Une nouvelle Constitution en Arménie, à quel prix?

Opinions
16.02.2024

Le chercheur et analyste géopolitique Tigran Yegavian fait part de ses doutes sur l'utilité de la révision constitutionnelle que semble vouloir engager le gouvernement de Nikol Pashinyan. Il y voit même le risque d'une fracture plus profonde encore de l'État-Nation, entre l'Arménie et sa diaspora.

Par Tigran Yegavian (Civilnet)

 

Le gouvernement arménien a commencé à parler de la nécessité d’adopter une nouvelle Constitution en janvier dernier sous prétexte que la mouture actuelle constitue un obstacle à l’établissement de la paix avec l’Azerbaïdjan et la Turquie. Sous l’effet de la pression externe du tandem panturquiste, l’Arménie encerclée doit composer avec les sommations sans cesse renouvelées du dictateur azerbaïdjanais qui fort de sa victoire en Artsakh exige une modification de la Constitution arménienne, faisant référence à la Déclaration de souveraineté de l’Arménie de 1990 et d’autres lois postérieures à 2020. A ses yeux, il s’agirait d’une atteinte à l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan.

Cependant, malgré tous les efforts de l’Arménie pour éviter « d’irriter l’Azerbaïdjan et apporter une ère de paix dans la région en acceptant les demandes azerbaïdjanaises », la région est loin d’être stabilisée. L’Azerbaïdjan continue d’exiger la mise en place d’un corridor extraterritorial via l’Arménie et la restitution des enclaves datant de l’époque soviétique, tout en laissant entendre que si l’Arménie n’accepte pas ses demandes, une nouvelle attaque militaire ne sera pas à exclure. La sanglante offensive dans le Syunik le 13 février dernier a, hélas, rappelé le sérieux de la menace. Fort de sa réélection toute stalinienne, début février, le président Ilham Aliyev est revenu à la charge. En cause, deux points du Préambule de la Constitution de l’Arménie issus de la Déclaration sur l’indépendance de 1990. Un premier point fait référence à la décision de réunifier l’Artsakh à l’Arménie en 1989, un second mentionne le rôle de l’Arménie dans la reconnaissance internationale du génocide de 1915 «en Arménie occidentale et en Turquie ottomane ». La Turquie, qui a rapidement reconnu l’indépendance de l’Arménie en 1992, a toujours exprimé des inquiétudes quant à d’éventuelles revendications territoriales à son encontre. Ces inquiétudes ont été omniprésentes au cours des discussions sur la normalisation des relations entre les deux États (ratification du traité de Kars de 1921…). Elles sont aujourd’hui exprimées par la bouche du président azerbaïdjanais, car la Turquie n’a pas besoin à ce stade de le faire elle-même.

A Erevan, le flou et les rumeurs les plus folles alimentent un débat stérile et toxique dans la mesure où le public n’a pas pris connaissance des réelles intentions de Monsieur Pashinyan. Ce dernier n’avait-il pas remis en question les armoiries de la République, appelé les Arméniens à renoncer à l’Ararat pour se tourner vers l’Aragats ? Jusqu’à quelle concession est- il prêt à s’enfoncer pour préserver l’apparence de son pouvoir ?

Une décision qui ne protégera pas l'Arménie

Sans doute, cette énième chapitre de l’interminable feuilleton de l’effondrement de l’Arménie post – novembre 2020 ouvre un précédent. Pour la première fois, un État souverain est contraint d’opter pour une réforme constitutionnelle pour sécuriser ses frontières, sous la pression croissante d’un voisin belliqueux qui n’a pas renoncé à son projet génocidaire. A Bakou, le rapport de force toujours aussi favorable, l’absence de sanction internationale dans la foulée du nettoyage ethnique de l’Artsakh, conforte la posture de son dirigeant pressé de briser les reins de l’Arménie et lui imposer une humiliante capitulation sous le masque apparent d’un traité de paix. Car tout effort de l’Arménie visant à sanctuariser son territoire, équivaudrait pour l’homme fort de Bakou à une forme de « revanchisme ». En cela, le dictateur azéri peut s’inspirer de la façon à laquelle les forces nationalistes turques victorieuses de l’armée arménienne en 1920 imposèrent un traité de paix humiliant à Alexandropol.

Plus inquiétant est l’hypothèse d’un référendum avorté par une trop faible participation pour valider une réforme constitutionnelle marquant l’abandon des revendications historiques de la nation arménienne. Une telle situation équivaudrait à un casus belli aux yeux de l’Azerbaïdjan.

En l’absence de capacité de dissuasion, l’Arménie, ayant sacrifiée l’Artsakh à l’ogre azéri, sous la pression conjointe des Russes et des Occidentaux, s’est retranchée derrière l’illusoire et néanmoins louable idée que le droit international est de son côté. La ratification du statut de Rome se veut une arme de papier à double tranchant. Si elle permettrait de poursuivre l’Azerbaïdjan en justice pour ses crimes de guerre, elle aliène davantage la Russie qui n’a pas renoncé à ses ambitions dans le Caucase du Sud après avoir fait de la Géorgie un État quasi-satellite en dépit de son statut de candidat officiel à l’Union européenne.

La fracture Arménie - Diaspora ravivée

Ce qui se déroule en Arménie et dans la région équivaut à une épreuve de vérité. Pour les autorités d’Erevan, poussées dans leurs retranchements par un tandem panturquiste toujours plus belliqueux, il s’agit encore une fois de gagner du temps, donner des gages, oubliant que l’Azerbaïdjan et la Turquie n’ont absolument rien à gagner en proposant une paix des braves sur la base de concessions mutuelles. Pour la diaspora, il s’agit de savoir si la République d’Arménie qui sous la menace, détricote pas à pas le récit national, peut prétendre parler légitimement au nom de la nation toute entière. La gravité du contexte met en jeu la maturité politique des élites arméniennes d’Erevan comme des principaux pôles de la diaspora. Seront-elles capables de se servir de cette occasion pour penser l’Arménie comme un État-Nation (vision souverainiste inclusive) en associant les forces vives de la diaspora à la construction de l’État et le renforcement de ses institutions ? Ou bien un État dévitalisé et failli, à l’assiette territoriale réduite, une classe politique fragmentée en clans prédateurs ?

Un régime incapable de proposer un nouveau récit fédérateur porteur de sens et de perspectives ? Il est certain que le fossé abyssal qui s’est creusé entre l’Arménie et la diaspora ne prête guère à l’optimisme. Il faut donc espérer qu’un débat franc et de qualité puisse concilier deux visions antinomiques de la représentation que se font les Arméniens de leur propre présent et de leur devenir à la lumière d’une relecture décrispée et dépolluée du passé.