Femmes en Arménie : Entre Progrès, Résistances et Espoirs

Société
21.01.2025

En Arménie, les femmes occupent une place centrale dans la société, mais leur chemin vers l’égalité reste semé d’embûches. Si des progrès notables ont été accomplis grâce aux politiques publiques et au travail acharné des organisations locales, les défis persistent : stéréotypes culturels, inégalités économiques et sociales, et réalités souvent invisibilisées des femmes les plus marginalisées. À travers les témoignages de Lara Aharonian, militante féministe et directrice du Women’s Resource Center of Armenia, Talar Teijirian, chirurgienne arméno-américaine engagée dans des initiatives de formation médicale, ainsi que Hripsimé Mirzoyan et Arevik Yeghiazaryan, directrices de l’ONG Winnet Vanadzor – Women and Youth Development, cet article explore les avancées, les luttes et les espoirs des femmes arméniennes.

 

Par Layla Khamlichi-Riou  

Les progrès récents : politiques publiques et engagement associatif

Ces dernières années, l’Arménie a connu des avancées notables en matière d’égalité des genres, grâce à une combinaison d’initiatives législatives et à l’action déterminée des organisations de la société civile. L’adoption de lois contre les violences domestiques en 2017, bien qu’initialement imparfaites, a marqué un tournant majeur. Comme le souligne Lara Aharonian, directrice du Women’s Resource Center of Armenia, « le positif, c’est que la loi a été adoptée après des années de lutte par des organisations comme la nôtre. Elle a été amendée récemment, ce qui montre qu’il y a une volonté de faire avancer les choses ». Malgré cela, elle rappelle que des défis importants subsistent, notamment le manque de financement pour les structures d’accueil et le soutien post-crise : « Nous n'avons que deux refuges pour tout le pays, et il manque cruellement de programmes de transition pour aider les femmes à reconstruire leur vie après avoir quitté un refuge. »

L’engagement des ONG et des militantes est un moteur essentiel de ces changements. Hripsimé Mirzoyan et Arevik Yeghiazaryan, directrices de Winnet Vanadzor – Women and Youth Development NGO, insistent sur la nécessité d'une coopération entre différents acteurs pour que ces politiques se traduisent par des effets concrets sur le terrain : « Nous devons travailler à tous les niveaux pour que les politiques prennent vie dans la réalité », une phrase qui résume bien l’esprit de leur action. Elles mettent également en avant les efforts déployés au niveau municipal pour engager les communautés locales dans ce processus : « Ils travaillent au niveau des municipalités pour rassembler, partager et engager les gens dans ce travail ».

Cependant, le changement ne peut pas uniquement venir du haut. Pour Arevik Yeghiazaryan, il est crucial d'inclure la société civile dans ce processus : « Cela devrait être la responsabilité de la communauté et de tout le pays ». Les ONG jouent ici un rôle fondamental, notamment dans les régions rurales, où les réalités quotidiennes des femmes sont souvent ignorées par les politiques publiques. Comme le mentionne Hripsimé Mirzoyan, ces projets vont au-delà du simple plaidoyer et incluent des actions concrètes de terrain : « Nous allons dans les communautés, nous formons les femmes, nous soutenons les initiatives locales et nous aidons au financement de programmes de développement ».

Le dialogue entre les acteurs publics et les organisations de la société civile semble s’être intensifié ces dernières années, bien que ce soit encore insuffisant. Lara Aharonian souligne que la coopération avec le gouvernement est en progrès mais qu’il reste beaucoup à faire pour assurer une approche multi-sectorielle et coordonnée : « Ce n'est pas seulement le rôle des ONG de faire avancer ces questions, mais bien un effort collectif impliquant l'État, la société civile et les citoyens. »

En somme, ces progrès législatifs et associatifs constituent des étapes importantes, mais encore fragiles, vers une égalité effective.

