Après la guerre en Artsakh, le danger plane sur l’Arménie

Opinions
09.01.2021

Le 10 novembre 2020, le peuple arménien se réveillait avec une nouvelle réalité, après avoir vécu un événement parmi les plus douloureux dans l'histoire, le siècle dernier: une tragique capitulation à la suite de quarante-quatre jours de guerre en Artsakh. Une guerre meurtrière initiée par l’Azerbaïdjan qui, du côté arménien, a coûté la vie à plus de trois mille personnes (cinq mille selon les données indépendantes), a fait quinze mille blessés et mutilés, près de deux cents prisonniers et un millier de disparus, sans parler de destructions massives et de dizaines de milliers de réfugiés. Une véritable catastrophe nationale…

Par Zara Nazarian (pour Les Nouvelles d'Arménie Magazine)

Une guerre de communication?

Le bilan de la guerre devient encore plusdramatique quand on pense à ses conséquences: la perte de 70 % du territoire d’Artsakh, y compris sa capitale culturelle Chouchi, d’innombrables monumentset ég lises qui seront saccagés ou détruits – la longue expérience historique en témoigne, – des routes le reliant à la mère Arménie anéanties, à l’exception d’un passage étroit gardé par les forces d’interposition russes… Enfin, un point pour le moins étonnant intégré dans la déclaration de capitulation: une future route reliant l’Azerbaïdjan au Nakhitchevan passant par… l’Arménie, en la coupant ainsi en deux et potentiellement, de sa frontière iranienne.

La liste de pertes arméniennes à la suite de cette guerre d’Artsakh, troisième depuis 1992, est longue, douloureuse et souvent inexplicable quand on essaie d’analyser les causes profondes d’une telle déroute. Des manquements graves internes liés notamment aux achats d’armements dépassés par rapport à ceux de l’ennemi, des failles d’entraînement et d’approvisionnement de l’armée d’Artsakh (pour rappel: l’armée régulière de la République d’Arménie n’a pas participé aux combats, afin de ne pas créer de casus belli impliquant directement Erevan), des ordres souvent contradictoires et/ou erronés et aussi, last but not least, une communication officielle opaque, voire mensongère, durant toute la durée de combats. Tous ces points ne sont qu’une infime partie d’un long inventaire des raisons qui ont conditionné cette défaite.

Ce dernier point, à savoir la communication officielle, mérite qu’on s’y attarde. En fait, la peur de dire la vérité sur la véritable situation et de susciter ainsi le mécontentement, voire la révolte de la population, tout entière mobilisée dans l’effort de guerre, a accompagné cette campagne militaire du début jusqu’à son dernier jour, avec, comme point d’orgue, la prise, ou plutôt l’abandon de Chouchi, suivi de la déclaration tripartite arméno-russo-azerbaïdjanaise dans la nuit du 10 novembre. Une nouvelle tombée soudain, sur un fond de discours officiel préalable encourageant et inspirant.

Pourtant, on sait maintenant que dès le quatrième jour de guerre, le Chef d’État- major Onik Gasparian avait présenté un rapport plus que précis indiquant que l’armée arménienne était en train de subir des pertes insurmontables qui rendaient toute prolongation de la guerre impossible, et appelait à un arrêt immédiat unilatéral des hostilités. L’alternative, selon lui, était d’engager des actions proactives graves, comme des attaques contre le réservoir d'eau de Minguechaur ou bien, contre les gazo- et oléoducs passant par le territoire azerbaïdjanais qui étaient accessibles à l’artillerie arménienne et qui auraient pu renverser le cours des événements, avec tous les risques qu’ils comportaient.

Ce rapport n’a pas été pris au sérieux, et l’armée arménienne a poursuivi les combats, en continuant ainsi à subir des pertes humaines quotidiennes importantes. Pendant ce temps-là, le chargé de mission du Ministère arménien de la
défense, Artsroun Hovhannissian, continuait à tenir des points de presse quotidiens où il faisait état des « reculs insignifiants et des avancées importantes » de l’armée arménienne. Ces points de presse diffusés en direct étaient suivis par la quasi-totalité de la population, des plus petits aux plus grands, en renforçant la certitude dans une victoire imminente – Հ Ա ՂԹԵ Լ Ո Ւ Ե ՆՔ – ON GAGNERA! - et en coupant ainsi le lien avec la réalité.

