Victimes coupables

Société
21.03.2020

« Et la mère décédée n'est pas à blâmer pour ce qui est arrivé ? », – une question posée par la députée arménienne Sophia Hovsepian qui a fait l'objet de vives discussions sur Facebook, puis dans les médias arméniens en général. C’est de cette manière que la parlementaire du parti au pouvoir a réagi à la nouvelle du meurtre d'une femme de 43 ans dans la ville de Gumri, il y a une dizaine de jours. L’incident a pris une résonance énorme dans la société arménienne. La députée Hovsepian a cherché à savoir à quel point cette femme assassinée pouvait être coupable de son propre assassinat…

Par Emil Babayan  

L’histoire du crime est effrayante. Le mari de Marina Kh. est décédé il y a trois ans. Son frère vit en Allemagne et ne s’intéresse plus à sa famille. Au fil du temps, la veuve a commencé une nouvelle relation avec un jeune homme de 28 ans, en conséquence de quoi les parents de son ex-conjoint se sont complètement détournés d'elle. Cette femme s’est retrouvée pratiquement seule. Début mars, son colocataire a battu Marina à mort. Elle a souffert huit heures avant de mourir dans son propre appartement. Ce n’est qu’après avoir réalisé qu’il avait tué la femme que le jeune homme a appelé une ambulance. Mais malheureusement Marina n'était pas la seule victime de l'agresseur : les médecins arrivés sur le lieu du crime ont retrouvé la fille de Marina, âgée de 13 ans, gravement battue. L'enfant dans un état critique a été emmené d'urgence à Erevan, où elle a subi une intervention chirurgicale.

Néanmoins, la députée Sophia Hovsepian examine la situation sous cet angle - et si la mère était responsable de ce qui s'est passé ? Clarifiant son point de vue, la serviteuse du peuple écrit : « Il est faux de dire que les femmes ne sont pas coupables, même si elles sont silencieuses… Laissons de côté la question du désir sexuel : devrions-nous taire le fait qu'elle a eu une relation avec un gars qui avait presque le même âge que sa fille, capable de recourir à la violence, y compris contre un enfant ? ».

Sophia Hovsepian est une députée, une personne au pouvoir, contrainte par le caractère public de ses activités et forcée d’observer une certaine décence. Mais la plupart des commentateurs arméniens ne se sont pas privés de donner librement leur opinion sur le sujet, n’hésitant pas à instrumentaliser cette affaire. La partie la plus conservatrice de la société a reconnu Marina Kh. coupable, arguant que la défunte n'aurait pas dû avoir une relation avec un homme plus jeune qu'elle, qu'elle avait trahi la mémoire de son mari et que sa mort devait être une leçon pour d'autres « femmes déchues ». Il faut rappeler que les détails de l’incident restent inconnus.

Chaque fois ou presque qu'une tragédie se produit en Arménie dans le cercle domestique, qu’il s’agisse d’agressions sexuelles ou autres, et chaque fois que la victime est une femme, des dizaines de milliers de personnes se rendent sur Facebook pour rejeter la faute sur la victime. Le « victimblaming », le blâme porté sur la victime, est un phénomène caractéristique de la société arménienne moderne.

Une telle réaction n'est pas chose extraordinaire dans la société arménienne. Dans les conceptions patriarcales locales, cela n’a rien de surprenant. Chaque fois ou presque qu'une tragédie se produit en Arménie dans le cercle domestique, qu’il s’agisse d’agressions sexuelles ou autres, et chaque fois que la victime est une femme, des dizaines de milliers de personnes se rendent sur Facebook pour rejeter la faute sur la victime. Le « victimblaming », le blâme porté sur la victime, est un phénomène caractéristique de la société arménienne moderne (dans ce cas, purement chronologique). La même chose s'est produite en janvier, lorsqu'un meurtre similaire avait eu lieu dans la capitale : une jeune fille de 16 ans avait été retrouvée morte dans un appartement loué au centre-ville.  Le tueur s'était avéré être son partenaire sexuel - 26 ans, un employé du ministère arménien de la Défense. Mais une fois de plus, la victime avait été jugée responsable par la société, accusée d'avoir eu des liens avec un homme plus âgé qu'elle, de mener une vie débauchée, de se livrer à la prostitution, et ainsi de suite. Les accusateurs ont en stock tout un arsenal préétabli d’accusations. Tout cela était présenté sous couvert de diffamation de l'honneur des femmes arméniennes et de détérioration de leur nature pudique. Il y avait même des opinions selon lesquelles le tueur l’avait fait pour une bonne cause, ayant sauvé l'ancienne nation de la honte dépravée.

