Burçin Gerçek et les Justes Turcs, «un trop long silence»

Opinions
05.07.2023

Le 29 juin dernier, l’Ambassade de France et l’Institut français en Arménie ont organisé une projection-débat sur un thème presque absent du discours public arménien : celui des Justes Turcs.

 

Le documentaire présenté - "Les Justes Turcs : un trop long silence" - a été suivi d’un débat auquel participaient ses deux réalisateurs, Laurence d’Hondt et Romain Fleury, ainsi qu'une jeune politologue d’Arménie, Greta Avetissian, et Burçin Gerçek, journaliste turque. Le débat était animé par Zara Nazarian, directrice de la publication du Courrier d’Erevan, partenaire médiatique de l’événement.

Dans l'entretien que Burçin Gerçek nous a ensuite accordé, la journaliste est revenu plus en détail sur ses recherches et sa présence à Erevan.

 

Le Courrier d’Erevan : Vous travaillez au bureau de l’AFP d’Ankara, mais vous êtes aussi doctorante en histoire auprès de Taner Akçam à l’université Clark aux États-Unis. Cela veut dire que vous connaissez sur l’histoire de l’Arménie, notamment du génocide arménien, beaucoup plus que certains Arméniens eux-mêmes…

Burçin Gerçek : J’essaie de concilier ma profession de journaliste et ma recherche sur le génocide des Arméniens. C’est un sujet que j'étudie depuis un moment déjà sous différentes formes. J’ai travaillé sur plusieurs documentaires, j’ai écrit des articles et j’ai écrit un livre sur les Justes musulmans (Turcs, Kurdes, Circassiens, etc.).

 

Il est publié uniquement en turc ?

Il est publié en turc, aux éditions İletişim. C’est l'une des grandes maisons d’édition en Turquie.  

 

C’est pour la première fois que vous découvrez l’Arménie après l’avoir étudiée, l’avoir connue d’un point de vue scientifique et journalistique. Comment trouvez-vous notre pays ?

Je suis tellement heureuse d’être ici ! C’était un rêve pour moi de venir en Arménie, depuis très longtemps, mais je ne voulais pas venir en vacances, j'attendais une occasion en lien avec ma recherche et mon travail. Elle s’est finalement présentée par le biais de cette invitation que m'a adressée l’Institut français d’Arménie pour venir participer à la projection-débat sur les Justes Turcs.

 

Quel est, à votre avis, l’intérêt de creuser  cette question qui va à l’encontre de l'opinion  mainstream affirmant que la Turquie a commis un crime qu’elle n’a toujours pas reconnu, ce qui est parfaitement vrai. Est-ce quand-même important d’essayer de prouver qu’il y avait des "Justes Turcs", des "bons" Turcs, qui sauvaient des Arméniens ? Est-ce que ça peut surtout changer quelque chose dans cette relation douloureuse entre nos deux peuples qui dure déjà plus de cent ans ?

Quand j’ai commencé à travailler sur ce sujet, mon objectif était justement de raconter le génocide à la société turque mais d’une autre manière. Parce que quand on évoque l’histoire des Justes, on ne peut pas la raconter sans raconter l’histoire du génocide. Sinon, pourquoi les Justes auraient dû prendre ces décisions, à quoi ont-ils résisté ? Ils ont résisté aux ordres de déportation, de massacre, ils ont tenté de résister au génocide, de fournir à la société turque une posture positive pour affronter l'histoire

 

C’est donc une façon indirecte de prouver l’existence du génocide…

Exactement. Mon objectif était de trouver un moyen de fournir à la société turque une posture positive pour affronter l'histoire . Je me disais que de cette façon, elle accepterait peut être plus facilement de faire face au génocide. Parce que quand on entend parler du génocide arménien, souvent, la première réaction en Turquie c’est : « Ah, mes grands-parents n’étaient pas les nazis ». Je crois donc qu'on peut dire que même à cette époque-là, il y avait des gens qui ont pris tous les risques pour s’opposer au génocide. Pourquoi, dans ces conditions, s’identifie-t-on aux bourreaux plutôt qu'avec les gens qui ont dit « Non ! ». C’était cela mon objectif.

 

Voir un modèle positif malgré le côté dramatique ?

Oui, travailler sur les Justes est important de ce point de vue-là. Ça ouvre aussi d’autres perspectives parce qu’en fait, ça parle à nous-mêmes aujourd’hui. Il y a tellement de sociétés au régime non-démocratique, il y a des régimes répressifs, des dictatures partout dans le monde. Il est important de comprendre comment, dans les conditions si difficiles, les gens arrivent à dire non, à s’opposer à des ordres inhumains. Je pense qu’il est essentiel de comprendre ce mécanisme afin d'éviter que l’histoire se répète.

 

Pendant le débat, vous avez parlé de la « perestroïka à la turque » que l’on appelle "l’Ouverture", entre 2015 et 2020, époque où l'on avait même commémoré le génocide sur la place Taksim. Une heureuse période qui laissait croire à la possibilité d’une ouverture plus large mais qui s’est terminée avec le Covid. À votre avis, quel est l’état des choses en Turquie aujourd'hui ? Percevez-vous des signaux positifs ?

