Costa Gavras aux Abricots d'Or

Arts et culture
14.07.2022

Abricots d'Or – Jour 3 : Grande émotion à la Maison du Cinéma ce 12 juillet, celle de la rencontre hors écran d’une légende du septième art français et mondial avec son public erevanais, conquis d'avance.

Par Lusine Abgaryan

La salle était pleine, bondée, et les applaudissements battaient à tout rompre. Konstantinos dit "Costa" Gavras s'est avancé sur le tapis rouge de rigueur avant de monter sur scène. Tradition oblige, comme tous les grands artistes invités à la Maison du Cinéma, le grand cinéaste venait d'immortaliser d'un autographe sur le mur son passage à Erevan.

Sur scène également, Serge Avedikian. Deux immigrés illustres… L’un arménien, l’autre grec, accueillis en France et se traçant des chemins de cinéma dans un pays devenu le leur. Ils se sont assis côte à côte pour discuter comme deux confrères, de sujets professionnels mais aussi plus intimes et parfois même philosophiques ou existentiels.  Costa Gavras est revenu sur son parcours d’immigré en France, l'amour et la reconnaissance qu'il porte à son pays d'accueil mais surtout de sa passion et son élan vers le cinéma. Et puis de l'Arménie, de son émotion d'avoir enfin pu accomplir ce voyage qui lui tenait à cœur depuis de nombreuses années, ainsi qu'il l'a souligné, l’occasion ne s’en présentant qu'aujourd'hui.

Extraits et rétrospective…

« Je suis un metteur en scène comme beaucoup, arméniens, français ou autre… J’ai essayé de faire au mieux les films que j’aime faire », répond Costa Gavras à Serge Avédikian qui l'interroge et rappelle sa carrière de « géant de cinéma ».  La différence et l’originalité de son œuvre, ses rencontres avec les plus grands cinéastes et les plus grands acteurs, ses choix personnels et professionnels, ses approches inhabituelles, politiques, orientées, mais toujours humanistes témoignent en effet de toute son universalité.

Ses débuts en France

Né en Grèce en 1933 où il étudie jusqu’à l'âge de dix-neuf ans, Costa Gavras est grand amateur de western et de films d’action. Mais ceux qu’il découvre dans son pays natal ne l’intéressent guère davantage qu'un simple divertissement : « Ils ne disaient pas grand-chose sur la vie », se souvient-il. La direction qu'il prendra dans son métier, quelques années plus tard, fera de lui l’un des plus grands "conteurs de vie" dans le cinéma.

C’est la France que choisit le jeune Costa comme destination pour ses études et plus tard, pour sa carrière professionnelle. « D’abord parce que c’était un pays où les études étaient gratuites, ensuite j'etais déjà plus ou moins francophone ». Une troisième raison qu'il avoue volontiers tient dans son admiration pour les écrivains français, « les meilleurs au monde », selon lui. En quête stylistique d’écriture et de technique de plume, Costa s’inscrit à la faculté des lettres de la Sorbonne.

Hébergé à la maison de la Grèce de la Cité Universitaire, à demeurer parmi ses compatriotes, il se rend vite compte que les progrès en français qu'il espère accomplir seront difficiles. Il demande donc à pouvoir s'installer à la maison des étudiants français, bien décidé à rester en France et à déployer tous les efforts possibles pour maîtriser la langue et s'immerger dans sa nouvelle société.

Parallèlement à ses études à la Sorbonne et sa vie à la Cité Universitaire, il commence à fréquenter la Cinémathèque. Il y découvre des films « différents » de ceux qu’il avait vus en Grèce. « J’ai alors compris que le cinéma pouvait être un tout petit peu ce qu'a représenté le théâtre grec antique. Il parlait de la société, des hommes, des femmes, des drames qu’ils vivaient, de la haine qui les opposait, mais aussi de l’amour, tout cela de manière réelle et directe. C'est ce qui m’a énormément intéressé ». Il comprend aussi qu'au-delà du divertissement, le cinéma peut devenir un moyen de dire le monde et d'y porter une réflexion : « Je l’ai appris à la Cinémathèque française, en voyant des films français, américains, soviétiques et du monde entier... Cela m’a profondément touché. Je m’étais inscrit à la Sorbonne pour apprendre à écrire et d'un coup, j’ai compris qu’on pouvait écrire et raconter des histoires sur les hommes et des femmes avec des images », raconte-t-il. 