Dans toute société où un homme est par défaut considéré comme plus important et plus fort, une femme est toujours une victime potentielle.

Comment Facebook aide (ou empêche) à comprendre la situation

Le rôle de Facebook en Arménie est très spécifique : il est très populaire et est devenu une sorte de plateforme médiatique républicaine et même pan-arménienne. Il y a environ un million et demi d'utilisateurs de Facebook dans le pays : ministres, députés, attachés de presse des organes d’État font partie de cette grande communauté virtuelle. La grande majorité des représentants de la diaspora arménienne du monde entier participent à la vie politique arménienne via Facebook – il s’agit de millions de personnes. Certains médias locaux se spécialisent dans la surveillance de publications intéressantes dans les réseaux sociaux, puis les publient sur leurs sites.

De cette manière, le segment arménien de Facebook reflète assez précisément l'humeur de la société arménienne en temps réel. Chaque fois qu'un incident lié à la violence est rendu public, cela se répercute principalement sur le réseau social. Ces jours-ci, le Facebook arménien discutait en chœur de la culpabilité de Marina Kh. de Gumri, tuée dans sa propre maison. Soit dit en passant, jusqu’aujourd’hui personne n'est venu rendre visite à sa fille mourante, allongée dans l'un des hôpitaux d'Erevan. Tout le monde est prompt à discutailler sur Facebook, c'est bien commode, mais pas un parmi ces millions d’accusateurs ne désire véritablement aider.

Chaque fois qu'un incident lié à la violence est rendu public, cela se répercute principalement sur le réseau social. Ces jours-ci, le Facebook arménien discutait en chœur de la culpabilité de Marina Kh. de Gumri, tuée dans sa propre maison. Soit dit en passant, jusqu’aujourd’hui personne n'est venu rendre visite à sa fille mourante, allongée dans l'un des hôpitaux d'Erevan. Tout le monde est prompt à discutailler sur Facebook, c'est bien commode, mais pas un parmi ces millions d’accusateurs ne désire véritablement aider.

Les violences conjugales et en général, la violence faite aux femmes existent en Arménie depuis toujours. Dans toute société où un homme est par défaut considéré comme plus important et plus fort, une femme est toujours une victime potentielle. Très souvent, ce potentiel se réalise dans la pratique. L'égalité des droits et des opportunités entre un homme et une femme ne correspond pas au concept connu sous le nom de « valeurs traditionnelles arméniennes » ; ces dernières supposant le patriarcat. C'est la raison pour laquelle, lorsque ces valeurs conduisent à la tragédie, à la mort, au meurtre, au viol, ces cas sont réduits au silence ou bien repensés au profit de la vision « traditionnelle » du monde. Après tout, si vous admettez la réalité, les « valeurs traditionnelles arméniennes » se transformeront en poussière. Si l’on pousse cette logique jusqu’au bout, nous vivons ainsi dans un environnement criminel tolérant la violence sexiste et les violeurs.

