Quatrième reportage de notre dossier sur Gumri 30 ans après le séisme nous parle d’une famille de réfugiés arméniens de Syrie installés dans la ville. Le destin de la famille de Suzanna, entre catastrophe naturelle et guerre, est particulièrement tragique. Cependant, celle-ci se relève fièrement de ses blessures.
Par Agnès Ohanian
Suzanna a 28 ans, elle est née à Gumri et elle a grandi à Alep. Elle est la sœur cadette d'une fratrie de trois enfants. Revenue vivre dans sa ville natale en 2012, elle est aujourd'hui diplômée de l'Académie des Beaux-Arts de Gumri.
L'histoire familiale de Suzanna est faite d'allers-retours entre la Syrie et l'Arménie. Du côté maternel, ses grands-parents étaient des « rapatriés » de Syrie en Arménie soviétique dans les années 1960 (durant la période soviétique, plusieurs rapatriements d'Arméniens de la diaspora vers l'Arménie soviétique ont été organisés, dont le plus important date de 1946-1947 avec l'arrivée d'une centaine de milliers de personnes). La mère de Suzanna est née à Gumri en 1964. Du côté paternel, l'installation est plus tardive : en 1987, son père quitte Alep pour s'installer à Gumri où il avait alors trouvé un travail.
Les parents de Suzanna se sont rencontrés à Gumri et se sont mariés en 1988. Le 7 décembre de cette même année, le tremblement de terre détruit la maison familiale. Ils s'installent alors temporairement dans le village Arteni (région de l'Aragatsotn) puis obtiennent un appartement dans le quartier Ani (connu sous le nom de quartier 58) de Gumri, construit au lendemain du séisme et destiné à reloger les sinistrés. À cette époque, l'Arménie traverse une période très rude, communément appelée « les années sombres et froides ». Le blocus imposé par la Turquie et l'Azerbaïdjan en réponse au conflit au Haut-Karabagh prive l'Arménie des ressources primaires – gaz, électricité, eau. Ces conditions sont particulièrement difficiles pour la région du Shirak, qui doit en plus se relever du séisme. Ainsi, comme beaucoup d'autres, la famille de Suzanna décide de quitter l'Arménie. Suzanna a trois ans lorsque la famille décide de retourner vivre à Alep.
La Syrie a été une importante terre de refuge pour les Arméniens rescapés du génocide de 1915, formant avec le Liban, l'une des plus importantes communautés diasporiques. La guerre a jeté sur les routes des milliers de Syriens et dessiné des trajectoires migratoires complexes. La famille de Suzanna s’installe dans le quartier Nor Gyugh d'Alep, et les enfants fréquentent l'école arménienne.
En 2010, au tout début des mouvements populaires, la situation est déjà tendue en Syrie. Pressentant la mauvaise tournure des événements, la famille prend la décision de quitter le pays et de retourner vivre en Arménie. Ils louent d'abord un appartement en périphérie d'Erevan, puis en 2012 ils retournent finalement à Gumri. Cette même année, Suzanna a 21 ans et entame des études de graphisme à l'Académie des Beaux-Arts de la ville. À la suite de ses études, elle donne des cours particuliers de dessin et de graphisme. Elle poursuit également des projets personnels, dont on peut avoir un aperçu ici : https://suzanghazar.portfoliobox.net/resume.
Pour Suzanna, Gumri est une source d'inspiration pour sa pratique artistique. Elle évoque l'aura particulière de cette ville, la présence d'un passé riche, la culture urbaine, l'architecture, et même le dialecte et la personnalité des Gumretsi. On pense alors aux nombreux artistes que la ville a vu naître, tels que l'acteur Mher Mkrtchyan, le cinéaste Artavazd Peleshyan, les poètes Avetik Isahakyan et Hovhannes Shiraz, le compositeur Armen Tigranyan, célèbre notamment pour l'opéra Anush, ou encore plus récemment le pianiste Tigran Hamasyan. Ce dernier a consacré une part importante de son œuvre à sa ville natale, notamment son dernier album intitulé « For Gumri », qui lui est dédié : https://www.youtube.com/watch?v=fzmMYhqXcis
NB. Depuis 2011, environ 20 000 Arméniens de Syrie ont fui la guerre qui a ravagé leur pays et sont venus s'installer dans la République arménienne. Cette importante vague d'immigration fait de la République d'Arménie le deuxième foyer d'accueil des réfugiés Arméniens de Syrie, après le Liban. La majorité d'entre eux sont originaires d'Alep et se sont installés à Erevan. Cependant, quelques familles ont préféré vivre en dehors de la capitale. La famille de Suzanna est l'une des rares originaires de Syrie installée à Gumri. L'association suisse KASA avait recensé sept familles arméniennes de Syrie réfugiées à Gumri, mais la plupart d'entre elles sont aujourd'hui parties au Canada. Actuellement, il ne resterait qu'une ou deux familles de Syrie installées à Gumri.