Les Arméniens du Liban dans le collimateur de la Turquie

Région
03.07.2020

La communauté arménienne du Liban est profondément menacée par les terribles répercussions d’une triple crise, socioéconomique, politique et sanitaire qui frappe le pays du Cèdre. A ces défis d’une ampleur inégalée, viennent s’ajouter de nouvelles menaces qui pointent à l’horizon…

Par Tigrane Yégavian (France Arménie)

La scène se passe le 10 juin sur le plateau TV de la chaîne Al Jadeed, une des chaînes les plus regardées du Liban. Le journaliste Neshan Der Haroutounian, animateur vedette d’un célèbre talkshow, reçoit Wiam Wahhab, ancien ministre de l’Environnement du Liban et druze connu pour ses positions favorables à la Syrie. A un moment de l’entretien, les deux hommes viennent à parler de l’activisme du président turc dans la région. Quelques minutes après avoir qualifié Erdogan de  « malin » (khazeeb) ; le journaliste d’origine arménienne reçoit un tweet de menace et d’insulte d’un téléspectateur le visant personnellement par un flot d’injures qui font sortir l’animateur de ses gonds. Dans la foulée, une centaine de manifestants s’amassent devant les locaux d’Al Jadeed hurlant des slogans hostiles aux Arméniens et d’allégeance au président Erdogan ; tandis que les réseaux sociaux s’enflamment de diatribes haineuses à l’encontre de la communauté arménienne, se félicitant du génocide et menaçant de mettre les quartiers arméniens à feu et à sang. Ces images seront diffusées en boucle dans les journaux télévisés en Turquie[1].

Dans une vidé virale datant du lendemain on découvre le visage de Mounir Hassan, haranguant les internautes contre les Arméniens, appelant au boycott les commerces arméniens et s’enorgueillissant de ses origines turco ottomanes.

Voici des années que les officines de l’Etat turc, que ce soit l’ambassade et les tout puissants services de renseignement du MIT, travaillent en sous-main les réfugiés syriens du Liban et en règle générale la communauté sunnite du pays du Cèdre, laquelle souffre d’une crise de leadership depuis la chute de la famille Hariri et du retrait relatif de l’Arabie saoudite et de l’Egypte, puissances tutélaires.

Président d’une obscure « association arabo libanaise  Mardeli », ce dernier dirige cette association de bienfaisance financée par l’Etat turc et de ses relais d’influence au pays du Cèdre. Un coup d’œil sur sa page Facebook suffit pour comprendre à qui nous avons affaire. Un chanteur de charme, interprétant des chansons dans le  pur style de la pop turque traditionnelle (halk musigi) dans le dialecte de cette communauté du nord du Liban qui se réclame descendre directement des anciens occupants ottomans[2]. Tout cela resterait anecdotique si l’homme se serait contenté d’être un inoffensif et narcissique crooner de seconde catégorie en mal de reconnaissance et de femmes à trousser. Le souriant philanthrope est apparemment soucieux de son image, comme l’illustrent ces grotesques mises en scènes vidéo diffusées où le bellâtre distribue des cadeaux à des enfants hospitalisés dans un centre financé par les deniers d’Ankara. Mais ce qu’il faut retenir de cette séquence est que celle-ci n’a rien d’un fait isolé. Voici des années que les officines de l’Etat turc, que ce soit l’ambassade et les tout puissants services de renseignement du MIT, travaillent en sous-main les réfugiés syriens du Liban et en règle générale la communauté sunnite du pays du Cèdre, laquelle souffre d’une crise de leadership depuis la chute de la famille Hariri et du retrait relatif de l’Arabie saoudite et de l’Egypte, puissances tutélaires. Cette tendance est particulièrement visible depuis la nomination il y a cinq  ans de  Suleyman Inan Ozyildiz, le très dynamique ambassadeur de la Turquie au Liban[3]. Un diplomate de carrière pure produit du de l’école kémaliste qui s’est adapté à la doxa islamo ottomaniste du sultan Erdogan.  On ne fera pas semblant de découvrir non plus la teneur des éléments de langage martelés partout et dans toutes les conjonctures : s’en prendre à Erdogan, à la nation turque équivaut à du racisme. Pire ! À de l’islamophobie. Critiquer la Turquie et son leader, n’est plus seulement un crime de lèse-majesté, mais un blasphème à l’encontre du protecteur de la communauté sunnite libanaise, et de l’Oumma des croyants.

A Erevan, il faudra attendre, le 18 juin, soit une petite semaine après les manifestations anti arméniennes  pour entendre de la voix du ministre des Affaires étrangères Zohrab Mnatsakanian, l’inquiétude de l’Arménie.