 

L’autonomisation économique : les femmes comme moteur de développement

L’autonomisation économique des femmes apparaît comme un levier essentiel pour réduire les inégalités et stimuler le développement local. Pourtant, malgré des avancées notables, les défis restent considérables, notamment dans les régions rurales où l’accès aux ressources, à la formation et aux financements est souvent limité. Hripsimé Mirzoyan et Arevik Yeghiazaryan soulignent l’importance cruciale de l’implication des femmes dans les activités économiques : « Les femmes doivent être plus impliquées dans les activités économiques » — une nécessité qui, selon elles, dépasse le simple cadre de l’emploi pour devenir un pilier du développement communautaire durable. L’organisation Winnet Vanadzor joue ici un rôle central, en proposant des programmes de formation, des financements et un accompagnement personnalisé pour les femmes entrepreneuses. Madame Yeghiazaryan explique : « Nous allons dans les communautés, nous pouvons amener des femmes des villages, les aider à financer et mettre en œuvre divers programmes de développement. » Ces projets, souvent modestes au départ, ont parfois un impact profond sur la dynamique économique et sociale des villages.

L’histoire de la coiffeuse villageoise soutenue par Winnet Vanadzor est un exemple frappant de cette transformation. Grâce au soutien de l’organisation, une femme du village a pu non seulement ouvrir son propre salon de coiffure, mais aussi devenir un acteur clé de sa communauté. Madame Mirzoyan raconte : « Nous avons financé une femme pour ouvrir un salon. Avant cela, elle se déplaçait chez les gens, mais ce n'était pas toujours pratique. Maintenant, elle a son propre espace, des équipements adéquats, et elle peut même suivre des formations pour développer ses compétences. » Cette réussite dépasse le cadre personnel : la communauté elle-même a reconnu la valeur du projet et a offert un espace central pour installer le salon. Ce type d’initiative ne se limite pas à un simple soutien financier. Il s’agit également de créer une dynamique de confiance et de coopération au sein des villages. Arevik Yeghiazaryan insiste sur le rôle fondamental de l’inclusion des communautés dans ces projets : « Les communautés remarquent les changements positifs, elles croient au projet et elles s’engagent d’elles-mêmes. »

Cependant, malgré ces succès, les besoins restent immenses. Hripsimé Mirzoyan regrette le manque de ressources financières pour étendre ces programmes à plus de bénéficiaires : « Nous avons des fonds pour trois ans, mais après cela, beaucoup de femmes qui voudraient participer ne pourront pas être soutenues faute de moyens. »

Ces initiatives montrent que l’autonomisation économique des femmes ne bénéficie pas seulement aux individus, mais également à leurs familles et à l’ensemble de leurs communautés. Comme le résume Madame Yeghiazaryan, « Il est essentiel d’investir dans les femmes pour renforcer non seulement leur indépendance économique, mais aussi le tissu social et économique de toute la communauté. »

Ainsi, à travers des programmes ciblés et un engagement continu, des organisations comme Winnet Vanadzor démontrent que l’autonomisation économique des femmes est bien plus qu’une question de revenus : c’est un moteur essentiel du changement social.

 

Les femmes dans le secteur de la santé : l’exemple des femmes chirurgiennes

En Arménie, les femmes, bien que présentes en nombre dans le domaine de la santé, se heurtent souvent à des obstacles systémiques lorsqu’elles tentent d’accéder à des positions décisionnelles ou à des spécialités techniques. Le secteur médical reste largement dominé par les hommes, surtout lorsqu’il s’agit de postes de leadership et de spécialités comme la chirurgie. Talar Teijirian, chirurgienne arméno-américaine, décrit avec lucidité cette réalité : « Il y a une forte résistance à voir des femmes prendre des rôles de leadership dans la chirurgie. »

Face à ces défis, Madame Teijirian a décidé de prendre les choses en main. Avec une détermination sans faille, elle a lancé le programme International Surgery Meeting to Armenia, une initiative visant à offrir aux jeunes femmes chirurgiennes arméniennes des opportunités de formation et de réseautage international. Ce programme permet non seulement le développement des compétences techniques, mais aussi la création de liens précieux avec des spécialistes étrangers.

