Les frontières de l'Arménie au fil de l'histoire

Société
24.01.2025

Le 22 janvier 2025, l'International Women's Association of Yerevan (IWAY) a organisé une conférence intitulée « Les frontières de l'Arménie au fil de l'histoire », présentée par l'historien et cartographe indépendant Rouben Galichian. Cet événement s'inscrit dans la mission d'IWAY de soutenir les communautés frontalières arméniennes et de sensibiliser ses membres à l'histoire complexe des frontières du pays. Cette conférence a permis aux membres d'IWAY de mieux comprendre les défis historiques et actuels liés aux frontières de l'Arménie, renforçant ainsi leur engagement envers les communautés frontalières et la préservation de l'héritage arménien.

 

Par Layla Khamlichi-Riou 

Une mission ancrée dans les besoins des régions frontalières

IWAY est une organisation dédiée principalement aux femmes expatriées vivant en Arménie, et a pour mission d’améliorer les conditions de vie des communautés vivant près des frontières. « Si les villages frontaliers n’ont pas d’écoles, d’hôpitaux, ou les infrastructures nécessaires pour vivre décemment, les habitants finiront par partir. Et s’ils partent, qui protégera ces régions ? » a expliqué Victoria Kasabyan, présidente de l’association dans une interview.

C’est pour cette raison qu’IWAY concentre ses efforts sur des projets à fort impact pour ces populations : « L’objectif est de leur permettre de vivre là où ils se trouvent, volontairement et avec fierté. »

 

Rouben Galichian : un expert de renommée internationale

Né en Iran dans une famille arménienne ayant fui le génocide de 1915, Rouben Galichian s’est imposé comme l’un des grands spécialistes de la cartographie historique. Auteur de plusieurs ouvrages, il met en lumière la continuité historique des frontières arméniennes, malgré les nombreux bouleversements subis. Lors de la conférence, il a présenté des cartes historiques fascinantes qui démontrent que l’Arménie a toujours figuré sur les représentations cartographiques anciennes, tandis que le nom d’« Azerbaïdjan » est une invention beaucoup plus récente (1918).

 

Un voyage cartographique dans le passé

En retraçant 2 600 ans d’histoire des frontières arméniennes, Monsieur Galichian a expliqué que les noms du territoire ont varié selon les langues et les époques. « En élamite, on disait Harminuya ; en vieux persan, Arminiya ; et en babylonien, Urartu, mais c’était toujours le même pays », a-t-il précisé.


Rouben Galichian

 

Il a également partagé des faits marquants, comme les décisions soviétiques du XXe siècle ayant entraîné la perte de territoires stratégiques pour l’Arménie, notamment le Haut-Karabagh et le Nakhitchevan. Ces choix, dit-il, étaient « une forme de division pour mieux régner. » Un des aspects marquants de la conférence de Rouben Galichian portait sur la question des enclaves azéries en territoire arménien, une réalité géopolitique complexe héritée de l’époque soviétique. Ces enclaves, établies de manière arbitraire par les autorités de l’Union soviétique, ont été décrites comme une stratégie de division.

 

« Diviser pour mieux régner, voilà ce qu’a fait l’URSS en dessinant ces frontières absurdes. Elles n’ont jamais été légales ; elles ont été décidées unilatéralement ».

 

Ces enclaves, bien que souvent petites en superficie, ont eu des répercussions profondes sur la vie quotidienne des habitants des régions frontalières. Leur existence a non seulement alimenté des tensions entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, mais a également rendu le développement de ces zones plus difficile. « Imaginez une autoroute qui traverse une frontière contestée : les conducteurs arméniens étaient pris pour cible par des tirs azerbaïdjanais pendant la guerre », a rappelé Galichian, évoquant l’impact direct de ces enclaves sur la sécurité des civils.

 

Une perspective sur l’Azerbaïdjan

L’Azerbaïdjan, souvent au cœur des tensions régionales avec l’Arménie, a été évoqué lors de la conférence comme un acteur dont l’histoire territoriale est plus récente.

 

Rouben Galichian a rappelé que le nom même d’« Azerbaïdjan » n’existait pas avant l’arrivée des Arabes et l’époque moderne, et que le pays ne figurait pas sur les cartes anciennes.

 

Cette observation a servi à souligner le contraste avec l’Arménie, représentée de manière continue à travers les siècles. Le conférencier a également abordé les revendications territoriales de l’Azerbaïdjan, qualifiant certaines d'entre elles de réécritures historiques destinées à légitimer des politiques contemporaines. Cette réévaluation de l’histoire reste un point de divergence majeur entre les deux pays, alimentant les tensions dans la région du Caucase.

