Les génocides actuels et la pratique internationale constante de leur négation

Région
21.12.2023

S'appuyant sur le témoignage d'Artak Beglaryan, l'ancien procureur de la Cour pénale internationale, Luis Moreno Ocampo, analyse dans un nouveau document le nettoyage ethnique des Arméniens du Haut-Karabagh. « Un génocide suivi d'une déportation, un crime contre l'humanité ».

Par Olivier Merlet

 

Le 7 août dernier, Luis Moreno Ocampo, ancien procureur à la Cour pénale internationale de Justice publiait un rapport édifiant intitulé "Génocide contre les Arméniens en 2023", sur le processus génocidaire mis en œuvre par l'Azerbaïdjan pendant le blocus du corridor de Latchine. Le magistrat argentin vient d'annoncer, ce 18 décembre, le lancement en collaboration avec l'Université de Sao Paulo, de l'initiative "Innovation on Global Order 2024" visant à rendre opérationnels les devoirs de prévention et de punition des génocides.

Conjointement, il rend public un second rapport, complément de son premier travail, axé sur le génocide perpétré pendant de long mois au Haut-Karabagh jusqu'à son parachèvement le 19 septembre 2023. Ce nouvel article - " Les génocides actuels et la pratique internationale constante de leur négation" - , met également en évidence la position constante de son déni par de nombreux États signataires de la Convention des Nations-Unies, ou de leur volonté d'ignorer les informations relatives au risque sérieux de génocide pour le peuple du Haut-Karabakh. « Ils ont préféré faciliter la conclusion d'un accord entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan afin d'éviter de nouvelles hostilités et de réaliser des intérêts économiques et géopolitiques nationaux », affirme ce second rapport, «cependant », poursuit-il, « leur obligation de prévenir les génocides leur impose d'évaluer l'intention génocidaire du président Aliyev d'attaquer l'Arménie et de garantir des réparations pour ceux qui ont perdu leur vie, leurs biens et leur liberté dans le Haut-Karabagh ».

Le document affirme également « l'urgence de libérer plus de vingt victimes du génocide, dont trois anciens présidents de l'Artsakh et cinq autres dirigeants communautaires, incarcérés en Azerbaïdjan. Leur captivité fait partie du génocide et constitue un message à leur communauté : si vous revenez au Haut-Karabagh, vous serez affamés, incarcérés ou tués ».

A l'appui de son argumentation, Luis Moreno Ocampo a recueilli un témoignage, celui d'Artak Beglaryan, ancien Défenseur des Droits de l'homme et ministre d'État d'Artsakh, aujourd'hui réfugié à Erevan. Nous le reproduisons sous ces lignes. Selon l'ancien procureur de la Cour de Justice Internationale, il établit de façon claire la démonstration de « préjudices corporels ou mentaux graves subis par l'ensemble d'un groupe ethnique », tel qu'établi par l'article II - b de la Convention sur le génocide.

Pour Luis Moreno Ocampo, enfin, le seul moyen aujourd'hui de protéger le peuple du Haut-Karabakh est de prouver qu'il est victime d'un génocide. « Il est très important de parler du génocide parce que, premièrement, la seule façon de protéger le peuple du Haut-Karabakh est de prouver qu'il a été victime du génocide. Ils ont le droit de rentrer chez eux, ils ont le droit d'être indemnisés, et surtout, les dirigeants du Haut-Karabakh, qui sont en prison, retenus en captivité à Bakou, doivent être libérés. Ils sont en fait devenus des otages. Pourquoi sont-ils des otages ? Parce que l'Azerbaïdjan essaie ainsi d'envoyer un signal aux Arméniens : Regardez le Haut-Karabakh, si vous revenez, nous vous humilierons, nous vous emprisonnerons ou nous vous détruirons. Ils gardent donc ces personnes en prison comme preuves ».

 


Témoignage d'Artak Beglaryan, annexe au rapport de Luis Moreno Ocampo : " les génocides actuels et la pratique internationale constante de leur négation" - Décembre 2023 :

« Je m'appelle Artak Beglaryan, je suis né en 1988 à Stepanakert, dans le Haut-Kharabagh, à l'époque soviétique. Lorsque j'étais enfant, il y avait une guerre menée par l'Azerbaïdjan. Un siège, des bombardements, etc.  Mon père était soldat et il a été tué lorsque j'avais quatre ans et demi. Après un cessez-le-feu en 1995 - j'avais sept ans -, j'ai perdu la vue suite à l'explosion d'une mine dans notre cour à Stepanakert.