En parallèle, elle a fondé l’Association des Femmes Chirurgiennes Arméniennes, une structure destinée à soutenir les femmes dans ce secteur exigeant et à créer une solidarité professionnelle forte. « Nous avons besoin de plus de femmes dans la chirurgie, et pas seulement comme assistantes ou en arrière-plan, mais comme leaders et innovatrices dans leur domaine », affirme-t-elle avec conviction.

Les barrières auxquelles les femmes font face dans ce secteur ne sont pas uniquement liées à des préjugés individuels, mais souvent à une culture professionnelle profondément enracinée. La chirurgienne témoigne : « Beaucoup de femmes abandonnent parce qu’elles ne trouvent pas de modèles à suivre, ou parce qu’elles se heurtent à une culture du travail qui ne leur laisse pas assez d’espace pour réussir. »

Cependant, son engagement dépasse largement le cadre des formations techniques. À travers ses programmes, Talar Teijirian vise à insuffler une nouvelle dynamique où les femmes peuvent non seulement accéder aux mêmes opportunités que leurs collègues masculins, mais également devenir des modèles pour les générations futures. Elle explique : « Nous devons créer des environnements où les femmes peuvent non seulement survivre, mais prospérer et inspirer les autres. »

 


Talar Teijirian

Les résultats commencent déjà à se faire sentir. Plusieurs jeunes chirurgiennes formées grâce à ses initiatives sont aujourd’hui en poste dans des hôpitaux arméniens, prêtes à relever les défis de la médecine moderne. Mais pour Madame Teijirian, ce n’est qu’un début : « Chaque femme qui réussit dans ce secteur ouvre une porte pour dix autres qui suivront. »

 

Les barrières culturelles et sociales : entre stéréotypes et modernité

Malgré les avancées législatives et les efforts des militantes, les normes culturelles et les attentes sociales restent profondément enracinées. Les femmes arméniennes sont souvent perçues à travers des rôles traditionnels, centrés sur la famille, l’éducation des enfants et les tâches domestiques. Cette vision limitée freine leur pleine participation à la vie publique, politique et économique du pays.

Talar Teijirian n’hésite pas à s’attaquer à ces symboles de l’inégalité persistante, même lorsque ceux-ci sont ancrés dans des institutions puissantes comme l’Église. Elle pose une question fondamentale : « Pourquoi l’Église n’évolue-t-elle pas avec son temps ? » Cette interrogation est au cœur de son combat pour la révision des vœux de mariage traditionnels arméniens, où le mot « obéir » est encore imposé à la mariée. Selon la chirurgienne, cette formule n’a plus sa place dans une société moderne et égalitaire. Elle explique : « L’amour et le respect doivent être réciproques dans un mariage. Le mot « obéir » n’a plus sa place dans une relation égalitaire. » Cette initiative, bien que symbolique pour certains, représente un enjeu majeur dans la lutte contre les stéréotypes de genre. En s’attaquant à cette tradition, elle remet en question un pilier symbolique du patriarcat et ouvre un débat national sur la modernisation des valeurs familiales.

Cependant, ce combat ne se limite pas à une simple révision de texte religieux. Il s’agit de créer une prise de conscience collective sur le rôle que jouent les institutions dans le maintien des inégalités. Talar Teijirian souligne que le changement ne peut venir que si la société accepte de remettre en question ses pratiques les plus profondément ancrées : « Les mots ont du poids, surtout lorsqu’ils sont prononcés dans un cadre aussi solennel qu’un mariage. Ils façonnent des attentes et des comportements qui perdurent tout au long de la vie du couple. »

En parallèle, le divorce reste une autre arène où ces barrières culturelles et sociales se manifestent avec force. Bien que le cadre juridique permette le divorce, les obstacles sont nombreux pour les femmes, qu'ils soient économiques, sociaux ou psychologiques. Lara Aharonian, directrice du Women’s Resource Center, met en lumière ces défis : « Les programmes de soutien économique et social pour les femmes divorcées sont quasi inexistants. Une fois qu’elles quittent leur mari, elles sont livrées à elles-mêmes. »

Les femmes divorcées font souvent face à une stigmatisation sociale intense, en particulier dans les zones rurales où le divorce est encore perçu comme une honte familiale. Cela pousse de nombreuses femmes à rester dans des mariages dysfonctionnels, voire violents. Lara Aharonian ajoute : « Il est extrêmement difficile pour une femme de quitter son mari lorsqu'elle sait qu'elle sera jugée, isolée et qu’elle n’aura pas de soutien économique. »

