« "Livre blanc" ("White Paper" en anglais) : outil de communication se positionnant comme un guide destiné à présenter des informations concises sur un sujet complexe tout en présentant les principes de son auteur sur le sujet. Il répond à une problématique prédéfinie et aide le lecteur à opter pour une solution ou à prendre une décision. »
Du sombre constat et de l'analyse de la lente déliquescence qui a mené à la catastrophe de l'automne 2020, un Livre Blanc est paru, une proposition de raison pour reprendre l'iniatitive.
Par Olivier Merlet
Les accords des 9 et 10 novembre 2020 ont signifié à l'Arménie en lettres de sang une réalité intérieure qu'elle refusait d'admettre. Des carences surtout, des dysfonctionnements et un aveuglement tant au niveau de sa société que de ses gouvernants censés la conduire et la représenter dans le monde. 44 jours, un an et une élection plus tard, majeure, le statuquo illusoire qui avait prévalu pendant trente ans a volé en éclat. Il s'est reconstitué en un nouvel immobilisme résigné et malsain à l'abri d'un mandat russe dont l'on questionne la réelle efficacité et qui pourrait ne pas durer. Les menaces se sont renforcées et gagné les frontières de la jeune république, dégénérant même la semaine dernière en un combat bref et brutal dont l'intensité ressentie est encore plus psychologique que militaire.
Ils sont trois, trois personnes "bien informées" ainsi qu'ils se présentent. Un ex-dirigeant de grandes entreprises de l'informatique, un diplomate historien à la retraite et une politologue. Ils sont de Paris, Boston et Aix en Provence, la défense de la cause arménienne et le Karabakh les a réunis. À la fin des années 80 pour les deux premiers, celles du Comité Karabakh, un peu plus tard pour la troisième, lorsqu'elle bouclait sa thèse de doctorat consacrée à l'influence de la première guerre sur la construction du jeune État arménien. Robert Aydabirian, co-fondateur de "l'Union européenne des étudiants arméniens" et militant historique de la cause arménienne auprès des instances françaises et européennes. Jirair Libaridian, conseiller spécial du premier président de la République d’Arménie, Levon Ter Petrossian, et Taline Papazian, conseillère basée à l'étranger du Ministère de la défense arménienne. Juste une mention sur leurs CV respectifs… Toute une légitimité.
Les trois analystes réfléchissaient à la rédaction d'un ouvrage commun sur la pensée stratégique arménienne lorsqu'éclate la guerre de l'automne 2020. Consternés, pris de court par les combats et rivées aux informations en provenance du pays, ils constatent l'impuissance, l'incapacité, des forces arméniennes à contenir l'offensive azerbaidjanaise dans le Sud et sur la ligne de contact. « On s'est tous retrouvé à ne plus penser qu'à cela » se souvient Taline Papazian, le projet tombe de lui-même. Le cessez-le-feu signé, les trois auteurs continuent de communiquer régulièrement. Le livre, évidemment, n'est plus d'actualité et de toutes façons, il ne peut plus se faire comme ils l'avaient imaginé. Pour eux, cette défaite totale, mais pas si inattendue, signe la déroute et l'absence de vision de la politique étrangère et sécuritaire de la république arménienne pendant plus de vingt ans. « Elle doit tout remettre à plat » reconnait Robert Aydabirian dans ses échanges avec Jirair Libaridian.
Naît alors l'idée d'une "feuille de route". Une analyse détaillée, précise et objective, quasi-exhaustive, des éléments qui ont abouti à cette catastrophe. Il faut en tirer tous les enseignements et formuler des recommandations à destination des gouvernants arméniens et du débat public. La tâche est vaste, le sujet sensible, et ils ne sont que trois. Pour garantir l'objectivité dont ils se réclament, la transparence et la pertinence de leur travail, les co-auteurs élaborent soigneusement une méthode de travail cartésienne et systématique dont le point de départ ne peut être qu'une consultation élargie. Ils conçoivent à l'intention d'un spectre de soixante-dix experts et analystes arméniens du monde entier et de sensibilité différente un questionnaire sur les causes présumées de la défaite, ses conséquences immédiates et ce qu'elle implique à l'avenir pour la conduite de la politique étrangère et sécuritaire arménienne. À partir de la présentation brute des 45 réponses reçues, ils tirent une série d'observations et émettent sur cette base, en leur nom propre, plusieurs recommandations. Elles n'auront de valeur que soumises à discussion, une proposition de réforme de l'armée et de concept d'une neutralité armée sont ainsi développées en annexe de l'ouvrage, « pour attirer l'attention du lecteur, pour aller plus loin » précise Taline Papazian.
Le Livre Blanc est remis aux dirigeants exécutifs et législatifs de l'Arménie et du Karabakh, aux centres de recherche et aux experts du monde arménien, les "Think tanks", aux diplomates étrangers en poste à Erevan, puis aux médias.
La politologue précise encore : « Si les "Policy maker" nous font l'honneur de lire notre travail, ils peuvent ne pas être d'accord avec nos préconisations, en revanche, ils doivent reconnaitre notre méthode et, pourquoi pas, l'utiliser dans leur approche de ces questions et non plus comme on l'a toujours fait chez nous, par réflexe, orgueil ou crispation nationaliste. » Robert Aydabirian ajoute : « c'est un document qui a une pertinence et une application immédiates dans la politique et les actions gouvernementales […] des dirigeants de l'Arménie et de l'Artsakh, des diplomates comme des commandants militaires. »
« Nous savions que notre peuple a été nourri de beaucoup de rêves et de faux espoirs. Le meilleur service que nous puissions lui rendre […] était de montrer où nous en sommes et quelles options s'offrent à nous, en termes réalistes et pragmatiques. » conclut Jirair Libaridian.
Le Courrier d'Erevan a mené une série d'entretiens avec les trois auteurs du Livre blanc. Dans sa préface, ils prévenaient : « L'évolution rapide de la situation en Arménie peut rendre certains éléments de ce document […] non pertinents ou pire encore. » L'offensive azerbaïdjanaise du 16 novembre dernier a eu lieu, questionnant encore l'intérêt du dialogue dans un contexte où la force intransigeante semble seule prévaloir. Vision angélique ou parti pris de l'intelligence, l'utopie d'aujourd'hui peut-elle devenir la réalité de demain ?
Aujourd'hui, Le Courrier d'Erevan publie le premier volet de cette série d'entretiens avec Robert Aydabirian, initiateur du projet. Vendredi 3 décembre, Taline Papazian nous livrera, parmi d'autres, ses réflexions sur la nécessaire réforme des forces armées arméniennes. Jirair Libaridian enfin, nous précisera, lundi 6 décembre, le cadre et les implications des discussions trilatérales et ce qu'il est permis d'en attendre.