Soutenir l’Arménie, pas la diffamer

Opinions
13.05.2022

Dans une tribune publiée le 11 avril, Sébastien Boussois affirmait qu'Erevan soutenait l'agression de Vladimir Poutine contre l'Ukraine. Cet article reprend les éléments de langage de la propagande anti-arménienne du régime Aliev, considèrent dans leur réponse Alexandre Del Valle, géopolitologue et essayiste, Eric Denecé, directeur du Centre français de recherche sur le renseignement, et Ara Toranian, coprésident du CCAF (Conseil de coordinations des organisations arméniennes de France).

Par Alexandre Del Valle, Eric Denecé et Ara Toranian

Dans une tribune publiée le 11 avril dans la Tribune, Sébastien Boussois se pique de revenir à nouveau à la charge contre l'Arménie tout en dressant en contrepoint un portrait flatteur de l'Azerbaïdjan. Faut-il le préciser ? Ce n'est pas la première fois que ce polémiste se fait le relais de la propagande de la pétrodictature azerbaïdjanaise, ni qu'il tente dans un même mouvement de noircir l'image de l'Arménie, seul État démocratique de la région. Notre auteur est coutumier du fait. Et ses articles anti-arméniens sont naturellement repris et cités par la presse « officielle » azerbaïdjanaise. Y en a-t-il d'ailleurs une autre dans ce pays positionné à la 163e place sur 180 au classement de RSF sur la liberté de la presse ?

Mais la capacité d'indignation de notre auteur ne se mobilise pas pour de telles peccadilles. Ce qui l'intéresse, c'est le blason terni de l'Azerbaïdjan qu'il s'agit de redorer. Il faut dire qu'il y a de quoi faire : cet État occupe le bas du tableau de toutes les ONG spécialisées dans la défense de droits de l'homme. Le dernier rapport de Freedom House le situe dans la catégorie des Etats les moins libres du monde et Transparency International dénonce non seulement « la corruption endémique » qui y sévit, mais également son exportation qui « mine les institutions démocratiques de l'Occident, comme le Conseil de l'Europe, mais aussi l'intégrité des marchés financiers et autres ».

Selon les révélations de l'enquête internationale « La lessiveuse azerbaidjanaise » publiée en 2017, sur la simple période comprise entre 2013 et 2014, 2,5 milliards de versements ont eu lieu pour « acheter » des amitiés à l'étranger.  Mais qu'importe. Pour M. Boussois, l'« urgence » est ailleurs. Il s'agit de « dénoncer et condamner le soutien de l'Arménie à la Russie dans la guerre contre l'Ukraine ». Car l'on s'imagine bien que ce « soutien » allégué d'un petit pays exsangue comme l'Arménie pourrait peser d'un poids décisif dans la bataille... Tout cela est bien sûr cousu de fil blanc. L'Arménie n'a jamais apporté la moindre aide militaire à la Russie dans cette guerre. La légende des 4 avions de combat de type SU-30 qu'elle aurait envoyée, selon M. Boussois, pour participer aux bombardements contre l'Ukraine, constitue une pure fake news, fabriquée de toute pièce par le régime Aliev et propagée à dessein sur les réseaux sociaux pour discréditer l'Arménie. On s'étonne que l'auteur de ces accusations ne se soit pas donné la peine d'en vérifier la véracité, alors que des attachés militaires de l'OTAN et des pays de l'UE qui ont effectué une mission en ce sens à Erevan le 31 mars ont formellement démenti ces calomnies.

