"Meghu" » est un cahier d’activité "psycho-ludique" à destination des enfants témoins, victimes ou affectés par la guerre, leur permettant de briser le silence et les non-dits de la société face à ce sujet sensible en suscitant chez eux divers processus de réflexion.
Par Lusine Abgaryan
Ses conceptrices, Anouch Chahbenderian, psychologue clinicienne, et Maïda Chavak, scénographe et conceptrice d’images à l'origine d'expositions, installations et de dispositifs pédagogiques, ont pensé ce cahier comme une autre façon d'aborder l’information, avec une approche simple et ludique tout en se focalisant sur l’imagination et la créativité.
Anouch Chahbenderian revient sur ce projet pour Le Courrier d’Erevan.
Comment est venue l'idée de créer un tel cahier et quel en était l'objectif premier ?
En octobre 2020, je suis partie à la rencontre de familles dont le fils, le frère ou le père était sur le front. J'ai observé que les enfants n'étaient pas mis à l'écart des discussions liées à la guerre, avec parfois des conversations sur la détresse des adultes ou la cruauté de la guerre. "Témoins fantômes" ou "spectateurs invisibles" - c’est comme cela que je nommerais ces enfants – ils se retrouvaient soudainement immergés dans un flot d'informations provenant des conversations entre adultes, des téléphones, de la télé ou de la radio et cætera.
Il y a fort à parier que dans la plupart des familles, aucun adulte ne s’est mis à la hauteur de ces enfants pour vérifier qu’ils comprenaient la situation, pour répondre à leurs questions ou les interroger sur leur ressenti et leur rappeler que quel que soit la gravité de la situation, les parents assureraient leur sécurité. Il est primordial de rappeler à ces derniers que même si l’incertitude règne, ils doivent se garder de la transmettre à leurs enfants et leur garantir au contraire la base de sécurité familiale indispensable à leur développement.
L'objectif principal du cahier a donc été d'en faire un bâton de parole dans la cellule familiale en permettant à l'enfant de parler de son état émotionnel et à l'adulte d'en prendre conscience. Celui-ci peut alors se responsabiliser face à l'enfant et parler plus facilement de ce qui se passe.
Pourquoi "Meghu", "Abeille" en français ?
L’abeille a été choisie comme le fil conducteur de ce cahier et un modèle animal identificatoire. Particulièrement valorisée en Arménie et en Artstakh, l’abeille est chevronnée, organisée, solidaire et malgré sa petite taille, elle est un maillon essentiel de la biodiversité. L’enfant, sujet fragile, possède lui-même de grandes forces, notamment une adaptation résiliente bien plus importante que les adultes.
Était-ce une première création psycho-ludique et artistique en même temps avec cette même visée pour vous ?
C'était en effet une première création pour Maïda et moi.
Maïda a animé bénévolement plusieurs ateliers créatifs avec des enfants réfugiés d'Artsakh entre septembre et décembre 2020. Elle m'a aidé à percevoir à travers certaines activités une aide à la mise en mot. De mon côté je constatais l'absence d'espace de parole dans la cellule familiale pour les enfants pourtant témoins de tout.
Nous avions évoqué un jeu de société au départ mais rapidement, le cahier s'est imposé comme le média le plus adapté : facile à produire et peu coûteux, le cahier bien qu'objet usuel de tout élève a aussi cette particularité d'être personnel et donc investi comme un objet pouvant devenir un lieu à soi, propice à l'introspection.
Les couleurs ont elles un rôle à jouer dans le carnet ?
Les couleurs qui comptent sont celles que vont ajouter l'enfant à travers ses coloriages et dessins. Si l'enfant à la possibilité et souhaite montrer son cahier à un thérapeute, la qualité du trait, le choix des couleurs seront autant d'éléments que le thérapeute pourra apprécier.
Avez-vous eu des retours de la part des enfants qui utilisent le carnet ou de leurs parents ?
Les retours que nous avons eu sont ceux des psychologues qui ont utilisé le cahier dans le cadre de leurs consultations. Le cahier s'est avéré être un outil de médiation facilitant la parole.
Pensez-vous à d'autres carnets d'activités pour des enfants plus grands ou sur des problématiques différentes ?
Maïda et moi finalisons actuellement un cahier à destination des femmes enceintes et des jeunes mères. La périnatalité est une période clé pour la prévention en santé mentale et plus encore dans le contexte d'incertitude liée à la reprise de la guerre. Nous utilisons à nouveau le cahier, en conservant cet ADN poétique et ludique, pour prodiguer aux parents des conseils, pour transmettre sans culpabiliser, pour les outiller et les remobiliser, notamment les mères, à l'importance de la respiration pour la régulation du stress, le portage, la parole adressée au bébé ou encore le chant d'une berceuse.
Comment et pourquoi est né le projet de traduire le cahier en créole ? Pensez-vous également le traduire en d'autres langues ?
Douleurs Sans Frontières travaille en Arménie depuis plus de 20 ans et a été un partenaire pour la distribution du cahier à Vanadzor en mai 2021. Lorsqu'il a été présenté en réunion annuelle, leur équipe en Haïti qui était présente cherchait un média pour les enfants impactés par le tremblement de terre d’août 2021. Il a fallu adapter les textes et les illustrations pour sortir du contexte de la guerre et parler cette fois de la violence des hommes et de la nature. Nous pensons bien sûr à le traduire dans d'autres langues pour l'adapter à d'autres terrains comme la Palestine et l'Ukraine.