Si quelques personnalités de la classe politique libanaise ont dénoncé ces actes intolérables d’appels à la haine, les Libanais ne se sont pas émus. Reste que la figure de Nshan De Haroutounian semble avoir été suffisamment écornée par ses détracteurs pour que l’affaire monte rapidement en épingle. L’ambassade de Turquie organisatrice de la manifestation anti arménienne s’est fendue d’un communiqué de protestation contre la chaîne qui emploie le journaliste d’origine arménienne, très en vogue au Liban. Au plan régional quelques journaux de grande audience comme le très sérieux quotidien panarabe Al Quds Al Arabi - financé par le Qatar, allié stratégique et bailleur de fonds de la Turquie- a présenté l’affaire sous un angle partial, critiquant le manque de professionnalisme du présentateur vedette et son racisme présumé. Côté arménien, on ne pourra que déplorer le manque d’efficacité d’une réaction, qui trop timorée, une communication trop cantonnée dans l’entre soi, pratiquement aucun article dans la presse libanaise, une focalisation sur les seuls médias d’Arménie.

A Erevan, il faudra attendre, le 18 juin, soit une petite semaine après les manifestations anti arméniennes  pour entendre de la voix du ministre des Affaires étrangères Zohrab Mnatsakanian, l’inquiétude de l’Arménie.[4] Demeurant vague sur l’hypothèse d’accueillir les Arméniens de la région, la diplomatie arménienne évite d’aborder directement le thème du « rapatriement », véritable boîte de pandore propice à toutes les extrapolations, qui ne sont d’aucun soutien à la communauté arménienne et qui assimilent l’Arménie à un second Israël aux yeux des opinions publiques locales.

Ce qui n’empêche pas Erevan en ces temps de pandémie - qui demeure en coordination étroite avec les principaux organes représentatifs de la communauté - de poursuivre discrètement son aide financière et matérielle, aux Arméniens du Liban.

Cela fait des années que la Turquie tire les marrons du feu du retrait graduel des Etats-Unis pour réaliser ses ambitions au Moyen Orient et dans le bassin méditerranéen. S’étant trop hâtivement félicitée des « printemps arabes », qui allaient porter au pouvoir des régimes frères musulmans amis et obligés du grand sultan Erdogan, la diplomatie turque avait dû revoir sa copie après la reprise en main de l’Egypte par l’armée, le bourbier syrien, le gel des relations avec Israël…

Dans les rangs arméniens, l’heure est à l’union sacrée. La communauté étant considérablement affectée par la crise socioéconomique a unanimement condamné cette provocation turque. Les trois partis politiques traditionnels ont agi de concert pour que le parquet libanais instruise une plainte pour incitation à la haine, tandis que le député Hagop Pakradouni, représentant du comité central de la FRA Dachnaktsutiun était reçu par le ministre de l’Intérieur Mohammed Fahmi. La FRA rencontrait le 16 juin le président du syndicat des avocats libanais, Malhem Khalaf. Parallèlement, une délégation du parti libéral Ramgavar était reçue par l’ambassadeur d’Arabie saoudite. Si les médias libanais ont peu fait état de ces incidents, les représentants des jeunesses estudiantines de la plupart des forces politiques libanaises se sont fendus d’un communiqué de soutien à la communauté arménienne. De son côté, la branche moyen orientale du CDCA adressait une lettre aux ambassadeurs accrédités au Liban.

Le jeu d’Ankara au Liban et dans la région

Face aux Arméniens du Pays Cèdre, la puissante Turquie déploie son arsenal et bombe le torse. En quête de puissance, elle est appelée à redoubler d’agressivité. Si cette sordide opération de com habilement orchestrée par l’ambassade de Turquie au Liban et sa clientèle aura permis de découvrir l’existence d’une communauté dans le nord Liban qui semble-t-il ne s’est jamais remise de la disparition de l’Empire ottoman, elle nous invite à sortir du jeu local libanais. Cela fait des années que la Turquie tire les marrons du feu du retrait graduel des Etats-Unis pour réaliser ses ambitions au Moyen Orient et dans le bassin méditerranéen. S’étant trop hâtivement félicitée des « printemps arabes », qui allaient porter au pouvoir des régimes frères musulmans amis et obligés du grand sultan Erdogan, la diplomatie turque avait dû revoir sa copie après la reprise en main de l’Egypte par l’armée, le bourbier syrien, le gel des relations avec Israël…

Présente militairement avec ses bases en Somalie, au Soudan, au Qatar, bientôt en Libye, la Turquie, passe à l’offensive sur le plan terrestre en Syrie, après avoir annexé de facto la poche d’Idlib, alors qu’elle « recycle » en Libye ses mercenaires djihadistes du conflit syrien.