Un début de changement

Cependant, au cours de la dernière année, la situation en Arménie a commencé à changer. La journaliste et sex-blogueuse Lucy Kocharian fut la première à aborder ce problème, avec le lancement au printemps dernier du flash-mob #voix_de_violence et la publication de centaines d'histoires anonymes de survivantes de viol. Parmi ces histoires s’illustraient, outre le viol « banal » d’une femme par un homme, des affaires bien pire : inceste, pédophilie, vente de femmes, des gens louant leur petite-fille à un pédophile pour un sac de pommes de terre et ainsi de suite... Un énorme abcès a été crevé, et il n’a à ce jour toujours pas guéri. Lucy Kocharian est devenue une cible pour les traditionalistes de tous bords, et elle est notamment accusée de dénigrer l'image de la nation arménienne, de travailler pour certains ennemis de l'Arménie, de propager la haine anti-arménienne, d’épater le public pour son propre bénéfice... et la liste est encore longue. À ce propos, la députée « révolutionnaire » Sophia Hovsepian figurait parmi ses plus zélés accusateurs. Selon elle, Lucy Kocharian est une opportuniste qui a voulu dépeindre la société arménienne comme un groupe divisé en deux camps, les violeurs et leurs victimes.

Cependant, au cours de la dernière année, la situation en Arménie a commencé à changer... Un énorme abcès a été crevé, et il n’a à ce jour toujours pas guéri.

Début mars, Lucy Kocharian s’était rendue aux États-Unis. Pour son action #voix_de_violence, elle est devenue l’une des lauréates du « Prix international de la femme de courage » (International Women of Courage Award). Le prix a été remis par le secrétaire d'État américain Mike Pompeo, et Première dame des États-Unis Melania Trump a félicité les gagnantes. Sous la couverture médiatique de la cérémonie de remise des prix, les opinions des utilisateurs arméniens de Facebook sont partagées. Ceux qui ont félicité la blogueuse et exprimé leur approbation représentaient une minorité. Mais une large majorité a adopté la position opposée : malédictions, accusations, menaces de mort, insultes. « C’est la même Lucy Kocharian qui a déshonoré notre pays, elle est à condamner au supplice du pal ! », – tel est le leitmotiv des haters.

Mais grâce à Lucy, ils ont d’une façon ou d’une autre commencé à parler plus souvent de ces problèmes, encourageant un certain pluralisme dans l’opinion, quoique faiblement perçu. Avant l’action #voix_de_violence, il n'y avait pas de problème proprement dit dans la conscience des masses, il y avait des « cas isolés ». Mais le flash mob a fait la différence ; le processus a commencé, la question est débattue. Certes, il convient de le mentionner ici, « débattre » dans ce contexte n'est pas un dialogue civil de personnes ayant des points de vue différents. Dans la société arménienne, une conversation sur la violence contre les femmes, aboutissant de manière prévisible au sujet de l'insolvabilité de la mentalité arménienne, se transforme inévitablement en un flux de malédictions, de menaces de mort, d’insultes et en une description de diverses techniques sophistiquées pour la privation de vie la plus brutale. Les traditionalistes sont beaucoup plus nombreux en Arménie que les personnalités plus modernes, et ils sont beaucoup plus forts et agressifs. L’inquisition espagnole du 16e siècle aurait pu apprendre beaucoup de choses de l’Arménie du 21e.

La fétichisation de l'institution du mariage et la création d'une famille comme but de la vie, les exigences de la « pureté » de la mariée et de sa virginité avant le mariage, la division des rôles sociaux masculins et féminins (salarié et personnel de service respectivement) : ces notions et bien d'autres inhérentes aux Arméniens sur la façon de vivre nous empêchent de comprendre le problème et donc de commencer à œuvrer pour le résoudre.

Personne ne peut dire à quel point le problème de la violence à l’égard des femmes est prégnant en Arménie. Après tout, cette violence est latente et les traditions arméniennes empêchent de la mettre en lumière. La fétichisation de l'institution du mariage et la création d'une famille comme but de la vie, les exigences de la « pureté » de la mariée et de sa virginité avant le mariage, la division des rôles sociaux masculins et féminins (salarié et personnel de service respectivement) : ces notions et bien d'autres inhérentes aux Arméniens sur la façon de vivre nous empêchent de comprendre le problème et donc de commencer à œuvrer pour le résoudre. Un « vrai » Arménien n'épousera pas une fille violée, et s'il le fait, ce sera à la condition que personne ne le sache, sinon il sera ridiculisé pour avoir noué des liens avec la femme « déchue ». Et puisque personne ne veut être « déchu », il est important que tout le monde se marie.

