Entretien avec Mikayel Dovlatyan et Serge Avédikian

Arts et culture
25.07.2022

Trente ans après la réalisation du film Labyrinthe, le Festival Abricot d’Or ressuscitait il y a une dizaine de jours cette première co-production franco-arménienne. Le Courrier d’Erevan a rencontré à cette occasion son réalisateur, Mikayel Dovlatyan, et Serge Avédikian, rôle titre de cet opus inclassable.

Par Lusine Abgaryan

À sa sortie en 1995, l’histoire de ce film avait tourné court en Arménie avec seulement deux projections publiques, l'une à Erevan et l'autre à Kapan. Il était cependant à l'affiche du Festival international du film de Berlin quelques mois plus tard et l’année suivante, en salle à Paris. Le film reprend aujourd’hui un second souffle, il sera bientôt présenté aux cinéphiles de Paris, de Lyon et de Marseille, dans une nouvelle version remasterisée et sous-titrée en français.

Trois décennies plus tard, à l’occasion de cette "renaissance", son réalisateur et coproducteur, Mikayel Dovlatyan, en compagnie de Serge Avédikian, premier rôle dans ce film, reviennent ensemble sur la genèse de ce film, réalisé dans les conditions particulièrement "originales" qu’offraient l’Arménie au lendemain de son indépendance. Ils abordent aussi des préoccupations bien plus actuelles, celles du cinéma arménien d'aujourd'hui.

 

Mikayel, Labyrinthe était votre deuxième film en tant que jeune réalisateur. Comment vous est venue l’idée de le faire et comment s’est organisé le travail de coproduction entre l’Arménie, la France et la République Tchèque ?

Mikayel Dovlatyan: À l'automne 1992. Le rédacteur en chef du comité éditorial du studio Hayfilm me donne à lire un petit livre publié en tirage limité intitulé Cauchemar, écrit par Edouard Khaled-Assoyan.

Quelque chose dans ce livre m’a beaucoup inspiré, sa description fantastique des paysages et du panorama arménien : montagnes, lac, nuages… Une maison abandonnée, un vieillard… Certains extraits du texte me hantaient au point de m’empêcher de dormir la nuit. Il y a même une phrase sur la pluie que j’ai repris dans le film. Pourtant, le film et le livre ne se ressemblent absolument pas, ni au niveau du personnage principal, ni au niveau de la dramaturgie,

Nous avons procédé aux préparatifs du film qui n’était pas conçu au départ comme une coproduction. Je savais pourtant qu’il me serait impossible de le réaliser seul.

Il fallait aussi choisir l’acteur principal. J'ai reçu plusieurs propositions, dont celles de l’acteur arméno-américain Ken Davidyan et de Levan Ouanéshvili que j’avais vu dans La Légende de la forteresse de Souram de Paradjanov. Je l'avais rencontré en Géorgie. Finalement, mon choix s’est arrêté sur Serge Avédikian, que je ne connaissais pas à l’époque mais j’avais vu sa photo sur le bureau de Frounzé Dovlatyan [NDLR : le père de Mikayel]. Elle était posée à côté d'une esquisse d’Alexandre Miasnikyan croquée par Martiros Saryan. Les deux portraits se ressemblaient beaucoup. Frounze Dovlatyan travaillait à cette époque sur Le Mur qui est malheureusement resté inachevé. Il souhaitait voir Serge dans ce film aux côtés d’Armen Djigarkhanyan.

L’acteur m’a intéressé et je suis allé voir Le Pull-Over Rouge de Michel Drach dans lequel il tenait le rôle principal. Il s'est opéré une sorte de chimie et j’ai compris que c’est lui qui devait incarner le rôle. Je lui ai adressé une lettre que Frounze Dovlatyan lui a remis à Paris avec le scénario.

Serge Avédikian : Je connaissais Frounze Dovlatyan, il venait souvent à Paris. Je l’avais également invité à participer au Festival du cinéma arménien. À l'occasion de l’une de ses visites, il m'a remis deux scénarios. Celui du Cauchemar, alias Labyrinthe, m’a intéressé, j'ai aimé le sujet et le fait qu'il soit tourné par un jeune réalisateur. 

MD : On s’était bien préparé à la venue de Serge, on voulait l’accueillir comme il faut. C’est plus tard que j’ai découvert que c’était un Arménien d’Erevan, un footballeur, et qu’on avait vécu dans le même quartier (rires). 

SA :  Je suis venu à Erevan, j’ai fait la connaissance de Mikayel et j’ai promis de trouver des financements pour le film car je savais que la situation était précaire. Malgré la présence du studio, le film ne pouvait se faire sans soutien financier extérieur. Ma production avait des réserves, j’ai aussi trouvé d'autres sources et nous avons démarré le travail. On changeait les francs en roubles et on y gagnait beaucoup.

MD : L’amitié n’est pas quelque chose qui se décide : la relation fonctionne ou non. Soit il y a "chimie", soit il n'y en a pas. Nous avons beaucoup travaillé avec Serge sur le scénario et les personnages. L’atmosphère du tournage a fait naître de belles choses, nous avons mis beaucoup d’énergie et d’efforts à réaliser ce film.

SA :  On travaillait à distance, au téléphone, on parlait des heures et des heures pour rectifier le scénario. Moi, je travaillais en tant que producteur. L’arythmique, les couches du scénario n’étaient pas simples. Cela m’intéressait de voir Mikayel opérer la fusion des styles, des couches, de l’absurdité du sujet. J’avais peur que son sujet absorbe le film mais il fallait qu'il reste compréhensible, non seulement pour les Arméniens, mais pour le public en général. En tant que coproduction, il s’adressait à un public international.