Cette campagne d’information grotesque pourrait servir, dans l’avenir, de cas d’école sur le rôle de la communication dans la tournure que prennent les événements historiques. Pourquoi ? Parce que si l’opinion publique arménienne avait été mise au courant de la réalité de la situation sur le front, elle aurait exigé l’arrêt immédiat des hostilités au profit de concessions, même douloureuses, ce qui aurait épargné les pertes humaines et territoriales graves qui ont eu lieu in fine.

De la même façon, le discours officiel arménien affirmant, depuis le cessez-le-feu du mai 1994, que « les terres conquises par le sang ne peuvent être rendues » a écarté l’opinion publique d'éventuelles restitutions des régions prises à l'époque comme « monnaie d’échange » dans les négociations sur le statut de l’Artsakh.

Des forces inégales
Tous les points cités ci-dessus sont importants, mais ils ne peuvent en aucun cas remettre au second plan le fait que l’armée d’autodéfense d’Artsakh, ne comptant que 25 000 personnes auxquelles il faut ajouter des volontaires et des réservistes arrivés d’Arménie, se battait héroïquement contre une armée composée des troupes azerbaïdjanaises et turques renforcées par des mercenaires djihadistes. Un combat inégal où le rapport de force allait de un contre trois, voire contre seize lors de certaines batailles. Et ceci sans prendre en compte l’utilisation des armes les plus sophistiquées telles que les drones dernière génération fabriqués en Israël ou en Turquie. 

L’armée turco azérie n’a pas hésité non plus à utiliser des armes interdites, comme les bombes à sous-munitions et à phosphore lâchées contre des populations civiles… Ce dernier point mériterait une enquête internationale spéciale, car
il s’agit ici des armes et des soldats de l’OTAN qui étaient engagés dans la guerre contre l’Artsakh et sa population civile. Mais le point le plus important, c’est l’héroïsme des soldats, pour la plupart des jeunes appelés de 18-20 ans qui ont par moment constitué, sur différentes lignes de défense arménienne, jusqu’à 80 % des effectifs.

C’est grâce à leur attitude héroïque hors pair qu’une guerre pensée et planifiée comme un « Blitzkrieg » - une guerre éclaire censée se terminer en quelques jours - a duré un mois et demi, en faisant ainsi voler en éclats la théorie de la science militaire, confrontée à la capacité d’endurance et d’abnégation des soldats arméniens défendant leur Patrie. Ces soldats, ils l’ont gagné, cette guerre. On ne s’inclinera jamais assez devant leur mémoire.

 

La France comme espoir

Parmi tous les États plus ou moins en rapport avec l’Arménie durant la récente guerre d’Artsakh, la France a occupé une place bien particulière. Les attentes des Arméniens vis-à-vis de la France font penser à l’histoire du Musa Dagh, quand le pavillon du vice-amiral Dartige du Fournet avait sauvé d’une mort certaine plus de 4000 Arméniens. Il convient de le souligner : la France était bien le seul pays qui, au début de cette guerre, a essayé d’échapper à la formule à la limite du cynisme largement utilisée par la communauté internationale - celle d’expression de sa « vive préoccupation » vis-à-vis d’une guerre inégale et meurtrière, en nommant clairement, par la voix de son président, l’agresseur et l’agressé.

La France dont l’Arménie et les Arméniens, où qu’ils se trouvent dans le monde, attendaient un geste fort de reconnaissance de la République du Haut-Karabakh chaque jour de cette guerre et encore après. Ainsi, la moindre information
sur le vote en faveur de la reconnaissance d’Artsakh, qu’il s’agisse d’un conseil municipal ou du Sénat, était accueillie avec des applaudissements. Mais il a fallu très vite mettre de l’eau dans son vin face à une position de neutralité accentuée à plusieurs reprises par le Quai d’Orsay. 