Sur le plan économique, les défis sont encore plus marqués. Beaucoup de femmes dépendent financièrement de leur mari, n’ayant jamais eu accès à une indépendance économique. Même lorsqu’une pension alimentaire est accordée, elle est souvent insuffisante ou difficile à obtenir. La garde des enfants, généralement confiée à la mère, ajoute une charge supplémentaire, aussi bien émotionnelle que financière.

Pour autant, certaines initiatives locales tentent d’apporter des réponses concrètes. Des programmes de soutien juridique et psychologique sont mis en place par des organisations comme le Women’s Resource Center. Mais ces projets souffrent d’un manque chronique de financement et de soutien institutionnel. Lara Aharonian insiste sur l’urgence d’une prise en charge globale : « Il faut une politique publique forte pour soutenir les femmes après un divorce : des logements sociaux, des programmes d’aide à l’emploi, et surtout, une protection juridique efficace contre les abus et la négligence. »

Ces problématiques montrent que le mariage et le divorce en Arménie ne sont pas de simples étapes administratives ou symboliques : ce sont des espaces où s’exercent et se perpétuent les inégalités de genre.

Ainsi, qu’il s’agisse de moderniser les rituels du mariage ou de faciliter l’accès à un divorce digne et sécurisé, la lutte contre les stéréotypes de genre passe par une remise en question profonde des traditions et une action politique résolue.

 

Les droits des femmes en Arménie : entre acquis et fragilités

En Arménie, les droits des femmes ont connu des avancées significatives au cours des dernières années, mais ces progrès restent fragiles et souvent inégalement appliqués. L’accès à la santé, à l’éducation, au travail et à une protection efficace contre les violences est aujourd’hui garanti par plusieurs textes législatifs, mais leur mise en pratique est encore loin d’être systématique.


Lara Aharoanian, directrice du Women’s Resource Center of Armenia

 

Lara Aharonian, directrice du Women’s Resource Center of Armenia, rappelle l’importance de ces acquis et le risque constant de régression : « Les droits acquis doivent être protégés et renforcés pour ne pas régresser. » Elle souligne notamment l’adoption en 2017 de la loi contre les violences domestiques, qui représente une victoire importante après des années de lutte : « Le positif, c’est que la loi a été adoptée, mais elle a été très faible au début. Heureusement, des amendements récents ont permis de l’améliorer. »

Cependant, malgré ces avancées législatives, les défis persistent. Madame Aharonian déplore le manque d’infrastructures et de ressources pour appliquer ces lois sur le terrain : « Nous n’avons que deux refuges pour tout le pays. Et une fois que les femmes quittent ces refuges, il n’existe aucun programme de transition pour les aider à reconstruire leur vie. »

En parallèle, d’autres avancées légales ont marqué une étape cruciale pour les droits des femmes arméniennes, comme l’inclusion du harcèlement sexuel dans le Code du travail. Mais là encore, l’application concrète de ces mesures laisse à désirer. La militante explique : « Beaucoup de cas ne sont pas signalés parce que les femmes ne font pas confiance aux autorités ou ont peur des représailles. »

Un autre sujet épineux reste la ratification de la Convention d’Istanbul, un traité international visant à prévenir et à combattre les violences faites aux femmes. Bien que cette convention soit essentielle pour offrir un cadre juridique clair et complet, son adoption en Arménie est au point mort. Lara Aharonian alerte sur ce blocage : « La ratification de cette convention pourrait changer tellement de choses, mais elle est constamment retardée pour des raisons politiques et idéologiques. » Ces lacunes révèlent une faille structurelle dans l’application des politiques publiques : le manque de formation et de sensibilisation des acteurs étatiques. Elle souligne que « les juges, les policiers, les travailleurs sociaux… tous doivent recevoir une formation continue pour comprendre et appliquer correctement les lois existantes. »

Malgré ces défis, des progrès restent visibles, notamment grâce à l’action conjointe des ONG, des militantes et des institutions engagées. Mais le chemin est encore long. Comme le résume Lara Aharonian : « Il ne suffit pas d’adopter des lois. Il faut les appliquer, les financer et s’assurer qu’elles répondent réellement aux besoins des femmes sur le terrain. » Ainsi, les droits des femmes en Arménie oscillent entre acquis fragiles et luttes continues. Si les fondations légales existent, leur véritable impact dépendra de la volonté politique et des ressources investies pour les rendre effectives.

