Ruben Aramitch Sahakyan, 74 ans, est décédé le 17 octobre 2021. Il était mon ami et mon binôme de travail sur les chemins de la justice et de l’État de droit. Nous étions mus par le même patriotisme, le même objectif de défendre les droits et libertés en créant des contre-pouvoirs au sein des institutions et de la société civile arméniennes. Principes et valeurs qui sont encore aujourd’hui menacés.
Par Philippe Raffi KALFAYAN. Paris, le 13 décembre 2021
Il était méconnu en diaspora, sauf des milieux juridiques. D’autres milieux n’ont retenu que ce qu’ils avaient envie de retenir ; une de ses dernières missions, celle de membre de l’équipe de Conseil de Kotcharyan dans les récentes affaires qui ont défrayé la chronique politique. Une mention bien réductrice quand on l’on connaît son parcours et ses idées. Il n’était pas intéressé par la politique politicienne. Il a mis sa compétence au service des trois premières présidences. Il avait en effet rejoint le pôle juridique de l’ANM, le Mouvement National Arménien dès 1988. Il a pris ses distances après la répression politique du début des années 1990. En pointe sur plusieurs dossiers hautement politiques, il fut agressé physiquement dans son propre bureau par les sbires de Vano Siradeghian. Il en avait gardé une rancune tenace vis-à-vis du premier Président.
Au-delà de l’homme et de son parcours, cet hommage a pour objectif de tirer quelques enseignements du binôme que nous formions. Cela a été une grande expérience humaine profitable à l’Arménie.
De nombreux « experts » tentent d’élaborer des modèles de coopération Arménie-Diaspora, alors que les ingrédients les plus simples de la formulation sont ignorés, à savoir que cette coopération repose avant tout sur les relations humaines et le partage de valeurs et principes. Les gens de terrain qui ont connu des expériences similaires sauront se reconnaître dans cette description.
Le langage de la vérité et du courage
Ruben Sahakyan, né en 1947 (d’ascendants originaires de Van), a fait des études de droit à l’École de droit de Volgograd en Russie, dont il ressortit avec un diplôme spécialisé en droit pénal. Il démarra sa carrière comme inspecteur de police judiciaire, puis comme commissaire de police judiciaire au sein du Ministère de l’Intérieur de l’Arménie soviétique. De ce passé, il en parlait avec enthousiasme, car il avait vécu des moments passionnants sur un plan professionnel mais aussi humain. Par respect pour les principes de notre relation, il m’a confessé qu’il lui était arrivé au cours de cette période soviétique de faire des choses dont il avait honte aujourd’hui. Je ne l’ai pas questionné. Sa conscience avait parlé.
En 1985, il rejoint le collège des avocats de la République d’Arménie soviétique. Une profession et une organisation qui ne ressemblaient en rien à ce qu’elle est devenue. Immédiatement après les pogroms de Sumgaït en février 1988, il devient le représentant des familles de victimes arméniennes. Il se rend à Sumgaït puis à Bakou pour défendre les parties civiles. Il organise la défense de leurs intérêts et reste seul 5 mois en Azerbaïdjan. Ruben Sahakyan était courageux physiquement ; Il l’était aussi intellectuellement : ses talents d'orateur et sa détermination renforçaient ce courage.
Le souci de la transmission aux nouvelles générations
Sa compétence d’avocat pénaliste et de criminologue était unanimement reconnue par tous les acteurs de la justice. Lors des rencontres avec les juges, procureurs, et policiers, dont j’ai été un témoin direct, le respect et la déférence vis-à-vis de Ruben Sahakyan étaient perceptibles.
Il reconnaissait humblement qu’il ne fallait pas lui demander de conseils dans d’autres disciplines, par exemple en droit civil. Il renvoyait très honnêtement vers d’autres juristes. Il ne recherchait pas la concentration des pouvoirs, mais plutôt leur délégation.
Il a toujours été soucieux de la transmission de sa compétence mais aussi des fonctions qu’il occupait. En 1997, avant même notre projet d’école, il formait bénévolement quinze jeunes juristes à la pratique du métier d’avocat pénaliste en marge de ses activités professionnelles. Ces personnes sont devenues, pour certains, d’éminents avocats pénalistes. Ces derniers venaient encore récemment le consulter à son domicile quand ils rencontraient des difficultés sur des dossiers. Ils sont aujourd’hui orphelins de leur maître.
Nous avons réalisé ensemble les réformes de la profession d’avocat, notamment la refonte des lois réglementant son fonctionnement et sa déontologie en conformité avec les normes européennes, consolidé la réunification dans une Chambre ordinale unique, établi l’école de formation des avocats qui nous était si chère entre 2005 et 2013. Une fois ces projets achevés, Ruben Sahakyan négocia auprès des autorités la concession d’un nouvel immeuble plus grand et plus fonctionnel et prépara la transmission de son bâtonnat en novembre 2013.
Servir les intérêts nationaux et des principes
Ruben Sahakyan avait une conscience nationale exemplaire dépourvue d’intérêt personnel et de cupidité.
Notre première rencontre se fit sur les bancs de la cour d’assises d’Erevan en juillet 1995, où j’observais pour le compte de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH) les procès politiques. Ruben Sahakyan dirigeait le pool d’avocats des personnes incriminées. Lors des premières missions, je fus accompagné de Me Michel Zavrian (l’un des rares avocats courageux qui avaient défendu les militants du FLN dans la France des années 1960 sous les menaces de l’OAS) puis ensuite de Me Michel Tubiana (un autre ami et camarade militant que je viens de perdre au début d’octobre 2021. Il était un soutien discret et efficace de la cause de la justice pour les Arméniens et de manière encore plus courageuse de la défense des droits du peuple palestinien. Il avait 67 ans).Les deux reconnurent en Ruben Sahakyan le professionnel, mais aussi et surtout l’épaisseur humaine de la personne.