Le Qatar excepté, rares étaient les soutiens d’Ankara dans la région. La présidence Trump et sa politique erratique, la pusillanimité des Européens et le retour de la Russie dans l’échiquier proche oriental donnent à la Turquie l’occasion de ressortir la carte du néo ottomanisme conformément au programme établi dans  Profondeur Stratégique, le livre de l’ancien ministre des Affaires étrangères turc, Ahmet Davutoglu. Cette stratégie se traduit sur le terrain par une reconfiguration géopolitique liée aux questions énergétiques. Depuis quelques années la Turquie se montre de plus en plus offensive dans le nord de l’Irak, dans le traitement du différend qui l’oppose avec Chypre et la Grèce en mer Egée et dans les eaux territoriales chypriotes où abondent des gisements de gaz offshore avec ses navires de forage escortés de bâtiments de guerre. Présente militairement avec ses bases en Somalie, au Soudan, au Qatar, bientôt en Libye, la Turquie, passe à l’offensive sur le plan terrestre en Syrie, après avoir annexé de facto la poche d’Idlib, alors qu’elle « recycle » en Libye ses mercenaires djihadistes du conflit syrien.

Cette offensive terrestre est grande nouveauté,  aussi maritime. Cela en vertu de la doctrine théorisée par l’ancien contre –amiral Cihat Yaycı (tombé récemment en disgrâce), l’un des piliers de l’orientation géostratégique récente de la Turquie, à l'origine du concept « Patrie bleue», un programme politico-militaire qui préconise une protection agressive des frontières maritimes et encourage l’essor de  la marine turque, comme un outil indispensable de l’affirmation de la puissance turque. Signe fort, la sortie du nouveau missile antinavire des usines de défense turque, le Gezgin, dont la portée de 300 km permet d’accroître significativement les capacités de frappe de longue portée en mer.

Nostalgies impériales  

La pandémie du Coronavirus, la déconfiture des alliés occidentaux –France en tête – du maréchal Khalifa Haftar qui a échoué dans sa tentative de prendre la capitale libyenne aux mains des alliés de la Turquie, confortent Ankara qui aime jouer sur la corde sensible des populations dont elle souhaite conquérir les cœurs.  On nous demande souvent ce que nous faisons exactement en Libye. Nous y sommes pour défendre nos descendants, nos frères anatoliens », déclarait le président Erdogan, le 22 décembre 2019, à Gölcük (région de Kocaeli), alors qu’il assistait à la mise à l’eau d’un nouveau sous-marin. 

Dans ce grand jeu, tous les coups semblent permis. La communauté arménienne du Liban durablement affaiblie par la situation catastrophique que connaît le pays risque d’en faire les frais. Si une population vous dérange, il suffit de la remplacer par une autre. D’aucuns parleront d’ingénierie démographique, d’autres de nettoyage ethnique.

Soutenu par sa base nationaliste et religieuse, Erdogan est en passe de réussir son pari, alliant rhétorique impérialiste  néo ottomane, désir de puissance et opportunité d’acquérir des marchés potentiels par la captation des hydrocarbures en Méditerranée orientale.

Dans ce grand jeu, tous les coups semblent permis. La communauté arménienne du Liban durablement affaiblie par la situation catastrophique que connaît le pays risque d’en faire les frais. Si une population vous dérange, il suffit de la remplacer par une autre. D’aucuns parleront d’ingénierie démographique, d’autres de nettoyage ethnique. Ce qui revient au même.  

Qui sont les « Turcs du Liban » ?

Les partisans d’Erdogan au pays du Cèdre constituent une communauté hétéroclite qui s’est constituée par strates successives. A l’origine il y a la présence des descendants de fonctionnaires turcs ottomans demeurés au Liban après 1918, qui, s’ils se sont assimilés, ont redécouvert leurs origines grâce à l'activisme des services diplomatiques turcs. Notons également la présence des descendants des réfugiés turcs expulsés de l’île de Crète en 1897 par les Grecs qui avaient trouvé refuge dans le pays. Estimés à  quelques dizaines de milliers de personnes, ces « Turcs du Liban » sont enregistrés comme membres de la communauté sunnite. Ils habitent essentiellement dans les quartiers sunnites de l’ouest de Beyrouth. Quant aux Turkmènes (ou Turcomans) ils sont disséminés dans la région du Akkar au nord, plusieurs villages frontaliers de la Syrie sont turcophones, à l’instar de celui d’al Kawachra que le président Erdogan avait visité en 2011. 

A cela s’ajoute la forte présence de réfugiés syriens d’ethnie turkmène qui représentent entre 120 et 150 000 de personnes (soit le double de la communauté arménienne), perméables à la propagande turque et islamiste djihadiste. Leur zone d’habitat jouxte souvent les quartiers arméniens et le village stratégique d’Anjar, frontalier de la Syrie.