 

Les cicatrices invisibles : l'impact de la guerre et la santé mentale des femmes arméniennes

Les guerres et les conflits successifs ont laissé derrière eux des cicatrices profondes, tant visibles qu’invisibles. Les femmes, souvent en première ligne face aux conséquences de ces crises, assument une double charge : reconstruire leur vie et celle de leur famille, tout en portant un poids émotionnel immense. « Après la guerre, ce sont souvent les femmes qui portent le poids de la reconstruction émotionnelle et économique des familles », soulignent les militantes sur le terrain.

Dans les régions les plus touchées par le conflit, les femmes sont devenues, par nécessité, les cheffes de famille. Elles doivent non seulement assurer la subsistance économique du foyer, mais également gérer les traumatismes psychologiques des enfants et des proches. Pourtant, peu d’entre elles reçoivent un soutien adapté. Les infrastructures manquent, et les ressources financières pour des programmes de soutien psychologique sont souvent inexistantes. Lara Aharonian met en évidence cette lacune : « Il n'y a pas assez de services spécialisés pour accompagner les femmes souffrant de troubles liés au stress et au traumatisme. » Cette pression constante pèse lourdement sur la santé mentale des femmes, un sujet encore largement tabou en Arménie. Les attentes sociales placées sur elles, être des piliers émotionnels inébranlables, des mères dévouées et des travailleuses acharnées, les empêchent souvent de s'autoriser à chercher de l'aide. Comme l’explique la militante : « Prendre soin de la santé mentale des femmes, c’est aussi construire une société plus résiliente. »

Certaines initiatives locales tentent néanmoins de pallier ces manques. Des groupes de soutien ont vu le jour dans les communautés rurales, proposant des espaces sécurisés où les femmes peuvent partager leurs expériences et recevoir un accompagnement psychologique. Lara Aharonian souligne cependant que ces projets, souvent impulsés par des ONG, souffrent d’un manque chronique de financement et de reconnaissance par les autorités publiques : « Ces programmes sont précieux, mais ils restent fragiles et dépendent trop souvent de financements temporaires. »

 

En outre, la santé mentale des femmes arméniennes n’est pas seulement un enjeu individuel, mais un défi collectif pour toute la société. Les femmes affectées par la guerre et le poids des responsabilités familiales ont besoin de soutien systémique, de programmes spécialisés et de ressources adaptées. Sans cela, les traumatismes risquent de se perpétuer sur plusieurs générations, alimentant un cercle vicieux de souffrance silencieuse.

 

La reconstruction après la guerre ne peut pas se limiter aux infrastructures physiques. Elle doit également inclure une prise en charge sérieuse et systématique de la santé mentale des femmes, car leur bien-être émotionnel est la clé d’une société arménienne plus forte et plus résiliente.

 

Les femmes marginalisées et invisibilisées

Certaines femmes subissent une double ou triple discrimination, en raison de leur handicap, de leur orientation sexuelle ou de leur statut socio-économique. Invisibilisées et souvent exclues des débats publics, elles font face à des défis spécifiques que les politiques publiques peinent encore à adresser de manière adéquate.

 

Les femmes handicapées occupent une place particulièrement précaire dans la société arménienne. Leur accès aux services essentiels, notamment dans les régions rurales, reste limité. Lara Aharonian met en lumière le travail crucial de l’organisation Agate Rights Defence Centre for Women with Disabilities et de sa fondatrice, Zaruhi Batoyan, ancienne membre du Parlement, ancienne ministre du travail et militante pour les droits des personnes handicapées : « Elles travaillent énormément pour sensibiliser et améliorer l’accès aux services pour les femmes handicapées, surtout dans les régions où elles sont souvent isolées. » Ce partenariat avec Agate permet d’établir des ponts entre les organisations féministes et celles spécialisées dans le handicap, afin de mieux répondre aux besoins spécifiques de ces femmes.