L'aspirant écrivain préfère finalement troquer la plume pour la caméra. Licence ès lettres en poche, il intègre l'Institut des hautes études cinématographiques en 1956, « davantage grâce aux lettres de recommandation de mes professeurs de la Sorbonne qu'à mes résultats au concours » plaisante-t-il. Il y apprend toutes les techniques cinématographiques et les bases de son futur métier. Son talent s'exprime déjà, l’école le recommande auprès des grands metteurs en scène de l'époque. Il fait ses classes d'assistant à la réalisation aux côtés de Giono, René Clément, Jacques Demy et Henri Verneuil …

Les rencontres décisives

C'est sur le tournage du Jour et l'Heure de René Clément, en 1963, que Costa Gavras fait la connaissance de Simone Signoret. Chargé de parer à ses besoins logistiques et ses questions d'intendance, il noue avec l’actrice nouvellement oscarisée une complicité intellectuelle qui ne cessera jamais. Elle lui fait rencontrer Montand, mêmes affinités, mêmes convictions, immigré comme lui, l'acteur vedette français sera son "Z" en 1969.

En attendant, Costa prépare son premier film, l'adaptation d’un livre dont il ne se souvenait même pas du nom de l’auteur : « Cette adaptation, je l’avais réalisée comme un exercice. Je l’avais écrite à la main et l’avais donnée à la secrétaire pour la taper. Elle l’a transmise au directeur du studio qui m’a dit qu’il fallait en faire un film ». Très étonné par cette proposition, le jeune réalisateur ne pouvait pas renoncer à cette chance. Pour la distribution des rôles, il pense à Jacques Perrin, très connu en France à l’époque, et à Catherine Allégret, fille de Simone Signoret, tout juste âgée de 18 ans. Une mère sévère, Simone Signoret avait demandé de lire le scénario. « Souhaitant que sa fille passe d’abord son baccalauréat, elle m’a proposé d’interpréter, elle, le rôle de la vieille dame du film, la comédienne. Yves Montand m’a demandé un rôle à son tour et à partir de ce moment-là, c'est devenu une sorte de "film de famille", tous les acteurs amis voulaient y participer. C’est un film absolument incroyable, parce que le plus grand nombre des acteurs de la France de l’époque y tiennent un rôle, parfois même un tout petits. Et chaque jour, lors du tournage je me disais, que si je ratais ce film, j'allais passer pour le plus grand imbécile du pays. Le film a bien marché, il a fait une carrière internationale et il m'a permis un démarrage tout à fait différent de ce que je pensais au départ, assez exceptionnel pour un jeune metteur en scène ». Ce premier film dont se souvient le réalisateur, c'est Compartiments tueurs, sorti en 1965.

Pas toujours comme dans le miel

Porté par ce premier succès, Costa Gavras reçoit de nombreuses propositions, notamment de producteurs américains qu’il n’apprécie pourtant pas toujours. C'est pourtant un scénario de la United Artist sur la résistance française pendant l’Occupation allemande qui attire son attention. Ce sera son deuxième film, Un homme de trop, en 1967. Réalisé avec de très jeunes acteurs, le film n’est pas épargné par les critiques et l'accueil du public est très mitigé : « C’était une catastrophe totale », se souvient-il. La restauration du film en 2010 lui vaudra toutefois sa réhabilitation et enfin, des critiques positives. « Ce n'est pas toujours le sort de tous les films. D’autres fois, ils disparaissent complètement », confirme le réalisateur pour qui chaque nouveau tournage s'apparente une nouvelle lutte qui attend de nouveau le réalisateur : « C’est toujours compliqué de faire les films que l’on a envie. C’est une lutte et c’est important de la mener, car ce n'est qu'à cette condition que l'on arrive à faire quelque chose qu’on aime et qui est important », pense Costa Gavras.

Quand ce réalisateur-artiste dirige les acteurs…

… il les dirige comme ses collaborateurs au même titre que le scénariste. Encore assistant, il avait déjà remarqué que la meilleure façon de travailler avec les acteurs, c’était  de les considérer comme des alliés :  ce sont eux qui transmettent l’histoire aux spectateurs et « sans eux, l’histoire meure ». Il se considère chef d’orchestre et compare ses acteurs aux instruments de musique d'un orchestre : « Prenez un stradivarius… Vous y touchez un peu et il vous sort une très belle sonorité. Oublions les autres instruments de l’orchestre et passons directement au tambour… Je dirais qu’il faut taper dessus pour avoir la bonne sonorité. Entendons-nous bien : je ne dis pas qu’il faut taper sur les acteurs, mais il faut parfois savoir jouer d’une manière un peu plus fort. J’ai toujours respecté les acteurs, ils aiment travailler avec moi et moi aussi, j’aime travailler avec eux. Mais je les choisis toujours attentivement, n’est-ce pas ? », ironise-t-il. 