MD : Nous avons terminé le travail à Prague avec le coproducteur tchèque.

 

Il y a eu des histoires intéressantes lors du tournage. Quelles sont celles dont vous vous souvenez aujourd’hui ?

SA :  Je me souviens qu’à Erevan, l’unique lumière dans la ville provenait de celle des projecteurs de tournage. Les habitants du quartier ne dormaient pas et venaient voir ce qui se passait. On avait tendu des filins pour qu'ils ne s’approchent pas trop du plateau mais comme il n’y avait pas d'éclairage, les voitures les remarquaient à la dernière minute et pilaient dans un grand crissement de pneus.

À Sevan, l'atmosphère était toute autre, on avait l’impression d’être sur la lune.

MD : À Sevan, la nature s'est montrée très généreuse pour le tournage : quand il fallait que le ciel soit clair, il ne pleuvait pas !

Je me souviens aussi que les hélicoptères que vous voyez dans le film avaient franchi à deux reprises la ligne de frontière arméno-azerbaidjanaise. L'incident a été rapporté au journal "Vremia" le soir du tournage.

 

Mikayel, Frounze Dovlatyan, votre père, a-t-il influencé votre choix de carrière ? Est-ce une histoire de transmission ?

Évidemment. Sa présence physique comptait aussi beaucoup pour moi : j’ai perdu ma mère lorsque j'étais encore enfant. Mon père essayait de passer beaucoup de temps avec moi et comme il travaillait jour et nuit, il m’emmenait avec lui au travail. J'assistais souvent à ses tournages. J’ai passé des nuits avec lui et Khoren Abrahamyan sur le montage des Frères Saroyan. Je jouais avec les bobines pendant qu’ils montaient le film…

Mon père souhaitait que je poursuive un autre chemin, pas le sien. Il voulait surtout me protéger, car à l’époque, avec la censure, il était très difficile de réaliser un film et d'affronter la critique. Il savait pertinemment ce que tout cela signifiait : on avait réduit son film Chronique des jours d’Erevan à une seule série, alors qu’originellement, le film en comptait deux. Tout cela avait laissé des traces sur sa santé…

On avait décidé que je deviendrais juriste. Mais je m’intéressais tellement à l’art que je suis allé récupérer mes documents déposés à la faculté de droit et les ai présenté sans lui dire à l’Institut de Théâtre pour pouvoir en passer l'examen. Et j'ai menti à mon père en lui disant que je passais ceux de la faculté de droit. Cela n’a pas duré longtemps. L'un de ses amis, mon futur professeur, a vendu la mèche. Après le scandale qu'il m'a fait (il sourit), j’ai pu poursuivre mes études à Moscou.

Je lui suis reconnaissant du chemin que j’ai parcouru. Pour être réalisateur, il faut mener un vrai travail, se révéler à soi-même. Il n’y a pas d’alphabet au métier de réalisateur, c’est un état d'esprit qui réclame désir et initiative. 

 

Que diriez-vous du cinéma arménien contemporain ?

MD : On dit que le cinéma arménien est inexistant aujourd’hui, c'est absolument faux ! De bons fims sortent ! En Arménie, l’école du cinéma documentaire produit des œuvres très intéressantes. La fiction est bien représentée également. Ceci dit, nous avons besoin de coproductions pour faire au mieux les films que l’on souhaite, soit en synergie locale, soit internationales.

 

Quels sont à ce jour, les grands partenaires des coproductions arméniennes?

La France. Les coproductions américaines s'apparentent davantage à des productions arméniennes réalisées là-bas. Je ne connais pas encore de film arméno-hollywoodien.

Les coproductions principales s'effectuent par le biais de différentes fondations françaises ou russes également. La barrière de la langue ne permet pas d’aller plus beaucoup loin dans nos collaborations. C’est une question très préoccupante.

 

Comment promouvoir les co-productions en Arménie ?

MD : En aménageant les lois. La relation producteur-sponsor n’existe pas chez nous. Le jour où le sponsoring bénéficiera de remise d'impôt, les sociétés commerciales et les mécènes s'intéresseront à la participation aux projets culturels. Ce ne sera plus au producteur de quémander de l’aide, le sponsor sera en quête des projets à soutenir. Cela concerne tout le milieu : les festivals, les représentations théâtrales et tous les autres projets culturels.

SA :   À ce jour il n’y a pas de liens forts avec le Centre national du cinéma francais et celui d'Arménie. Il est temps d’élaborer un projet de loi permettant aux producteurs arméniens d'approcher leurs homologues français. Le gouvernement devrait également faire voter une loi pour que l’État.s'abstienne de prélever de taxes sur les investissements culturels. Bien au contraire, il faut inciter les investisseurs à financer les projets locaux. Cette nuance n’est pas encore prise en compte.

Ce qui fait aussi défaut à l'Arménie, c'est la présence d'une école qui permettrait aux jeunes d’apprendre à écrire des scénarios. Le scénario, c’est l’outil de base du producteur aussi bien que du réalisateur, il lie les pays et les productions. Si l’État ne peut s’en occuper, il faut que ce soit quelqu'un d'autre. Je ne vois pas d’avenir pour les jeunes réalisateurs arméniens sans une approche plus universelle du scénario de film correspondant aux standards européens. C’est la base pour obtenir des financements.