Des statiqtiques fiables ?

Cependant, il existe des statistiques de personnes qui considèrent la violence à l'égard des femmes comme acceptable en principe. Ainsi, en 2016, sous les auspices de l'ONU, une étude « Les hommes et le problème de l'égalité des sexes en Arménie » a été menée dont les résultats sont choquants. En particulier, il s'est avéré que 35% des hommes et 21% des femmes en Arménie pensent que « dans certains cas, une femme mérite d'être battue ». Ces chiffres augmentent lorsqu’il s’agit de l’infidélité féminine : 61% des hommes et 61% des femmes sont sûrs que dans ce cas, une femme peut être frappée. Un autre 44% des hommes interrogés et près de 28% des femmes ont convenu qu'une femme devrait endurer « la violence pour sauver la famille ».

Le cas Marina Kh. a pris une telle ampleur qu’il a été discuté au Parlement. C’est de la tribune parlementaire que nous avons été informés qu'il s'agissait de « la troisième victime de violence domestique en Arménie depuis le début de l'année ». Mais si vous décidez d’aller sur le groupe Facebook « Coin féminin », populaire en Arménie, et de lire ce que les femmes partagent, cela deviendra tout à fait clair : le chiffre trois est un indicateur inventé et n’a aucun rapport avec la réalité. Ce ne sont que des statistiques officielles et uniquement sur les cas où la violence a entraîné la mort. Quant à savoir combien de femmes subissent quotidiennement non seulement des violences physiques, mais aussi psychologiques, morales et financières, personne n’en parle. Mais il faut comprendre que la question à se poser est la suivante : s'agit-il de cinquante mille femmes, cent, ou deux cents mille ? Lorsque le député Hamazasp Danielian a parlé à la tribune parlementaire du cas Marina Kh., des gens se sont immédiatement levés pour le réprimander, l’accusant d’avoir menti et manipulé des faits : le tueur était le colocataire de la victime et non pas son mari, il n'est donc pas question de violence domestique.

Pour guérir une maladie, il est indispensable de reconnaître son existence. Auparavant, personne ne soulevait ces questions depuis les tribunes parlementaires, mais maintenant la glace est brisée. 

Mais il y a tout de même un progrès.  Pour guérir une maladie, il est indispensable de reconnaître son existence. Auparavant, personne ne soulevait ces questions depuis les tribunes parlementaires, mais maintenant la glace est brisée. Cependant, le processus est lent, avec des obstacles, et même les représentants les plus éclairés de la société arménienne ne se trouvent pas toujours du bon côté de la médaille. L’on pourrait se poser la question suivante : pourquoi les psychologues, psychiatres, sexologues, experts en théorie du genre ne traitent pas le problème, ne sont-ils pas présents en Arménie ? La réponse est simple : la négatrice Sophia Hovsepian est psychologue de formation, ainsi qu'enseignante avec une très riche expérience professionnelle. Et beaucoup de ses collègues, issus de domaines connexes, sont d'accord avec elle. La sexologue Narine Nersissian par exemple, qui est d’ailleurs très connue en Arménie, affirme que dans le sexe, les Arméniennes devraient suivre les traditions et ne pas dépasser les limites de la morale arménienne autorisée.

La plupart des psychologues et des sexologues qui étaient censés traiter le problème de la violence contre les femmes ont eux-mêmes besoin de psychologues et de sexologues. Ce ne sont que les personnes comme Lucy Kocharian - blogueurs indépendants, journalistes, leaders d'opinion, capables de présenter un point de vue alternatif et sain au public qui donnent de l’espoir. En outre, plusieurs ONG impliquées dans la protection des droits des femmes apportent une contribution significative à cette question. Mais leurs ressources sont limitées.

En tout cas, la jeune génération actuelle est plus sensible et plus ouverte, prête au moins à discuter du problème. Peut-être que le processus qui a commencé à notre époque donnera des résultats à l'avenir. Le temps dira ce que les jours futurs apporteront à la femme arménienne. Mais pour l’instant, la situation est peu réjouissante.