On s'étonne également que M. Boussois dénonce la mini-manifestation pro-russe organisée le 19 mars 2022 à Erevan, mais qu'il ne pipe mot de celle, beaucoup plus massive, contre la Russie, organisée à l'appel de l'Alliance démocratique nationale le 9 avril. On regrettera enfin que notre docteur en sciences politiques ne se soit pas donné la peine de regarder les votes de l'Arménie à l'ONU. Il aurait pu constater qu'elle n'a pas été avec la Russie, mais qu'elle s'est abstenue lors du scrutin à l'Assemblée générale du 3 février 2022 sur l'agression contre l'Ukraine, et qu'elle n'a pas pris part au vote, comme d'ailleurs l'Azerbaïdjan, lors de la consultation du 7 avril suspendant la Russie du Conseil des droits de l'homme de l'ONU. Cette forme de neutralité diplomatique courageuse aurait au contraire mérité d'être mise en valeur. D'une part parce que la sécurité de l'Arménie est très largement tributaire des forces d'interposition russes qui bloquent pour l'instant les velléités azerbaïdjanaises d'envahir ce qu'il reste de la République du Haut-Karabakh ainsi que le sud de l'Arménie. Ensuite, parce que si le peuple et les médias ukrainiens se sont majoritairement montrés pro-arméniens, il n'en a pas été de même du régime de Zélinsky, proche allié d'Erdogan et d'Aliev, qui a défendu l'offensive militaire anti-arménienne de l'automne 2020.

Les contrevérités et les omissions de M. Boussois se devaient d'être dénoncées, alors que le régime d'Aliev fait feu de tout bois pour améliorer son image considérablement noircie par l'opération de nettoyage ethnique lancée contre les Arméniens durant l'automne 2020, mais aussi par «  les actes de dégradation et de profanation du patrimoine culturel arménien, les églises et autres lieux de culte, monuments, sites, cimetières et artefacts » condamnés par la Cour de Justice internationale le 7 décembre dernier. Un jugement qui a également enjoint Bakou à  « prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher l'incitation et l'encouragement à la haine et à la discrimination raciales, y compris par ses agents et ses institutions publiques ».  Car il s'agit bien d'un racisme promu par l'Etat dont il est ici question et non de simples expressions spontanées émanant d'une société civile chauffée à blanc par la guerre.

On ne peut en tout cas laisser passer ce renversement des rôles qu'opère M. Boussois qui entend visiblement occulté le fait que l'agression du 27 septembre, préparé de longue date avec la Turquie, visait à casser le processus de négociation placée sous l'égide du Groupe de Minsk, seul détenteur d'un mandat international pour résoudre le conflit et à réaliser par la force ce qu'il était devenu impossible d'obtenir par des moyens légaux et pacifiques. Comment dès lors ne pas s'offusquer, lorsque M. Boussois justifie cette attaque aussi meurtrière qu'inégale par le droit de l'Azerbaïdjan à récupérer son territoire, alors qu'il s'agissait surtout selon le mot d'Aliev d'en « chasser les Arméniens comme des chiens », eux qui avaient eu l'audace d'opposer à sa dictature leur droit à l'autodétermination sur le Haut-Karabakh, ex-république autonome de l'URSS où ils ont toujours été largement majoritaires ?

Faut-il rappeler que cette terre, berceau de la nation arménienne depuis l'antiquité, a été machiavéliquement octroyée par Staline à l'Azerbaïdjan en 1921, afin de diviser pour mieux régner ?  Faut-il également se souvenir que l'Azerbaïdjan et la Turquie formant deux Etats pour un même peuple, selon leurs propres termes, ne cessent ne conspirer à la perte de l'Arménie, considérée comme un verrou géographique culturel et religieux faisant obstacle à leur jonction territoriale.

N'était-ce d'ailleurs pas l'objet du génocide du 1915, à l'égard duquel Ankara comme Bakou, pratique un insupportable négationnisme d'Etat ?

A l'heure où l'Azerbaïdjan entend justement mettre à profit la focalisation de l'attention mondiale sur l'Ukraine pour pousser son avantage militaire contre l'Arménie à qui et à quoi sert la « tribune » du 11 avril de M. Boussois ? La réponse se trouve peut-être sur le site officiel de l'Azerbaïdjan, Azertag, qui a publié le 12 avril un long article d'Aslan Aslanov, porte-voix officieux du président Aliev, qui y dresse le bilan des raisons de la victoire de l'Azerbaïdjan. Ils les résument notamment en ces termes :  « Nous pouvons dire sans exagérer que cet avantage dans la guerre de l'information a été l'un des facteurs qui ont assuré le triomphe au Karabakh et a joué un rôle aussi important dans notre victoire que les armes et les batailles ». Diffusés le lendemain de l'article de propagande de M. Boussois, ces propos se passent de tout commentaire.