La crise provoquée en Russie par la guerre a obligé de nombreuses sociétés et projets à se relocaliser, notamment dans les pays de l’ex-URSS dont l’Arménie. L’un d'entre eux, "Re-Shkola", un programme de coopération éducatif et architectural de préservation du patrimoine créé il y a cinq ans entre la Russie et l’École de Chaillot en France, se retrouve ainsi à Erevan, dans les locaux de l’université d’Architecture et de construction d’Arménie.
Par Lusine Abgaryan
Pour éviter que ses étudiants ne fassent les frais de cette situation et que leur apprentissage n'en soit perturbé, Nariné Tyutcheva, architecte-restauratrice d’origine arménienne et fondatrice de cette école, n’a pas ménagé ses efforts. Elle a reçu la citoyenneté arménienne en décembre 2022, bien décidée à s’installer à Erevan pour se consacrer au développement de l'école qui poursuivra ses activités en tant que projet de coopération, mais entre la France et l’Arménie désormais …
Nariné, pour qui cette relocalisation est un véritable retour aux origines, évoque dans un entretien au Courrier d’Erevan les enjeux du programme éducatif de Re-Shkola.
En quoi consiste le programme Re-Shkola?
Re-Shkola est un projet d’éducation complémentaire qui vise à développer les compétences des spécialistes de la conservation du patrimoine et améliorer leurs qualifications grâce à une approche intégrée de la préservation de l’environnement historique. Cela signifie qu'elle n’est pas seulement l’affaire des architectes et que le patrimoine ne concerne plus seulement l’architecture. De plus, le patrimoine traine dans son sillage une complexité d'aspects historiques, ethnographiques, économiques et sociaux ou managériaux avec lesquels viennent interagir les traditions humaines et le savoir-faire. De par sa vision interdisciplinaire de l’environnement historique, ce programme de préservation du patrimoine est tout à fait novateur.
Nous essayons d’avoir un regard plus englobant sur notre espace, de comprendre la génétique des sites et la formation de leur environnement. Après avoir étudié ces processus complexes à tous les égards, des relations et des changements négatifs ou positif qui les ont accompagnés, nous essayons d’élaborer des outils de conservation et, surtout, de développement.
Par conséquent, notre école s’occupe bel et bien de préservation du patrimoine culturel, mais c’est en fait une école d’identification des valeurs, une plate-forme commune pour les comprendre, les protéger, les préserver, apprendre à les développer et en créer de nouvelles. C'est pourquoi je dis toujours que notre école n’est pas tournée vers le passé, mais vers l’avenir.
Comment avait démarré ce projet à Moscou ?
Au début, en 2016, nous avions organisé une série de courts séminaires dans lesquels nous avions élaboré la méthodologie. C'est un domaine assez compliqué qui mêle à la fois l’économie, l’urbanisme et les technologies de restauration. En général, dans cette promenade à travers des échelles très différentes, on apprend à escalader sa pensée depuis les frontières de la ville, parfois même de la région, jusqu’aux poignées de porte. Nous devons comprendre les interconnexions et les manières dont elles s'opèrent. Ainsi, il me semble qu’il doit y avoir compréhension et un degré de responsabilité pour prendre toute décision, même sur un petit fragment.
Pourquoi avez-vous décidé de relocaliser l’école en Arménie ?
La réponse est évidente : ce projet français, en Russie, a été suspendu en mars dernier pour des raisons politiques compréhensibles. Le fait est qu'on ne peut plus parler aujourd'hui en Russie de projets internationaux. Celui-ci qui reliait la Russie et la France reliera maintenant l’Arménie à la France, est important.
Des cataclysmes politiques se produisent et auxquels nous ne pouvons rien. Je voudrais qu’il y ait la paix, et que les gens créent au lieu de faire la guerre. Néanmoins, nous sommes engagés dans un domaine qui, me semble-t-il, nécessite la consolidation des personnes et la compréhension de ce qu’est une valeur doit être protégée en toutes circonstances et dans toutes les situations politiques. C’est une compétence civilisationnelle extrêmement importante.
Au cours des cinq années de coopération avec l’école de Chaillot, nous avons déjà pu développer une méthodologie et des approches communes. Ce programme est vraiment unique, je le dis avec fierté et compréhension, car il n’existe pas encore de telles méthodes multidisciplinaires à grande échelle. Nos collègues français ont maintes fois constatent d’ailleurs qu'elles viennent rafraîchir l'approche très conservatrice, très statutaire de l'école publique de préservation du patrimoine et lui redonner de l'intérêt.
En un mot, c’est une coopération étalée sur plusieurs années, une démarche commune de coopération permettant de former de plus en plus d’étudiants avec de telles compétences.
Qui sont-ils ces étudiants ?
Tout d’abord, ce sont des personnes ayant fait des études supérieures. Nous acceptons les architectes, les économistes, les avocats, les historiens de l’art, les sociologues, les anthropologues, les culturologues et les ingénieurs !
