Génocide patrimonial et culturel, le "contre-système" arménien

Région
07.03.2022

Deux experts arméniens, Miqayel Badalyan et Khachik Harutyunyan, respectivement directeurs du musée d'Erebuni et du Centre national de recherche sur le patrimoine historique et culturel arménien, reviennent sur les récentes menaces officiellement exprimées par des responsables politiques azerbaïdjanais de haut-rang et font part de leurs recommandations.

Par Olivier Merlet

Les menaces qui planaient sur la conservation de l'héritage historique et patrimonial arménien du Karabakh au lendemain de la guerre ont été confirmées ces dernières semaines par plusieurs déclarations officielles consécutives émanant des autorités azerbaïdjanaises. En plus d’être menacés de destruction physique, pure et simple, l'authenticité même des monuments et vestiges arméniens de la région est à nouveau contestée au prétexte d'une vieille et pseudo-théorie récurrente "albanaise caucasienne" servant opportunément les intérêts de Bakou.

Une fois de plus, l'Arménie se sent impuissante et désemparée face à une politique que l'on peut, sans grande hésitation, qualifier de révisionniste et négationniste, largement appuyée par une diplomatie dont les ressources et l'influence financières sont sans commune mesure avec celles dont dispose l’adversaire. Ses appels à la communauté internationale demeurent vains a ce jour, ses spécialistes cherchent à se coordonner afin d'y apporter une réponse collective et organisée, conséquente et surtout, l'espèrent-ils efficace.

La création d'un organisme institutionnel spécialisé, dédié à la conservation et à la promotion du patrimoine culturel arménien, semble recueillir à cet égard, l'adhésion de nombreux experts en ce domaine.

 

Miqayel Badalyan : « Je ne me fais aucune illusion sur les intentions azerbaidjanaises. Toutes ces exactions font partie d'un système organisé et qui ne date pas d'hier. Bien avant la guerre, à Joulfa au Nakhitchevan, ils ont détruit la plus grande concentration au monde de "khashkars". Il leur a suffi d'une seule demi-journée, sous les yeux du monde entier, l'évènement était filmé depuis la frontière par la télévision iranienne. Est-ce qu'ils ont eu à en répondre ? Qui les a sanctionnés pour ce crime ? L'Unesco y est allé de ses déclarations et rien d'autre. Pendant la guerre, ils ont bombardé la cathédrale Ghazanchetsots de Shushi et détruit de nombreux autres monuments. Et aujourd'hui ils continuent. Ils savent que ce qu'ils font est un crime, et ils le commettent en connaissance de cause, ils veulent effacer et détruire toute trace de présence et de l'histoire arménienne dans ces territoires. C'est une volonté organisée, une ligne politique systématique et planifiée qu'ils continueront de suivre.

Si nous voulons agir contre, alors nous devons nous aussi mettre en place notre propre système, il n'y a pas d'autre solution, nous battre au niveau idéologique et politique. Nous devons concevoir une stratégie politique, établir notre propre ligne de défense, une ligne politique claire, définie et garantie par l'Etat arménien, que chacun d'entre nous, archéologues, chercheurs, scientifiques ou universitaires, n'aura plus qu'à suivre. En continuant à faire les choses chacun de notre côté, séparément, nos actions ne sont qu'une accumulation d'initiatives isolées, des doublons qui se répètent les uns les autres et ne mèneront nulle part, ce n'est pas un système cohérent, organisé et efficace. Nous devons unir tous nos efforts et les regrouper sous une seule et même politique ».

Le Courrier d'Erevan : Comment faire pratiquement ?

« De différentes manières. Chacun d'entre nous a beaucoup à faire. Je pense qu'il serait tout à fait pertinent, par exemple, de créer à Erevan un musée de l'Artsakh rassemblant des vestiges archéologiques, des tapis, des expositions, des reconstitutions 3D… Ici, à Erevan, et ailleurs en Arménie, vous avez de nombreuses collections privées d'objets appartenant à l'héritage archéologique de l'Artsakh. Elles pourraient être réunies dans un lieu spécialement dédié, exposées et montrées au public. Il s'agirait d'un institut muséologique spécialisé, un peu sur le modèle de celui du génocide à Tsitsernakaberd, intégrant un département scientifique et une unité de recherche équipés d'outils de pointe et de technologie avancée, où des universitaires feraient valoir au niveau international l'identité arménienne de cet héritage. Il constituerait le témoignage et la preuve de la culture arménienne dans les régions occupées en montrant au monde entier ce qu'elle représente ».

