« Le fil des anges » : l’histoire arménienne universelle

Arts et culture
10.09.2019

Le roman franco-arménien Le fil des anges est parmi les finalistes de deux prestigieux prix littéraires à la fois : Prix des cinq continents et Prix Senghor du premier roman francophone. Pour en savoir davantage sur le livre, Le Courrier d’Erevan s'est entretenu avec ses auteurs, Ester Mann et Lévon Minasian .

Par Anna Baghdassarian

L’idée de départ

La danse sur corde remonte à la plus haute antiquité. Durant des années, cet art était très populaire en Arménie, tandis qu’aujourd’hui, parmi la jeunesse, peu sont ceux qui en ont entendu parler. « Depuis tout petit je voyais les danseurs sur corde passer dans notre quartier, dans la ville de Leninakan (Gumri), et comme les étés j’étais souvent au village, je les voyais aussi là-bas. C’était un vrai spectacle mais qui a disparu depuis, - se souvient le coauteur du livre Lévon Minasian, - Par ailleurs, dans différentes régions d’Arménie on les nommait différemment : ՛՛qyandrbaz՛՛ à Gumri, ՛՛pahlevan՛՛ à Erevan, etc.

Le « dernier des Mohicans » des danseurs sur corde est Vazguen, le héros du livre Le fil des anges. Ce vieux danseur sur fil parcourt les orphelinats à la recherche d'un digne successeur, obligatoirement un garçon. Mais les temps changent, seule Tamar, une jeune fille, se passionne pour cet art. Résigné, le grand-père revêche et vantard, exigeant jusqu'à l'obsession, oblige Tamar à s'entraîner sans relâche et à mentir sur son âge et son genre.

Le fil des anges est né d’une simple proposition : « A Erevan, j’avais un ami producteur qui a fait un très beau film documentaire sur les pahlevans, « Les derniers danseurs sur corde d'Arménie » ․ Il m’a demandé que j’écrive un scénario de fiction sur ce sujet, et donc avec Ester on a beaucoup étudié leur vie, et enfin de compte, ce n’est pas devenu un film, mais un livre », - nous raconte Lévon Minasian.

Une écriture simple et poétique

Poétique, simple, dynamique : c’est ainsi qu’on peut caractériser l’écriture du roman. « J’ai fait vraiment très attention à épurer au maximum ma langue pour que cela soit poétique,  tout en restant pudique, très en retrait et simple. Je cherchais vraiment la simplicité et c’est dans cette simplicité que j’ai trouvé la poésie. D’ailleurs, j’ai une approche très poétique de l’Arménie », - souligne Ester Mann.

« Il faut également dire que si l’on parle de l’art, en plus d’un art étrange et singulier, il était nécessaire d’avoir cette poésie, puisque ce sont des artistes, malgré tout, même si ce sont des paysans rudes, ils restent des artistes dans leur âme. Donc la poésie était nécessaire pour décrire ces personnages », - ajoute Lévon Minasian.

Quant au personnage principal Vazguen, il est la synthèse de plusieurs danseurs sur corde ayant existé : « Comme on a rencontré plusieurs pahlevans, toutes les anecdotes qu’ils ont racontées, les histoires qu’ils ont vécues, on les a intégrées pour composer un seul personnage.  Mais l’héroïne du roman, Tamar, est inventée »,- explique l’auteur.

« Dans le livre, tout ce qui est vraiment arménien, c’est le domaine de Levon : la langue, les anecdotes, les situations, alors que le personnage féminin, c’est plutôt moi qui l’imagine avec sa force vitale, son envie d’être et de devenir une femme. Donc, en fait je suis plutôt du côté de Tamar et Levon du côté de Vazguen »,- ajoute Ester Mann

Un roman féministe

Le fil des anges est un roman profondément féministe. Si c’est avant tout un roman sur l’amour, il est aussi un roman sur la libération de la femme. « Il y a plusieurs niveaux de lecture :  c’est intéressant, facile, poétique. Mais il y a aussi d’autres couches que le lecteur plus attentif comprendra. C’est la situation de la femme dans une société patriarcale qu’est l’Arménie. Dans le livre, cette gamine est toujours présentée comme un garçon, parce que la femme n’a pas le droit de monter sur la corde. C’est une discipline masculine. Mais elle fait tout pour se libérer de cet interdit. « Le fil des anges », ce n’est pas uniquement l’histoire d’une jeune fille et de son grand père adoptif mais surtout c’est le récit de la révolte d’une jeune fille contre le conditionnement et les conventions », -explique l’auteur. 

Il fait également remarquer qu’étant une société patriarcale, paradoxalement, la société arménienne est fondée sur les femmes : « On voit bien que le foyer est tenu par la femme. Je pense que ce sont la jeune génération et les femmes qui vont sauver l’Arménie. La révolution de velours a été faite aussi par les femmes. Et je regrette de voir aujourd’hui si peu de femmes dans le gouvernement arménien, ce que je trouve inacceptable pour un gouvernement révolutionnaire », - ajoute Lévon Minasian.

Histoire arménienne et universelle

Dans cette histoire de transmission de l'art populaire des danseurs sur fil, les auteurs livrent une image décalée et tendre d'une Arménie aux contours arides, entre le poids de l'histoire et une jeunesse d'une vitalité résolument tournée vers l'avenir. « Dans le livre, il y a des côtés très arméniens et puis, il y a cette volonté d’être universel, humaniste et de dépasser les frontières de l’Arménie, puisque l’amour et la haine existent dans toutes les cultures ; ce genre de relation entre les femmes et les hommes existent partout dans le monde. Voilà pourquoi nous avons donné une dimension universelle à cette histoire purement arménienne », - raconte Ester Mann. Le fil des anges est pour les lecteurs de tous les âges. Il y a déjà beaucoup de retours positifs, mais comme le souligne la co-auteure, cela touche surtout les gens qui ont besoin d’évasion et de réconfort.

Ester Mann plaisante en disant qu’elle a déjà son lecteur favori. « C’est Jean-Marie Gustave Le Clezio, prix Nobel de littérature, un auteur que j’aime beaucoup. Il est dans le jury du Prix des cinq continents. Le plus beau cadeau du Prix, c’est de savoir qu’il sera l’un de mes lecteurs », -dit-elle.

N.B. Notons que l’éditeur de « Le fil des anges » mène actuellement des négociations avec une maison d’édition basée à Istanbul : l’année prochaine, le livre va probablement paraitre en turc. Espérons que dans un avenir très proche une maison d’éditions arménienne s’engagera également dans la publication du roman en arménien. Comme le disent les auteurs, l’envie de voir le livre en arménien est très grande, parce qu’avant tout c’est une histoire arménienne.