 

Les femmes LGBT+ sont également confrontées à une violence systémique, exacerbée par une absence totale de protection légale. Madame Aharonian explique que les préjugés et la haine à leur égard restent profondément ancrés dans la société arménienne : « Il y a beaucoup d'homophobie et de transphobie, et le système judiciaire n’est pas équipé pour traiter les crimes haineux à leur égard. » Un cas particulièrement tragique a marqué l’année écoulée : une femme trans a été brutalement assassinée, son appartement incendié après son meurtre. Lors de la veillée organisée en son honneur, des manifestants hostiles ont jeté des pierres sur les participants. Lara Aharonian déplore l’inaction des autorités : « Les enquêtes sont bâclées, les crimes ne sont pas traités comme des crimes haineux, et la justice reste inaccessible pour ces femmes. »

Enfin, les travailleuses du sexe, qu’elles soient cisgenres ou transgenres, subissent une stigmatisation intense et une violence institutionnelle préoccupante. Bien que le travail du sexe ne soit pas officiellement criminalisé, il n’est pas non plus reconnu ni protégé par la loi. Cela laisse les travailleuses du sexe vulnérables face aux abus policiers et à l’exploitation. Madame Aharonian explique : « Les travailleuses du sexe sont souvent arrêtées arbitrairement, soumises à des tests médicaux humiliants, et parfois victimes d’extorsion par les forces de l’ordre. » Elle souligne également que seule une poignée d’organisations, comme Right Side NGO, travaillent directement avec les travailleuses du sexe transgenres pour leur fournir soutien et protection : « C'est un sujet tellement tabou qu’il est presque impossible de l'aborder ouvertement dans la société. »

Ces témoignages révèlent une réalité brutale : les femmes handicapées, LGBT+ et travailleuses du sexe sont souvent laissées pour compte, sans soutien adéquat ni reconnaissance de leurs droits fondamentaux. Leur protection nécessite une réforme systémique des institutions et une sensibilisation à grande échelle pour lutter contre les préjugés profondément enracinés. L’inclusion de toutes les femmes dans les politiques publiques et les mouvements féministes n’est pas une option, mais une nécessité. Les combats pour l’égalité ne peuvent aboutir que si aucune femme n’est laissée pour compte.

 

Les jeunes générations et la diaspora : un avenir entre engagement local et ouverture internationale

Les jeunes générations incarnent une force de changement incontournable. Grâce aux réseaux sociaux et à une sensibilisation croissante aux questions d’égalité, une nouvelle vague de militantes et militants émerge, prête à défier les stéréotypes et à réclamer leurs droits. Les plateformes numériques, notamment Instagram et TikTok, sont devenues des espaces d’expression où les jeunes dénoncent les injustices et sensibilisent leurs pairs. Lara Aharonian témoigne de cette évolution : « Maintenant, vous voyez des jeunes qui parlent ouvertement de féminisme, qui revendiquent leurs droits sur les réseaux sociaux. C’est un vrai changement par rapport à 2003. »

Cependant, cette mobilisation numérique ne suffit pas à combler les inégalités structurelles, notamment dans l’accès à l’éducation. Les régions rurales restent largement défavorisées, avec un manque cruel d’infrastructures éducatives adaptées et des stéréotypes qui entravent encore l’éducation des filles. Comme l’explique une militante : « L’éducation des filles est un levier essentiel pour changer la société. » Pourtant, de nombreuses jeunes filles, surtout dans les zones frontalières, n’ont pas accès aux mêmes opportunités que celles vivant dans les villes. Lara Aharonian souligne également l’absence d’une éducation sexuelle complète dans les écoles : « Il y a encore beaucoup de tabous autour de la santé reproductive et de la sexualité, et cela crée des lacunes qui ont des conséquences sur la vie des jeunes filles. »

 