Elle ne s'est pas terminée qu'avec le Covid mais également avec le durcissement du pouvoir. Comme vous l'avez mentionné, ça a commencé par des réformes démocratiques au début des années 2000, et ça a perduré à peu près jusqu’à la tentative de coup d’état en 2016. Cette période de démocratisation en Turquie qui a permis à la société turque de parler de sujets considérés comme tabous dont le génocide arménien fait partie. Mais ce n’était pas le seul sujet évoqué à cette époque : il y avait aussi plusieurs publications sur les questions kurdes et sur d’autres sujets difficiles pour la société turque. Et donc, on a vu des expositions, des publications, des chercheurs qui travaillaient sur le génocide arménien, des gens qui reconnaissent le génocide arménien, des appels au pardon, et comme vous venez d’évoquer, la commémoration du génocide arménien sur une place publique à Istanbul, sur la célèbre place Taksim.

Mais tout cela a pris fin avec le durcissement du pouvoir en Turquie car le gouvernement a complètement changé de direction depuis la tentative du coup d’état. Les opposants ont été réprimés, plusieurs universitaires ont été renvoyés de leur poste et ils ont dû quitter la Turquie. Du coup, aujourd’hui, les commémorations du génocide arménien en place publique ne sont plus autorisées. Il n’est plus possible de commémorer le génocide sur la place Taksim, les seules autorisées ont lieu dans des salles fermées. Et comme les libertés sont restreintes en Turquie, beaucoup de gens sont inquiets et craignent d’être poursuivi voire jetés en prison si jamais ils s’expriment ouvertement sur un sujet sensible. Cette fenêtre-là s’est donc refermée. Est-ce qu’à l'avenir on pourrait de nouveau assister à une ouverture ? Je pense que oui parce que malgré la répression qui a suivi, il s'est opéré un changement irréversible dans la société turque. Je pense surtout aux jeunes générations. Pour l’instant les jeunes se taisent, ils attendent leur heure parce que le climat n’est pas favorable en ce moment. Mais je pense que la volonté irréversible de vouloir briser le tabou sur le génocide arménien va se manifester de nouveau à partir du moment où un système beaucoup plus démocratique verra le jour en Turquie.

 

De notre point de vue, arménien, on parle de ce qui nous intéresse, ce qui nous touche, ce qui nous fait mal, c’est justement le problème du génocide arménien et de la négation qui l’a suivi. Mais y a-t-il d’autres sujets tabous en Turquie ?

Oui, bien sûr. Une écrivaine chypriote-turque que j’aime beaucoup mentionner à ce sujet-là, Sevgul Uludag, dit qu’il y a « des montagnes de mensonges en Turquie ». En fait, tout le système en Turquie se base sur des montagnes de mensonges. Et il y a trois contreforts à ces montagnes de mensonges : le génocide arménien, la question kurde et la question chypriote. Ce sont les sujets qu’on considère les plus sensibles, comme faisant partie de la sécurité nationale, il vaut mieux ne pas critiquer l’état turc à leur sujet, ni le discours officiel. Celui-ci soulève pourtant d’autres questions très préoccupantes, le fait par exemple, sans cesse répété que la Turquie ne fait qu'un avec l'Azerbaïdjan, que l'on est un seul peuple. Et personne ne remet en question ce discours officiel qui fait partie maintenant des nouveaux sujets sensibles. Oui, la Turquie invente de nouveaux tabous.

 

Et comment la société turque « digère-t-elle » ce nouveau discours et cette nouvelle proximité, voire complicité, entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, clairement et ouvertement dirigée contre l’Arménie, qui plus est ? On est directement passé à un appel à un nouveau génocide…

Malheureusement la société turque est plus qu’indulgente en même temps que majoritairement nationaliste, bien avant ce nouvel épisode. Ce regain du nationalisme est patent aujourd’hui : il y a des parcs Heydar Aliyev partout à Istanbul et dans d’autres ville. Avec le photographe Antoine Agoujian, nous nous sommes rendus au monument Talaat Pacha ; j’y ai vu flotté le drapeau azéri, il n’était pas là auparavant. Un deuxième mémorial a été aménagé dans ce même lieu qui fait aujourd'hui l’éloge de l’Azerbaïdjan. Comment la société turque réagit-elle à cela ? Malheureusement, elle l’accepte parce que le nationalisme n’est jamais questionné en Turquie. Même l’opposition joue ce jeu-là : son candidat aux élections présidentielles a pris un virage totalement nationaliste au deuxième tour en espérant battre Erdoğan. Cela n’a pas marché mais montre à quel point le nationalisme joue toujours un rôle clé dans la société turque.

 

Dans ce contexte pessimiste, quelle est votre propre position ?

Malgré ce tableau obscur, je ne suis pas complètement pessimiste. Parce que je sais que ces régimes répressifs ne peuvent continuer éternellement. Je suis optimiste également concernant les nouvelles générations. Pour l’instant, je ne vois pas ce qui pourrait permettre de débloquer la situation mais je suis sûre que dans quelques années, on débattra de nouvelles possibilités. Je pense que l’ouverture des frontières pourrait aussi y contribuer, au moins au niveau de la société. Si les deux peuples pouvaient se rencontrer…

 

Un grand « mais » demeure toutefois à cette ouverture de la frontière. Juste avant les élections de mai, la Turquie a exigé la démolition du monument Nemesis récemment érigé à Erevan. Elle la pose en tant que condition préalable …

On n'en parle pas du tout en Turquie, ça ne fait pas partie de l’actualité là-bas. Le discours officiel, et Erdoğan l’a plusieurs fois répété, c’est de tenir la question du Haut-Karabakh comme un problème, notre problème. Et comme dans leur conception la question du Karabakh est réglée… Il faudra donc suivre l’actualité de près.