Dans un pays où les violences domestiques et l’avortement sélectif persistent, l’application SafeYOU créée en 2019 se révèle d’utilité publique.
Par Marguerite Drieux
Malgré les mesures juridiques récemment adoptées en Arménie, notamment la Convention d'Istanbul en janvier 2018 sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes, 956 cas de violences conjugales ont été signalés à la police en 2019 (Source : Coalition to stop violence against women - CSVANW).
SafeYOU est une application mobile multifonctionnelle qui permet aux utilisatrices d’avoir facilement connaissance de leurs droits, d’être mises en relation avec des professionnels de la santé et d’envoyer un signal d’alerte à la police ou aux proches en cas de besoin. Lancée le 7 avril 2020 à l’occasion de la Journée de la maternité et de la beauté en Arménie, elle est pour l’heure utilisée en Arménie, en Géorgie et en Iraq. Reconnue comme un bien public digital par le Secrétaire général des Nations Unies, elle a fait ses preuves l’an dernier lorsque qu’une femme de 26 ans et son enfant ont été secourus des coups du conjoint, grâce au système d’alerte.
À l’origine de cette application, Mariam Torosyan, entrepreneuse sociale aux multiples facettes. Elle m'a accordé une heure de son emploi du temps bien chargé pour revenir sur les origines de cette application.
Racontez-moi votre parcours…
Après des études de droit à l’Université française en Arménie et à l’Université d’Etat d’Erevan, j’ai travaillé comme juriste d’entreprise pendant un an. Mais j’ai réalisé que l’universalisme du droit n’était pas assez relativiste pour s’adapter aux différentes réalités. Alors j’ai repris mes études pour un doctorat en anthropologie sociale et culturelle en Suisse. Je me suis aussi investie dans le secteur associatif, dans le domaine du droit de la santé qui m’intéressait beaucoup. J’ai suivi plusieurs formations à l’étranger, en Allemagne, en Autriche, en Espagne. Et puis c’est l’envie d’impulser un réel changement social qui m’a conduite vers l’entrepreneuriat social. J’avais envie d’être à l'initiative d’un projet qui me passionne, qui ait un véritable impact. Un événement marquant a fait naître SafeYOU. J’étais enceinte de ma fille et une dame âgée m’a dit “Ne t’en fais, la prochaine fois ce sera un garçon”... Les femmes subissent des discriminations avant même d’être nées, c’est une honte pour l’Arménie. J’ai décidé d’agir, en réunissant mes connaissances en droit, en anthropologie, dans l’entrepreneuriat et les innovations technologiques pour créer cette application.
L’application est-elle beaucoup utilisée aujourd’hui ?
Ce n’est pas simplement un outil d’échange entre les utilisatrices. Le service d’alerte a déjà été utilisé plus de 2000 fois en Arménie et en Géorgie. Plus de 600 femmes ont également pu consulter grâce à SafeYOU.
D’où est venue cette volonté d’agir pour une société plus égalitaire ?
Malheureusement, on n’a pas beaucoup de modèles féminins en Arménie. Dans le milieu des starts-up et de l’entrepreneuriat, ce sont principalement des hommes. C’est surtout ma famille qui m’a encouragée. Le projet de SafeYOU a été très bien reçu par mes proches. Je viens d’une famille de docteurs sur cinq générations. Ma mère avait beaucoup de responsabilités professionnelles, elle a été un véritable modèle pour moi. Ma grand-mère aussi était très active. Personnellement, je n’ai pas été confrontée aux inégalités de genre, mais depuis toujours, je veux impulser des changements pour une société plus juste. D’ailleurs, petite, je voulais être président. L’application a une visée politique. Il y a tout l’aspect préventif des violences conjugales sur lequel on travaille beaucoup. Avec SafeYOU, on peut avoir un impact sur les politiques grâce aux bases des données des utilisatrices qui sont ensuite utilisées par les politiques, pour savoir sur quelles régions cibler l’action, sur quelles populations se concentrer…
Pensez-vous que les hommes doivent prendre part à la lutte pour l'égalité hommes - femmes ?
Il est crucial d’engager les hommes dans ces missions pour permettre un changement de perception des femmes. On ne peut pas avoir de résultat autrement. Il faut en finir avec la répartition genrée des rôles.
Quel avenir pour SafeYOU ?
Les inégalités de genre sont plus présentes en Arménie que dans d’autres pays, mais ça reste une problématique mondiale qui prend différentes formes selon les cultures. Je souhaitais inventer quelque chose qui aide les femmes où qu’elles soient, pas uniquement les Arméniennes. On espère voir l’application utilisée partout dans le monde d’ici 10 ans. Parmi les pays qu’on cible en priorité, il y a la France. Même si dans certains pays développés comme la France, les normes légales sont en avance par rapport à l’Arménie, il reste toujours un gros travail à faire sur les normes sociales et je suis fière que mon pays puisse intervenir sur une problématique d’envergure mondiale.