Ce qui importe beaucoup pour nous, c’est la motivation pour la préservation du patrimoine, l’envie de comprendre les enjeux complexes de la valeur et de l’enseignement supérieur. De fait, nos étudiants sont majoritairement des architectes car leurs compétences sont importantes pour nous dans le processus. Mais il est très intéressant de voir comment l’interaction professionnelle croisée, la "pollinisation" professionnelle, s'opère parmi les étudiants. Bien sûr, il y a certaines difficultés à créer de tels groupes multidisciplinaires, à trouver la bonne place pour chacun, à bien définir les tâches, mais nous y parvenons.
Pour la plupart, nos étudiants sont russes, relocalisés en Arménie. Depuis que nous coopérons avec l’université arménienne d’Architecture et de construction, certaines disciplines sont enseignées par des spécialistes arméniens. De plus, nous sommes plongés dans le processus législatif, le contexte des études urbaines arméniennes et de l’urbanisme. Re-Shkola est aussi une bonne plate-forme pour rencontrer des experts, obtenir des informations. En Russie, je disais à mes étudiants que la chose la plus précieuse qu’ils emportent avec eux n’est pas seulement le diplôme mais les contacts qui ont au cours de leurs études. C’est un bon carrefour d’expertise, comme n’importe quelle autre université d’ailleurs. Et pour les gens qui ont déménagé en Arménie, l’intégration dans le processus est nécessaire. Pour eux c’est une bonne occasion de se familiariser avec des spécialistes, de se plonger dans les caractéristiques de l’économie, de la littérature, de l’histoire culturelle et des traditions arméniennes. Nous avons aussi deux étudiants d’Arménie.
Parlez-nous du projet « Kond ».
Kond est un quartier très populaire d'Erevan qui fait partie de celui de Kentron, le centre-ville, ce qui laisse à penser qu’il possède une valeur ajoutée et un intérêt social et culturel:
Il se trouve que l’année dernière, lors de l’annonce du concours pour la reconstruction de la zone, j’ai eu l’honneur de faire partie du jury et découvert l’existence de cette zone, j’en ai été complètement fascinée. Malheureusement, le concours n’a pas apporté les résultats escomptés et, en tant que membre du jury, il m’a semblé que ce n’était pas dû au manque de qualité des architectes mais au fait que la position de la ville d’Erevan et de la République d’Arménie à l’égard de la valeur de ce site n’était pas claire, les données initiales étaient négligées. C'est important. Et il se trouve qu’en mars, je suis intervenu en ligne lors d'un forum urbain à Tyumen. Zara Mamyan, chef de département à l’université d’Architecture et de construction, s’est souvenue de ce concours et m’a invité à venir à Erevan pour que j'apporte, d’une manière ou d’une autre, des clarifications à certaines circonstances liées au concours. Puis l’idée est née de venir à Erevan et de relocaliser le programme de Re-Shkola.
L’État arménien soutient-il ce projet éducatif de coopération ?
Le chef de la Construction de l’État arménien a exprimé son soutien ainsi que le vice-ministre de l’Éducation et de la Culture qui a promis de valider les diplômes avec le sceau du ministère de la Culture.
Nous avons aussi besoin de subventions mais je pense que cette année on vivra en se serrant la ceinture, après on verra. Je pense que si le résultat est positif, il y aura des donateurs. Il faut d’abord s’exprimer d’une manière ou d’une autre, faire quelque chose de bien, d’utile.
Quels sont les programmes de recherche de ce cursus ?
Le programme s'étale sur deux semestres. Le premier consiste en un travail académique personnalisé : nous choisissons un vrai territoire avec des sujets bien réels et nous élaborons le projet comme si nous étions réellement en charge de le réaliser, honnêtement, sincèrement. Mais nous n’avons pas de clients et ne devons pas en avoir, nous sommes nous-mêmes nos propres clients car c’est un projet pédagogique. Nous nous devons d'être absolument objectifs, transparents, honnêtes envers nous-mêmes et les habitants, académiquement corrects.
Si le premier semestre est donc consacré aux études urbaines -nous sommes engagés dans la recherche dans ce domaine -, le second est consacré aux tâches locales qui découlent des conclusions du schéma directeur, on définit les lieux à partir desquels il faut commencer à aménager un territoire particulier, tout en le préservant. Par conséquent, le deuxième semestre est consacré à l’étude sur le terrain de sites spécifiques, d’objets, de leur conception, de propositions pour leur préservation, de travaux préliminaires et de leur revalorisation, c’est-à-dire d’adaptation et de développement pour un usage moderne. De plus, tout cela est étayé par des calculs économiques.
Il me semble qu’il est intéressant de mentionner, qu’ayant déjà acquis une certaine expérience, nous essayons de la transplanter en Arménie. Et pour que ses racines se développent, la connaissance du terrain compte beaucoup. J’espère vraiment que cela sera utile et intéressant et que l'arbre portera ses fruits. Nous avons déjà un grand nombre de connaissances, de partenaires, et j’en suis extrêmement heureuse. Je ne viens plus ici en tant qu’une invitée.