et les tensions régulières, la Turquie reste membre de l’OTAN, le seul dans la région, alliée des États-Unis et de la Grande-Bretagne qui résiste, dans la perception qu'ils en ont, à la Russie et à l’Iran.

Par conséquent, le renforcement des positions turques dans la région découle des intérêts des principaux acteurs occidentaux, ce qui sous-entend qu’une grande attention ne sera pas accordée au fait que la Turquie, parallèlement à sa politique, poursuive également des ambitions génocidaires et l’objectif d’éliminer complètement le facteur arménien. Tout comme ils n'ont prêté attention jusqu’à présent aux cent prisonniers de guerre arméniens détenus à Bakou. Ce problème subsiste faute de pressions suffisantes sur l’Azerbaïdjan qui ne remettra pas les prisonniers. De même, aucune attention n’est accordée aux atrocités commises contre eux et le peuple arménien: tortures physiques, persécutions, sans parler du niveau élevé de haine qui existe tant en Azerbaïdjan qu’en Turquie, alimenté par l’appareil d’État et les institutions étatiques.

C’est la raison pour laquelle nous voyons, au mieux, des inquiétudes et non de réelles mesures pour sanctionner les actions de l’Azerbaïdjan. Cela prouve une fois de plus que le seul facteur qui peut à nouveau assurer la stabilité dans la région est une armée arménienne qui ne permettra pas à la Turquie et à l’Azerbaïdjan de mener des actions génocidaires flagrantes dans la région.

 

 Quelles sont les perspectives pour les Arméniens de Turquie ?

Il n’y a pas de grand changement concernant les Arméniens en Turquie : ils continuent à vivre en Turquie en tant que minorité, sans droit politique. Naturellement le discours de haine dirigé contre les Arméniens menace également ceux d'entre eux qui y vivent et dont le nombre diminue d'ailleurs de jour en jour. Nous ne pouvons pas dire qu’il y aura un avenir positif pour les Arméniens de Turquie.