Elena Gabrielian : « RFI m’a fait rêver »

Société
23.10.2018

Par Tigrane Yegavian

A l’occasion du Sommet de la Francophonie à Erevan, pendant cinq jours, Radio France Internationale s’est mise à émettre en arménien. Un fait sans précédent dans l’histoire de l’audiovisuel public extérieur. Nous avons voulu savoir qui se cachait derrière cette voix qui nous parle dans cette langue, mais aussi en russe et en français.

Ce 10 octobre au soir l’air tiède de l’été indien adoucit la ville en mouvement. Nous sommes à Erevan et il fait déjà nuit. Dans le pavillon de l’OIF, au village de la Francophonie au cœur de la ville, règne une agitation sortant de l’ordinaire. Une jeune femme monte sur scène, regard étincelant, émotion palpable. A ses côtés, Cécile Mégié, directrice de RFI et Marc Saïkali, patron de France 24. Tous ensemble réunis pour fêter la Francophonie et une nouvelle aventure radiophonique qui relie la France à l’Arménie. Ce soir, Elena a de bonnes raisons d’être radieuse. Pour la première fois depuis l’ouverture de la fréquence de RFI à Erevan en 1995, en français et en russe sur 102.4 FM, la radio du monde s’est mise à émettre en arménien du 8 au 12 octobre.

Une enfance sur les décombres de l’URSS

Journaliste à la rédaction russe de RFI, Elena Gabrielian a un parcours transnational, comme une longue quête, simultanée et inassouvie, d’Arménie et de France. Un long cheminement qui l’a conduite de Kiev à Paris en passant par Clermont-Ferrand, Lyon et Strasbourg. Étudiante à l’école de journalisme de Kiev, la jeune femme a écouté RFI pour la première fois, sans comprendre un traître mot ! « J’ai écouté la première fois RFI pour apprendre, sans comprendre les mots. Je voulais me saisir de la musicalité de la langue » confie-t-elle. 

Yvan Amar et sa danse des mots, le journal en français facile… sa première école avant l’Alliance française. « Cela me faisait rêver, j’essayais d’imiter les mots, de répéter les phrases ». Aujourd’hui, sa maîtrise du français fait d’elle une Blanche Neige glissant sur les ondes, tant elle est tranquille et communique comme une force, comme si elle savait aussi que l’auditeur a besoin avant tout de cette intimité qui le relie à sa station de radio.

Retour à l’indépendance

Sa génération est celle qui a vu le jour au crépuscule de l’Union soviétique. Une génération qui a grandi avec les illusions folles de l’indépendance. A ses yeux, cette génération est celle de tous les possibles. Mais aussi celle qui porte la responsabilité de reconstruire ce qui a été détruit. 

Née à Erevan, d’un père ingénieur et d’une mère médecin, sa terre natale est ballotée entre ferveur patriotique et lutte pour la survie. L’Arménie du début des années 1990 plonge dans le chaos des années noires, l’électricité rationnée, la guerre dans le Haut-Karabagh, le froid, les pénuries, le manque de tout.  « Nos parents faisaient l’impossible pour que nous ne manquions de rien, ma grand-mère était debout dès 6h du matin pour aller faire la queue pour le pain. Je me souviens de ce stock d’armement qui avait explosé, à 2h du matin on s’était mis à la fenêtre en pyjama, c’était comme un feu d’artifice. Nous voyions cela comme un jeu alors que nos parents, fous inquiets, cherchaient à nous mettre à l’abri ».

Elena a aussi en mémoire les tickets de rationnement. Aller chercher du pain, cela avait « quelque chose de classe » pour cette fillette. La boulangerie délabrée, au comptoir chancelant et cette femme toute fardée qui sortait délicatement la précieuse manne, l’odeur du matnakach (une variété de pain arménien) tout chaud. Un luxe ! Elle insistait parfois pour aller elle-même chercher le pain, du haut de ses cinq ans. En ces années sombres plane un vent d’insouciance ; le moral est gonflé à bloc chez les Gabrielian, malgré le poids du quotidien.

« Notre père vivait une véritable renaissance nationale. Il jouait du piano et l’accordéon. Il nous faisait chanter des chants patriotiques, à ma sœur et à moi, à la lueur des bougies, car on n’avait que quatre heures d’électricité par jour, au mieux ; dans l’appartement il faisait moins 5 degrés, ma mère tissait des chaussettes de laine » dit-elle, nostalgique.  Et quand le courant revenait, les deux sœurs se chamaillaient à qui allait souffler les bougies la première.

Sur la route de Kiev

Mais le pays, à l’arrêt pour cause de soviétisme absent et d’avenir bouché, n’offre pratiquement pas de perspective de travail à ses parents sur-diplômés. Ils se contraignent à l’exil. Ce sera l’Ukraine, Kiev où réside déjà une importante diaspora arménienne. Si donc l’Ukraine est sa terre d’enfance, l’Arménie restera le pays des vacances. Elena ne rata pas un seul été sous le soleil des montagnes ; à l’exception de l’année où elle passe son BAC au prix de mille sacrifices. Engloutir des centaines d’œuvres littéraires ukrainiennes, prendre des leçons particulières, tout faire pour que sa note finale soit assez haute pour épargner à ses parents des frais d’inscription hors de prix à l’université.