Face à ces défis, la diaspora arménienne joue un rôle central dans le développement des initiatives locales et le renforcement des projets éducatifs et sociaux. Des figures comme Talar Teijirian, chirurgienne arméno-américaine, illustrent parfaitement cette connexion entre les communautés locales et les ressources internationales. Grâce à son programme International Surgery Meeting to Armenia, elle a permis à de jeunes chirurgiennes arméniennes d’accéder à des formations de haut niveau : « Ces échanges créent des ponts précieux, non seulement pour les compétences techniques, mais aussi pour inspirer les générations futures. »

 

Les ONG locales collaborent également étroitement avec des partenaires internationaux pour assurer une continuité dans les projets éducatifs et sociaux. Hripsimé Mirzoyan et Arevik Yeghiazaryan témoignent de cette dynamique : « Nos partenaires internationaux nous aident à élargir nos programmes, à sécuriser des financements et à partager des bonnes pratiques. » Ces collaborations permettent non seulement d’améliorer les infrastructures éducatives, mais aussi de renforcer les capacités locales à travers des échanges réguliers et des ateliers spécialisés.

Malgré les défis persistants, les efforts conjoints des jeunes militants, des organisations locales et des partenaires internationaux ouvrent la voie à un avenir plus inclusif et plus juste. Comme le résume la militante : « Chaque jeune fille qui reçoit une éducation et chaque projet soutenu par la diaspora est une pierre ajoutée à l’édifice d’une Arménie plus égalitaire. »

 

Les hommes et leur rôle dans le féminisme arménien : un engagement encore timide mais nécessaire

En Arménie, la lutte pour l’égalité des genres est encore perçue comme une cause exclusivement féminine. Si certaines voix masculines commencent à s’élever pour soutenir ce combat, elles restent trop rares pour provoquer un véritable changement systémique. Lara Aharonian le résume clairement : « Le changement ne viendra pas sans l’implication active des hommes. »

La masculinité toxique est l’un des principaux obstacles à cette participation. Les attentes culturelles placées sur les hommes — virilité, domination, rejet des émotions — perpétuent un modèle patriarcal qui freine l’évolution des mentalités. Selon Madame Aharonian, cette culture machiste est renforcée par l’absence d’éducation aux questions de genre dès le plus jeune âge : « Dans le système éducatif, on ne remet pas en question les stéréotypes de genre. Les enfants grandissent avec ces modèles et les reproduisent à l’âge adulte. »

 

L’éducation des jeunes garçons apparaît ainsi comme un levier essentiel pour transformer durablement la société arménienne. Une sensibilisation précoce aux notions d’égalité et de respect mutuel pourrait permettre de déconstruire les comportements et préjugés ancrés dès l’enfance. Pourtant, ces initiatives sont encore trop rares et peinent à s’intégrer dans le système éducatif traditionnel.

 

Par ailleurs, même parmi les hommes qui affichent une certaine sensibilité aux questions d’égalité, leur engagement reste souvent superficiel ou symbolique. Lara Aharonian regrette ce manque d’implication concrète : « Parfois, ils prononcent de beaux discours, mais cela reste au niveau de la parole. Très peu d’entre eux s’engagent réellement pour changer les structures et les mentalités. »

Pour que le féminisme arménien avance, il est impératif que les hommes prennent conscience de leur rôle dans ce combat. Ils ne doivent pas se contenter d’être des spectateurs bienveillants, mais devenir des alliés actifs, prêts à déconstruire leurs propres privilèges et à remettre en question les structures patriarcales qui les avantagent.

Ainsi, l’engagement des hommes n’est pas seulement souhaitable, il est indispensable. Sans leur participation active, l’égalité des genres restera un idéal lointain et inachevé.

 

L’avenir repose sur une mobilisation commune pour bâtir une société plus égalitaire et inclusive. L’Arménie a fait des progrès notables vers l’égalité des genres, mais les défis persistent. Seule une action collective impliquant le gouvernement, les ONG et chaque citoyen permettra de briser les barrières restantes. Comme le dit si bien Lara Aharonian : « Trouvez votre tribu, avancez ensemble et ne vous laissez pas abattre. »