La France a ainsi été sur les devants de la scène internationale à plusieurs reprises, notamment quand, soucieuse de sa neutralité, elle a envoyé de l’aide humanitaire et des médecins de manière égale à l’Arménie et à l’Azerbaïdjan (lire: à la victime et à son bourreau). Une erreur vite comprise et largement corrigée par d’importantes cargaisons de denrées humanitaires et d’équipement médical qui continuent d’arriver en Arménie accompagnées par des personnalités françaises de premier plan.

 

Le problème de statut toujours pas résolu

Depuis 1992, le Groupe de Minsk dont la France, avec la Russie et les Etats-Unis, ont été (et restent toujours) co-présidents, était la seule instance habilitée à résoudre ce conflit qu’on disait volontiers « territorial », afin d’éviter de révéler son côté civilisationnel et, à la longue, stratégique pour la région et bien au-delà.

Avec le temps, on en saura sans doute plus sur les dessous de cartes de ce grand « jeu » international appelé « les négociations autour du Haut-Karabakh » qui a duré près de 30 ans, toujours en demi-mots, sans dévoiler les détails des projets successifs de règlements proposés. Là aussi, on revient à la même problématique de communication. Si, durant toutes ces années, les propositions discutées dans le format du Groupe de Minsk avaient été plus largement présentées et commentées, en premier lieu à l’adresse du peuple arménien, on aurait pu éviter l’impasse dans laquelle se retrouvaient sans exceptions tous les dirigeants de la République d’Arménie, à savoir être accusé de traitrise en cédant les 5+2 régions disputés ou garder le statut-quo pour remettre la douloureuse solution à plus tard avec, comme finalité, préserver son propre pouvoir… L’opinion publique arménienne, si elle avait été consultée et préparée durant toutes ces années par une présentation claire et honnête des enjeux et des dangers du problème qui était suspendu sur l’Arménie et l’Artsakh tel une épée de Damoclès, aurait pu aider à éviter cette nouvelle guerre…  

Malgré cela, en une nuit seulement, toutes ces années de négociations et de discussions ont été balayées par un accord entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan imposé et surveillé par la Russie qui, avec un autre pays « poids lourd » de la région – la Turquie – ont scellé le sort de ces terres arméniennes millénaires et de leurs populations désemparées dans cette nouvelle donne.  Les deux autres pays co-présidents du Groupe de Minsk se sont retrouvés dans une situation où il fallait sauter dans un train en marche, en organisant des rencontres et des discussions post factum. Mais compte tenu de l’accueil qui était réservé par le président Aliev au Groups de Minsk lors de sa récente visite à Bakou, il n’y a plus beaucoup d’avenir à ce format de négociations.

Cependant, la question du statut, et avec lui, du destin du Haut-Karabagh, reste bien ouverte. Des scénarii évoqués à ce jour balancent entre deux possibilités :

1. Une entière absorbation de cette région par l’Azerbaïdjan (une perspective meurtrière pour la population civile comme pour l’héritage culturel de l’Artsakh, compte tenu de l’attitude génocidaire de l’Etat azerbaïdjanais) ;

2. Un rattachement progressif à la Russie, ce qui se présente, dans le contexte actuel, comme la version la plus probable (pour éviter de dire souhaitable).

L’Arménie n’a plus les moyens matériels, aussi dur que ce soit de l’avouer, de garder le contrôle sur cette partie, et Artsakh lui-même n’est qu’un bout de terre saignant, plus enclavé que jamais, supportant d’importants dégâts auxquels il n’est pas capable de faire face seul. Pour le moment, une administration locale reste en place, gardant toutes les attributions d’avant-guerre : un président, des ministres, des députés, mais cela relève plus d’une inertie que d’une perspective… Le président d’Artsakh Araïk Haroutunian en a déjà annoncé la couleur, en évoquant son prochain retrait de la fonction et de la politique en général. Des élections seront organisées dans les mois qui viennent, mais celles-ci risquent de ressembler tout au plus au modèle des entités fédérales russes, telle la Tchetchenie ou le Daghestan, où le président élu localement reste subordonné au pouvoir central.