Lui sur ses films

Une philosophie créatrice s’empare de lui dès ses premiers films. Il touche au plus profond et à l’essence même de la vie à travers des sujets interdits, tabous, et joue des sentiments. Dans le fond, ses films comportent de vrais discours derrière les dialogues, toujours à la rencontre de la société : « Les gens disent que je fais du cinéma politique, cela n’a pas de sens car tout cinéma est politique. Mais je pense aussi que le cinéma est un spectacle, ce n’est pas un discours politique ou académique, c’est un spectacle auquel on assiste pour ressentir des émotions : aimer, haïr, pleurer, etc. C’est cela qui est essentiel pour moi et avec ces émotions, chacun fait ce qu’il veut à sa responsabilité. Peut-être qu’avec cet esprit, j’ai touché à des sujets tabous et d’une manière qui n'existait pas auparavant. C’est peut-être ce qui fait ma différence avec d’autres metteurs en scène. Le cinéma doit aller explorer la société, la vie, là où les personnes ne vont pas. Nous avons a notre disposition des moyens formidables : des acteurs, leur talent, des histoires à raconter… Il faut exploiter tout cela », réclame modestement le réalisateur.

Le grand défenseur des droits de l’homme

Aujourd’hui directeur de la Cinémathèque, Costa Gavras a toujours été présent dans la vie sociale et celle des artistes. À travers son implication au sein de différentes unions et syndicats comme la Société des Auteurs et compositeurs dramatiques), SRF (Société de Réalisateurs de films), etc., il a déployé son énergie dans deux directions : la création artistique et la défense des droits de l’homme.

Pour lui, l'implication et l'engagement sont une manière de rendre à la France ce qu’elle lui a offert à son arrivée en tant qu’un immigré : « Comme je suis étranger et que j’ai fait mon trajet en France grâce au cinéma, je lui suis toujours senti profondément redevable et chaque fois qu’on m’a demandé de faire quelque chose ou de militer pour le cinéma français, je l’ai fait. Pas pour un parti, jamais, mais pour le cinéma. Je l’ai fait et je continuerai de le faire », dit-il.

L'engagement de Costa Gavras a aussi contribué au renom et à l’honneur du cinéma français, impulsé par les décisions de Charles de Gaulle au lendemain de la Seconde guerre mondiale au travers de nouvelles lois en faveur de la production française : « L’organisation du cinéma en France est assez formidable. Cela a commencé après l’occupation nazie, dès que la Libération est arrivée. Pendant les quatre années d’occupation, toutes les projections étaient conçues à l'intention ou par des Allemands. Après la Libération, les films américains tournés pendant la guerre ont envahi les salles françaises. Cela risquait de détruire complètement le cinéma français. Lorsque le Général de Gaulle est arrivé au pouvoir et qu'il s'est rendu compte du désastre, il a décidé que la France devait faire son propre cinéma et a fait adopter toutes les lois nécessaires en ce sens. Aujourd'hui, nous avons une cinématographie exceptionnelle, environ 300 films sont produits en France tous les ans et de nombreux jeunes réalisateurs arrivent sur le marché », affirme le réalisateur.

Sous son égide, le Centre national de la cinématographie, en partenariat avec la cité internationale des Arts, a lancé au printemps dernier à l’occasion du 75e Festival de Cannes, un nouveau dispositif intitulé "Caméra Libre !", en soutien aux cinéastes du monde entier. « Son but est de soutenir la production cinématographique, de faire tout le possible pour que le cinéma national reste vivant, tout en laissant ses portes ouvertes aux propositions de tous les artistes. C’est une manière d’aider et non pas de contrôler car c’est la liberté sociale totale », conclut le réalisateur.

A l'issue du rendez-vous de Costa Gavras avec son public erevanais, les organisateurs du festival Abricot d’Or ont décerné au grand réalisateur, particulièrement touché, le prix spécial Paradjanov. Costa a quitté la scène sous un tonnerre d'applaudissements et de vivas, les lumières se sont éteintes, le public s'est rassis et la projection a démarré. Z, de Costa Gavras précédait Yol, production turque du réalisateur kurde Yilmaz Güney, ex-aequo pour la palme d'or à Cannes en 1982 avec le film Missing… de Costa Gavras.