La France comme boussole

Maîtrisant aussi bien le russe que l’ukrainien, elle décroche le précieux sésame et la voici étudiante à Kiev, en faculté de journalisme. Nous sommes en 2004, Elena est sur son nuage. Candeur d’un monde que l’on croit pouvoir changer. Elle vit les illusions de la jeunesse et dehors, la révolution orange bat son plein dans la rue. A 17 ans à peine, l’étudiante en première année avance son micro, à la rencontre de la secrétaire d’Etat américaine Condoleeza Rice, visitant son université. Quelque chose de presque banal dans sa tête. Mais elle sait déjà dans son for intérieur qu’elle quittera aussi l’Ukraine pour poursuivre ses études ailleurs, là où se trouve la réussite. Elena marche à tâtons, s’éprend d’art, d’architecture, dérive, se disperse. Puis au hasard d’une déception amoureuse, la langue française lui tombe dessus. La jeune femme s’est donné un pari : elle ira en France. Rien ou personne ne saura l’arrêter. Elle écoute le journal en français facile de RFI, fréquente l’Institut français à Kiev.  Boulimique de savoir, elle ne rate aucune manifestation culturelle. Encore par hasard, Elena se lie avec des envoyés spéciaux français en Ukraine, dont un reporter de la chaîne Arte qui l’encourage à venir en France.

En quête d’une école de journalisme

Son premier voyage, elle le fait avec les moyens du bord, dans le froid de novembre, à bord d’un autocar pour étudiants.  48 heures de trajet de Kiev à Paris en passant par la Pologne et l’Allemagne… pour débarquer place de l’Opéra. Le coup de foudre. Mais quand ses compagnons de voyage font les musées, la jeune femme a un emploi du temps minuté, elle frappe à la porte des principales écoles de journalisme de la capitale. Première rencontre avec Paris sous le signe de la grève. Qu’importe ! Elle marche à pied. Sans bourse, elle choisit au hasard sur la carte de France Clermont Ferrand. Une université où elle pourra élargir sa culture générale, mieux se préparer aux concours d’écoles de journalisme. Son année commence en octobre 2008, mais l’ambassade de France à Kiev tarde à lui remettre son visa étudiant.

Enfin, triomphant de l’hydre administrative, vient le grand départ. Lyrique, son père lui écrit un poème qui parle d’un oiseau quittant le nid familial pour voler de ses propres ailes. Plus réaliste, sa mère la serre dans ses bras et lui dit : « Si ça ne se passe pas bien, tu sais que tu pourras toujours revenir » Cette phrase entraîne sa décision de ne surtout pas regarder derrière elle. Les pas en arrière, c’est exclu. Elena s’interdit l’échec et débarque à Clermont et ses pierres de lave noire, sous la pluie. Son unique contact est une Ukrainienne qui lui a obtenu une attestation d’hébergement. « Quand j’ai ouvert la porte de ma chambre au CROUS, je me suis rappelé les paroles de ma mère. J’ai compris ce que le mot solitude signifie, l’inconnu ».  Le blues des étudiants étrangers. 

Ce sera une année de transition. Elena peaufine le droit administratif, le droit constitutionnel, sans comprendre grand-chose. « J’apprenais tout par cœur ! J’avais 4 heures pour rédiger une note de synthèse sur un texte de 120 pages, je ne suis pas prête d’oublier le sujet « divorce et consentement mutuel ». 

A moi la Chine !

Débrouillarde, elle postule pour un bénévolat au Festival du court métrage de Clermont où elle se lie avec des profils passionnants. Pendant un mois elle travaille comme stagiaire à France 3 Auvergne, son premier contact avec la France profonde. Elle prépare à nouveau les concours et décroche le CUEJ, Centre universitaire d'enseignement du journalisme, à Strasbourg. La chance lui sourit lorsqu’ayant postulé pour une bourse de mérite, alors qu’elle n’est qu’en première année de Master, on l’invite à passer un entretien à l’ambassade de France à Kiev. « J’ai pu financer toute ma première année à Strasbourg tout en collaborant pour des médias ukrainiens ».

Alors que ses condisciples sont orientés vers la presse régionale, elle obtient une dérogation pour faire un stage à RFI. Son école de journalisme l’envoie avec sa classe en Chine où elle réalise une enquête sur le trafic de jade entre la Chine et la Birmanie.

Diplômée, vient le temps des incertitudes. Après un passage à vide de six mois où elle rentre en Ukraine, Elena s’interroge à nouveau. Et maintenant ? Son logeur à Strasbourg, est un Tunisien affable qui la prend en affection et l’encourage à s’accrocher.

« -  Qui a les droits de retransmission des matchs de l’Euro ?