Le Courrier d'Erevan : Serait-il possible de mener des programmes d'études et de recherches sur le patrimoine du Karabakh depuis Erevan ?

« Bien sûr. Le musée-institut du génocide en est le parfait exemple. Sa partie "institut", justement, est en charge des recherches menées à propos du génocide. Ils publient des études de très haut-niveau réalisées par des scientifiques et des experts mondiaux. Nous pourrions tout à fait nous inspirer de ce modèle et de ses méthodes de travail pour concevoir une structure similaire dédiée au patrimoine arménien du Karabakh et dont nous ferions l'un des lieux culturels les plus visités d'Arménie, une étape "obligée" pour chaque touriste, au même titre que celle du musée du génocide, qui permettrait à tous de comprendre et de voir et avec leurs propres yeux quelle est la réalité des choses. De son côté, l'Azerbaïdjan a mis des moyens énormes dans la constitution d'une vaste propagande pour servir son propos. Nous les voyons à l'œuvre depuis au moins 30 ans. Ils continueront. Je ne crois pas qu'ils s'arrêteront et nous devons au moins préserver le témoignage de la culture arménienne.

C'est cela le "contre-système" que nous devons mettre sur pied, pragmatique et adaptable. Je suis Arménien, le patrimoine de l'Artsakh, c'est aussi le mien. Mon souhait personnel est de pouvoir trouver, ici, à Erevan, une institution muséographique qui lui soit spécialement consacrée. Elle ne représenterait qu'un seul de tous les moyens que nous pourrions mettre en place dans l'élaboration de ce contre-système. Mais elle en constituerait une première étape fondamentale ».

 

Khachik Harutyunyan  : « Le système azerbaidjanais consiste à s'approprier la culture, l'héritage culturel, d'un autre peuple qui habite cette région depuis des millénaires. La raison en est presque "banale" : il s'agit simplement de justifier d'une histoire nationale sur le territoire que l'on occupe. Ce système existe quasiment depuis la création de la république socialiste soviétique d'Azerbaïdjan en 1920. On ne parle même pas de la question de l'Artsakh aujourd'hui, ce problème existait depuis bien plus longtemps. Ils parlent de patrimoine "albanais" et partant, en revendiquent tout le territoire historique. Ce qui est nouveau aujourd'hui, et encore plus préoccupant, c'est qu'Aliyev utilise aujourd'hui en parlant d'Erevan et des autres régions d'Arménie, la même rhétorique qu'il tenait hier à propos du Karabakh.

Le pays n'a que peu de ressources pour faire valoir ses intérêts à haut-niveau sur la scène internationale. L'Azerbaïdjan finance des projets de l'Unesco, des programmes de recherche européens et beaucoup d'autres choses dans les domaines les plus divers … C'est un levier puissant que l'Arménie ne peut pas se permettre. Et de même, nous n'avons pas de gaz à vendre à l'Europe, par exemple. Nous pouvons seulement investir dans la culture, l'histoire et les ressources humaines.

La survie de notre patrimoine dépend de l'attention internationale que nous saurons provoquer. Pas seulement au Karabakh mais aussi au Nakhitchevan, territoire arménien historique d'où il a été quasiment éradiqué, de même qu'en Turquie, l'ancienne Arménie occidentale, où certains spécialistes, individuellement, commencent à reconnaitre l'appartenance arménienne de ce patrimoine perdu.

Nous devons tirer les leçons de notre histoire et organiser les choses au niveau politique, prendre des mesures préventives et conservatrices qui permettront que l'héritage arménien d'Artsakh ne connaisse pas le même sort que celui d'Arménie occidentale. Selon moi, ce centre de recherches est une nécessité. Il doit travailler sur l'ensemble du patrimoine arménien disparu, perdu, en danger, occupé ou subsistant. Organisé au niveau institutionnel, garanti au niveau gouvernement comme une ligne politique officielle, alors, ça peut marcher. Maintenant, la question de sa reconnaissance internationale, de savoir comment provoquer l'intérêt de la communauté internationale à la reconnaissance du patrimoine d'un tout petit pays comme l'Arménie reste pour moi une gageure ».