 

Une réflexion sur l’identité et le territoire

Au-delà des frontières physiques, Rouben Galichian a invité son auditoire à réfléchir aux dimensions plus profondes et intangibles de l’identité arménienne. Il a souligné que la préservation du patrimoine arménien repose autant sur les choix collectifs que sur les décisions individuelles. « Ce n’est pas une question de "qu’avons-nous fait pour perdre notre terre ?", mais plutôt de "qu’avons-nous oublié de faire ?" », a-t-il affirmé, invitant à une introspection sur la responsabilité de chaque Arménien envers sa culture et son territoire.

En outre, l’historien a mis en avant une réalité douloureuse : l’émigration massive des Arméniens au fil des siècles. « Les Arméniens s’aiment, mais quittent leur terre, et c’est ainsi que nous la perdons », a-t-il ajouté, soulignant l'impact de la diaspora sur l’abandon progressif des terres historiques. Cette réflexion a trouvé un écho particulier chez les membres d’IWAY, dont les efforts visent justement à lutter contre cet exode, en créant des conditions de vie plus stables et attractives dans les régions frontalières.

 

L’enracinement : une clé pour préserver l’identité nationale

Pour l’historien, l’attachement à la terre va au-delà d’un simple lien géographique. Il s’agit d’un ancrage identitaire, un héritage à transmettre. Les frontières de l’Arménie, bien que mouvantes à travers l’histoire, ont toujours représenté plus qu’un simple tracé sur une carte. Elles incarnent une histoire millénaire, une foi et une culture. Perdre cette connexion, selon lui, signifie également perdre une partie de ce qui fait l’identité arménienne. Cette idée est au cœur des initiatives d’IWAY, qui cherchent à encourager les communautés des régions frontalières à rester enracinées, malgré les défis économiques et sécuritaires. « Si nous n’offrons pas aux habitants des villages frontaliers une vie décente et sûre, ils partiront. Et si eux partent, alors qui protégera ces terres ? », a déclaré une représentante de l’organisation. Pour IWAY, préserver ces communautés, c’est préserver l’Arménie elle-même.

Monsieur Galichian a également insisté sur l’importance de transmettre cette conscience identitaire aux nouvelles générations, qu’elles vivent en Arménie ou dans la diaspora. L’éducation, la culture et la connaissance des racines historiques jouent un rôle essentiel dans ce processus. « La mémoire collective est notre plus grande richesse, mais elle doit être nourrie, enseignée et vécue », a-t-il expliqué.

Pour les participants à la conférence, cette réflexion a offert une perspective renouvelée sur l’interdépendance entre les individus, leur terre et leur histoire. Elle a également rappelé que chaque action en faveur des régions frontalières, même modeste, contribue à maintenir ce lien vital entre les Arméniens et leur territoire ancestral.

 

Une conférence inspirante pour un public engagé

Pour les membres de l’International Women’s Association of Yerevan, cette conférence représentait bien plus qu’une simple leçon d’histoire. Si l’organisation se revendique apolitique, elle reconnaît l’importance de la connaissance historique pour appuyer ses projets de terrain. « Nous sommes neutres, mais il est essentiel de comprendre l’histoire pour pouvoir, parfois, dire un mot juste, factuel, qui soutient une communauté », a affirmé Madame Kasabyan, représentante d’IWAY.

Cette neutralité assumée ne signifie pas indifférence. Bien au contraire, les membres de l’association cherchent à intégrer une meilleure compréhension des réalités historiques et géographiques dans leurs actions. En abordant les dynamiques complexes des frontières arméniennes à travers le prisme des cartes et des récits de Rouben Galichian, la conférence a permis au public d’élargir sa vision des défis que rencontrent aujourd’hui les régions frontalières.

L’événement s’est également révélé être une source d’inspiration pour celles qui soutiennent activement les communautés vivant en première ligne des tensions géopolitiques. « Nous travaillons pour renforcer la résilience de ces villages, car leurs habitants sont les premiers gardiens de nos frontières », a expliqué Madame Kasabyan lors de l’interview. Comprendre les contextes historiques, comme les modifications de frontières sous l’Union soviétique ou les périodes de domination étrangère, permet aux membres de l’association d’ancrer leur engagement dans une vision plus large.

La conférence a aussi mis en lumière l’importance de l’histoire comme outil de sensibilisation auprès des membres expatriées d’IWAY. Beaucoup d’entre elles, nouvellement arrivées en Arménie ou peu familières avec son passé complexe, ont trouvé dans cette présentation une occasion de renforcer leur lien avec le pays. « Cela nous aide à comprendre pourquoi nos projets aux frontières sont si cruciaux », a ajouté une participante.

 

En fin de compte, cette conférence a rappelé à chacun que l’histoire, même dans sa neutralité, peut être un moteur d’action. Elle permet d’établir un pont entre la connaissance et l’impact concret, renforçant la mission d’IWAY : protéger et soutenir non seulement les communautés aux frontières, mais également le riche patrimoine arménien qu’elles incarnent. En mêlant érudition et engagement, cet événement a rappelé l’importance de préserver non seulement les terres, mais aussi l’identité et l’histoire qu’elles incarnent.