Ruben Sahakyan et moi sommes restés liés à jamais. Il m’a logé chez lui entre 1995 et 2013. Il m’arrivait de sonner à sa porte en pleine nuit (planning des vols) et il venait m’ouvrir chaleureusement et avec bonheur la porte. C’était un homme d’une grande générosité. Il était le soutien de sa famille, de ses proches, de ses amis et de ses voisins. Il ne ménageait pas sa peine et était dépourvu de cupidité.
La complémentarité et le partage de pouvoir sont les clefs d’une relation Arménie-Diaspora effective et efficace. Ils ne se décrètent pas, ils sont le résultat d’un processus d’apprentissage mutuel
Servir l’intérêt national est le défi le plus important auquel la nation arménienne est confrontée actuellement. La situation est encore plus critique aujourd’hui. Dans la période de défaitisme et de démoralisation extrême que nous connaissons, nous assistons en effet à un « sauve qui peut » général où chaque citoyen d’Arménie essaye de prévoir son avenir individuel plutôt que l’avenir de son pays. En diaspora, la situation n’est pas meilleure. Les organisations arméniennes, de plus en plus atomisées, sont plus préoccupées de la continuité de leurs activités et de leur existence, de leurs querelles communautaires plutôt que des priorités nationales. Nous n’aurons jamais lu et entendu autant « d’experts » en diaspora. Que valent toutes ces analyses ou études si elles ne sont pas précédées d’une meilleure connaissance mutuelle entre Arméniens d’Arménie et de Diaspora, aux fins de produire une réflexion commune et une concertation sur les grands enjeux?
Mon intégration à la famille de Ruben Sahakyan, puis mon introduction auprès de tous ses cercles amicaux et professionnels, a été essentielle tant pour mon engagement pro bono que pour ma compréhension des problèmes et des enjeux de l’Arménie. J’ai pu observer les mécanismes et codes de cette société arménienne, beaucoup plus secrète qu’on ne l’imagine en diaspora. J’ai appris sans juger, juste pour comprendre avant d’agir. Réciproquement, Ruben Sahakyan a profité de mon éducation occidentale, de mes méthodes de travail et de mes cercles relationnels en diaspora pour observer et apprendre. C’était la grande force de notre binôme. Lorsque nous nous trouvions en situation de négociation, en Arménie auprès des autorités ou institutions partenaires, à l’étranger auprès des barreaux ou institutions partenaires, nous nous complétions l’un et l’autre de manière exceptionnelle face à nos interlocuteurs. Nous avions acquis un niveau de compréhension mutuelle et de collusion hors du commun : un simple regard suffisait. Ceci ne peut s’acquérir qu’avec le temps.
À compter de 2005, date de mise en place de l’actuelle Chambre unifiée des avocats, et de l’élection de Ruben Sahakyan comme premier Président, nous sommes passés à la vitesse supérieure dans la réalisation de nos projets. En ma qualité de conseiller spécial, j’étais délégué au développement et aux relations internationales du barreau arménien, et en charge de l’élaboration et de la soumission du projet d’école de formation pratique au métier d’avocat, un projet institutionnel, qui faisait appel aux aides de l’Union Européenne.
Le projet fut aussitôt accepté par la Commission européenne début 2006. Notre collusion a été mise à l’épreuve en 2007. Ayant eu connaissance par Ruben Sahakyan de la circulation entre les mains d’une société de conseil opaque off-shore du cahier des charges du projet avant même le lancement de l’appel d’offres, je saisis l’Office de Lutte Anti-Fraude de la Commission européenne (OLAF), laquelle gèlera le projet le temps de l’enquête pendant un an. Ruben Sahakyan, influencé par quelques personnes malveillantes en Arménie comme en France, commença à douter du bienfait de mon initiative. Cela ne durera pas et Ruben Sahakyan me sera éternellement reconnaissant quand il comprit que mon initiative avait sauvé le projet (le projet sera mis en œuvre et mené à son terme sous la maîtrise d’œuvre du Conseil de l’Europe entre 2009 et 2012). Ce projet attisait les convoitises et les jalousies, en raison de sa taille budgétaire (2,5 millions €) et de son impact. Un schéma traditionnel de corruption (ministère de tutelle, société de conseil off-shore, et cadre corrompu à la délégation de la Commission européenne) s’était mis en place. Nous avons déjoué avec succès ce schéma.
La liste de nos actions et réalisations serait longue à énumérer. Ce qu’il est important de retenir, c’est que Ruben Sahakyan a su dépasser tous les obstacles et avatars traditionnels de la relation Arménie-Diaspora. Il a compris ce que le partage de responsabilités et la complémentarité de compétences pouvaient offrir à l’Arménie, sous réserve de servir des intérêts nationaux et des principes bien compris.
Avec sa disparition, je perds non seulement un frère, mais aussi celui qui m’a fait aimer l’Arménie et m’a donné l’envie de la servir. À l’heure des interrogations multiples dans la société arménienne sur l’avenir de l’Arménie et sur les relations Arménie-Diaspora, j’espère que l’exemple de Ruben Sahakyan sera source de réflexion, d’inspiration et d’espoir.
Repose en paix Ruben ! Sois assuré que nous poursuivrons ton œuvre.