Cependant, les portes ne sont pas fermées pour d’autres options d’organisation territoriale et du futur statut d’Artsakh, mais dans le contexte actuel, seul l’effort continu et bien organisé des Arméniens du monde entier, ajouté à cette force de vie incroyable qui est celle des Artsakhiotes, peuvent les ouvrir.

 

Le rôle grandissant de la diaspora

Aujourd’hui, plus que jamais, le rôle de la diaspora est important, voire décisif dans la construction du futur de la République d’Arménie et de l’Artsakh. Privés d’Etat durant des siècles, les Arméniens ont pris l’habitude de se passer de ce centre de gravité, en s’organisant autour de noyaux divers.

Longtemps attachés à la cause de la reconnaissance du génocide, les diasporas arméniennes dans le monde ont négligé l’importance d’une construction étatique valable. L’heure est venue aujourd’hui de changer cette perception disant que la Patrie, c’est le « erguir » qu’on a dû fuir lors du génocide et non pas ce bout de terre devenu l’Arménie soviétique, puis République d’Arménie.

L’élan patriotique grandiose de la diaspora arménienne durant cette guerre a été remarquable, tant au point de vue moral que financier. Pourtant, sans revenir sur le sort des sommes récoltées (pour rappel, 60 % des 170 millions de dollars USA réunies par le seul Fonds arménien ont été reversés au gouvernement de la République d’Arménie), il faut bien changer de modus operandi : on ne peut plus rester dans une relation donneur-récipient. La diaspora doit avoir un rôle précis et des droits bien clairs dans l’avenir de l’Arménie, y compris son organisation politique, faute de quoi cet avenir risque d’être compromis.

 

Un après-guerre mitigé

Tout compte fait, c’est la Russie et la Turquie qui sortent grandes gagnantes de cette guerre de 44 jours contre l’Artsakh, une guerre qui a permis à la Russie de réinstaurer sa présence militaire en Azerbaïdjan trente ans après avoir été poussée dehors, et à la Turquie de prendre le contrôle définitivement sur son « petit-frère » azéri en s’imposant comme une force grandissante dans la région, au grand dam de l’Iran. Mais est-ce que cela veut dire que la paix est revenue dans la région ?

Un mois après la capitulation de l’Arménie, lors du défilé militaire à Bakou, le président Aliev a déclaré que Zangezour, le lac Sevan et la capitale Erevan sont des terres historiques de l'Azerbaïdjan. Ces déclarations alarmantes ont été suivies des propos du président turc Recep Tayyip Erdoğan glorifiant Enver Pacha, l’un des organisateurs du génocide arménien de 1915. Ces discours ne sont rien d’autre que la continuation de la politique génocidaire de la Turquie en Arménie occidentale et celle e l’Azerbaïdjan en Artsakh, à travers le nettoyage ethnique et les méthodes terroristes utilisés pendant cette dernière guerre. Aucune déclaration politique, en Arménie ou ailleurs, n’a suivi ces propos…

A la mi-décembre, des travaux de démarcation ont démarré pour permettre la réalisation du couloir reliant l’Azerbaïdjan à son enclave Nakhitchevan et, plus loin, à la Turquie. Ce point de l’accord tripartite Arménie-Russie-Azerbaïdjan restera à jamais le moins compris et le plus alarmant, car sa réalisation met en cause l’intégrité territoriale de l’Arménie. Le danger plane désormais sur la région de Sunik, l’autre point stratégique, après l’Artsakh, pour la sécurité et la survie de l’Arménie.

Tout converge pour dire que cette guerre n’a fait que s’arrêter pour reprendre à tout moment, avec des enjeux et des acteurs encore plus importants. Serons –nous prêts ?