J'ai ensuite reçu une éducation spéciale à Erevan, loin de ma famille, parce que ma mère voulait que je reçoive une bonne éducation et que je devienne une personne précieuse et utile à mon peuple, à ma patrie… Et l'humanité, si je le pouvais. Malheureusement, ma mère est décédée d'une crise cardiaque lorsque j'avais 16 ans. Mais j'ai toujours conservé sa vision et celle de mon père pour moi.

J'ai suivi une maîtrise en Science des conflits, puis une autre formation dans le domaine de la gestion d'entreprise, en Grèce, dans le cadre du programme d'échange Erasmus de l'Union européenne. Ensuite, j'ai fait mon master à l'University College London en Politique, sécurité et intégration. Je suis allée à la Fletcher School of Law and Diplomacy de l'université Tuft aux Etats-Unis. J'y ai suivi une formation en Administration et politique publique.

Je suis retourné dans ma patrie, le Haut-Kharabagh, et j'ai servi mon peuple dans l'administration publique, à différents postes pendant 11 ans, notamment ceux de Défenseur des droits de l'homme pendant la guerre de 2020 et de ministre d'État, en tant que Coordinateur des ministères humanitaires après la guerre.

En décembre 2022, le 12 décembre exactement, l'Azerbaïdjan a bloqué le corridor de Latchine, la seule route qui relie le Haut-Kharabagh à l'Arménie et au monde extérieur. À partir du mois de juillet, nous avons cruellement manqué de nourriture, de médicaments, de carburant, nous n'avions ni transports publics ni transports privés. Des gens mouraient déjà de faim.

Nous avons connu à ce moment-là des situations très difficiles avec ma femme et des  conversations conflictuelles à plusieurs reprises. Il ne nous restait que deux ou trois jours de nourriture et elle me demandait : qu'allons-nous trouver pour nos enfants dans deux ou trois jours ? Ils auront faim. Je lui ai toujours répondu que nous sommes comme les autres, pareils : s'ils ont faim, nous aurons faim aussi et nous suivrons tous les autres parce que nous sommes dans le même bateau.

Je la comprenais bien, elle parlait comme un parent, comme une mère. Et elle demandait : « Ok, quelle est la ligne rouge pour nous, pour notre famille ? Jusqu'où et jusque quand allons-nous faire souffrir nos enfants ? Et ensuite ? Qu'allons-nous décider ? Nous avons toujours décidé que nous ferions partie des derniers groupes à quitter le pays si nous devions le faire. Elle était d'accord avec cela. Mais la principale ligne rouge, pour nous, était la sécurité de nos enfants.

À la suite de l'agression génocidaire azerbaïdjanaise du 19 septembre et de l'environnement coercitif qui pesait depuis des mois contre le Haut-Kharabagh, les gens - presque tout le monde - ont décidé de fuir parce qu'il n'y avait aucun espoir ni aucune confiance dans les garanties azerbaïdjanaises et internationales pour notre sécurité. Nous pensions qu'il était impossible d'avoir des droits, la sécurité et la dignité sous le contrôle de l'Azerbaïdjan.

Bien qu'il ait été très difficile pour nous, y compris pour moi, de fuir, la chose la plus importante, la plus difficile en fait, pour tout le monde, c'est la mémoire, c'est le passé. C'est le désir de tous ceux qui ont donné leur vie pour nous donner foi et confiance en l'avenir et pour pouvoir continuer la lutte pour la liberté, nos valeurs et nos droits dans notre patrie d'origine. Nous leur devons de conserver la valeur de ce qu'ils ont sauvé pour nous, de ce qu'ils ont défendu et protégé pour nous. Et parfois, je me sens mal ou coupable que moi et ma génération, n'ayons pas été et ne soyons pas assez forts ou, je ne sais pas, assez responsables, pour conserver ce qu'ils ont sauvé, ce qu'ils ont donné, ce qu'ils nous ont transmis.

Maintenant, je dirais que la partie la plus difficile de notre souffrance est ce préjudice mental. La souffrance mentale de notre peuple qui veut revenir mais ne peut pas revenir, qui veut poursuivre sur ce chemin des valeurs et de la liberté mais en est empêché et qui veut protéger ses tombes, son patrimoine et son identité mais ne peut le faire parce qu'ils sont tous sous le contrôle génocidaire de l'Azerbaïdjan ».