-         TF1 

-         Qu’attends-tu pour postuler à TF1 ? »

Après un bref passage chez TF1, elle reprend contact avec RFI où elle avait effectué son stage en 2010. On lui propose un contrat d’été. Elena s’installe à Paris où elle enchaîne les CDD avec la rédaction russe de RFI, ce qui ne l’empêche pas de collaborer avec la rédaction française et faire des reportages pour France 24.

RFI, sinon rien

Fidèle au poste, sa radio de cœur occupe une place à part. « Si RFI n’existait pas, je n’aurais pas fait de journalisme en France » reconnait celle qui, par son parcours, son identité professionnelle et personnelle, ne se sent elle-même que dans un environnement pluri-linguistique et multiculturel. Et puis, il y a ce désir d’impacter par ses récits. Elena se souvient de ce reportage réalisé en  Arménie, à Gümri, ville sinistrée par le tremblement de terre de 1988. Des familles s’étaient mobilisées pour venir en aide aux mal-logés. « RFI m’a fait rêver plusieurs fois. La première fois quand je l’écoutais sans rien comprendre, cette radio a réalisé mon rêve en faisant ce que je suis devenue professionnellement ».

 Et la seconde fois ?

« Lorsqu’en 2015 j’ai signé mon CDI, quelques mois plus tard, j’ai proposé à ma direction de couvrir la visite de François Hollande en Arménie et d’en profiter pour faire des reportages sur les Arméniens islamisés de Turquie, me rendre pour la première fois sur la terre de mes ancêtres à Van. Ils ont accepté et je l’ai pris comme un cadeau de bienvenue ». 

Ses récits ont été repris en Arménie, la jeune femme y vivra un temps fort, unique. Découvrir des cimetières cachés dans les montagnes, aller à la rencontre de ces Kurdes et ces Turcs au sang mêlé, qui s’adressent parfois secrètement à vous en arménien. Dernier rêve en date, ces émissions en langue arménienne produite en marge du sommet de l’OIF d’Erevan. Précisément ce lien indestructible, immatériel et pourtant richesse première, dans la lumière et dans le secret.

Langue française et ouverture sur le monde  

La Francophonie est une histoire de radio certes. Mais la musicalité de la langue française, elle la doit aux chansons d’Aznavour. Stéréotype qu’elle assume pleinement. « J’ai pris conscience de la Francophonie quand je me suis rendue au Rwanda pour le 20ème anniversaire du génocide. J’y ai vu une formidable ouverture sur le monde. La Francophonie n’est pas suffisamment mise en valeur à mon avis. C’est, avant toute chose, la diversité, le multilinguisme, et l’exception culturelle, le contraire du moule uniformisateur, ce qui fait que l’on se retrouve parfaitement sans perdre son identité. » affirme-t-elle, convaincue. Elle attend beaucoup de la Francophonie en Arménie. Elle plaide pour que ce pays puisse tirer le plus de profit possible sur le long terme, en marge du Sommet d’Erevan.

Faire en sorte que ce type d’événement ne se limite pas à de simples et éphémères festivités. Mais Elena ne cache pas sa frustration lorsque, tendant son micro pour interpeler les passants dans la rue sur la francophonie, elle se heurte à un blocage, tout au plus une indifférence polie. Aussi, espère-t-elle, avec ses programmes en arménien, qu’elle rendra accessible la qualité de l’information dont elle a bénéficié et qu’elle contribue maintenant à diffuser.

"La Francophonie n’est pas suffisamment mise en valeur à mon avis. C’est, avant toute chose, la diversité, le multilinguisme, et l’exception culturelle, le contraire du moule uniformisateur, ce qui fait que l’on se retrouve parfaitement sans perdre son identité"

La boucle est-elle bouclée ? Elena travaille en arménien sur les ondes. Une langue littéraire reconquise de haute lutte, car, à ses yeux, la langue de la famille n’a pas sa place à la radio.

Retour aux sources

Sans doute les auditeurs d’Erevan qui ont écouté Elena sur la fréquence 102.4 FM ignorent que cette voix a quitté l’Arménie à l’âge de cinq ans, apprenant à lire et à écrire sur le tard grâce à une grand-mère qui, en Ukraine, l’initiait à la bible. « Les efforts de ma grand-mère n’ont pas été vains. Aujourd’hui, c’est RFI qui me pousse à réapprendre ma langue maternelle ! ». Sourires.

Nous sommes en 2018, soit dix ans après son installation en France, car Elena a acquis la nationalité de son pays d’accueil. « L’identité c’est un socle, c’est à la fois une chose innée et ce que tu construis toi-même par ton vécu ». N’ayant eu à souffrir de la douleur du déracinement, elle a eu la chance de pouvoir rentrer régulièrement dans son pays natal et en est consciente. A ses yeux, le socle doit être solide, abouti sinon on s’y perd. Pas citoyenne du monde pour un sou, elle se dit aujourd’hui Française d’origine arménienne, consciente de ce que l’Ukraine a joué dans sa vie. « Quand j’étais en Ukraine, mes professeurs me qualifiaient d’origine arménienne comme Paradjanov, aujourd’hui je le suis comme Aznavour ».