En janvier de cette année, l'homme d'affaires milliardaire et ancien député Gagik Tsarukyan annonçait son intention d'offrir à l'Arménie la plus grande statue du Christ Sauveur jamais construite dans le monde : 33 mètres de hauteur posée sur un piédestal de 77 mètres… Encore plus haute que la statue de la Liberté de New-York et plus du double de celle du Christ Rédempteur de Rio de Janeiro !
Par Olivier Merlet
La polémique n'a pas trainé, accompagnée de force moquerie, le vœu pieux mais surprenant de l'oligarque politicien dénotant singulièrement dans une Arménie on ne peut plus attachée au culte original de son église apostolique, officiellement inscrit dans la Constitution. Qu'à cela ne tienne : faisant valoir l'intérêt touristique majeur, mais très hypothétique de son projet, le milliardaire a lancé les appels d'offre et s'est approprié quelques 146 hectares de terrains entourant le sommet du mont Hatis.
Le site où est situé le mont Hatis est remarquable: c'est un point de vue naturel surplombant de ses 2 528 mètres la route nationale M4 à une trentaine de kilomètres au nord-est d'Erevan dans la province de Kotaîk. Il est visible de tous les touristes se rendant en villégiature au lac Sevan.
Les acquisitions foncières ont défié toutes les lois du marché, les autorités de la province de Kotayk annonçant des transactions à 395 000 drams l'hectare, « leur valeur cadastrale » précisent-elles. De même, les autorités nationales semblaient envisager le projet d'un œil plutôt conciliant, le Premier ministre Nikol Pashinyan annonçant même lors d'une réunion de son cabinet, le 7 juillet dernier, que « les documents pertinents ont été soumis et les organes gouvernementaux les examineront. Notre premier avis est positif, car nous pensons que cela augmentera considérablement l'intérêt des touristes ».
Feu vert pour le projet : samedi 9 juillet, Gagik Tsarukyan convoque la presse pour la pose de la première pierre de son projet au sommet du mont Hatis, ou du moins ce qu'il en reste, la montagne a déjà été largement arasée en vue des futurs travaux.
Mais entretemps, la polémique qui couvait a soudain pris de l'ampleur. Une pétition est mise en ligne le 9 juillet sur les réseaux sociaux qui s'enflamment. Dans le même temps, l'association des guides touristiques professionnels d'Arménie publie sur sa page Facebook une lettre ouverte au gouvernement exigeant « l'arrêt de la mise en œuvre de ce projet antinational, anti-culturel, antinaturel et antiesthétique ». Des personnalités prennent le relais, s'inquiétant des dégâts irrémédiables sur le patrimoine environnemental arménien qu'occasionnerait une telle entreprise. Ils signalent en outre la présence sur site de vestiges archéologiques de grande valeur. En 2019, des fouilles ont en effet permis de mettre en évidence les fondations du mur d'enceinte d'une forteresse et d'un mausolée de l'âge du bronze ancien, unique en Arménie, ainsi que d'autres témoignages historiques d'époques diverses. Hamlet Petrosyan, ethno-archéologue à l'académie des Sciences d'Arménie, déclare son hostilité au projet dans une interview à Medialab, tant du point de vue scientifique que religieux et culturel, la représentation géante du Christ en croix allant à l'encontre de la tradition cultuelle apostolique arménienne.
Face à ce tollé, le ministère de l'Éducation fait finalement savoir le 11 juillet qu'il ordonne la suspension immédiate des travaux en cours, dans l'attente d'une documentation de la part de la Fondation Tsarukyan et des conclusions d'une commission d'enquête qu'elle dépêchera sur les lieux très prochainement. « Compte tenu des préoccupations exprimées par la communauté professionnelle et diverses sections du public, la construction de la statue par la fondation est suspendue pour le moment, ils ne commenceront qu'après avoir reçu les conclusions professionnelles et expérimentales appropriées et les permis de commencer les travaux de construction auprès des instances compétentes. »
Le 12 juillet, la Fondation Tsarukyan déclarait se ranger derrière les décisions du gouvernement et ne vouloir poursuivre « la construction de la statue monumentale de Jésus-Christ qu'après les conclusions positives des autorités compétentes ».