Aujourd'hui, le jour de la Fête nationale de la République française, le Courrier d'Erevan vous présente une interview exclusive de S.E. Mme Anne Louyot, ambassadrice extraordinaire et plénipotentiaire de France en Arménie, qui termine sa mission dans notre pays dans les semaines à venir.
Madame l'Ambassadrice, quel bilan tirez-vous de deux années de votre mission ? Peut-être, peut-on commencer par l'aspect économique : où en est la coopération dans ce domaine entre la France et l'Arménie ?
Plusieurs avancées importantes sont intervenues ces deux dernières années, favorisées par le rapprochement entre l’Arménie et l’Union européenne, désormais liées par l’accord CEPA. Tout d’abord la signature d’une feuille de route économique par les Ministres Mirzoyan et Lemoyne, en décembre 2021, dont j’ai suivi la mise en œuvre de très près, avec le gouvernement arménien et les ministères français des Affaires étrangères et de l’Economie et des Finances. Ce dernier a octroyé des aides à l’export et à l’investissement (FASEP) en Arménie, notamment dans le secteur de l’énergie solaire, et d’autres sont en cours d’instruction. L’Agence française de Développement a mis en place un important prêt de politique publique de 100 millions d’Euros et ouvert une représentation à Erevan, au sein de l’Ambassade.
Nous devons poursuivre l’effort, avec les autorités arméniennes, pour convaincre les entreprises françaises de se tourner vers l’Arménie et intensifier nos échanges et investissements. Le service économique de l’Ambassade et moi-même sommes en contact régulier avec les entreprises françaises présentes en Arménie, à l’écoute de leurs demandes et préoccupations.
Le gouvernement arménien a déjà fait beaucoup pour assainir le climat des affaires, avec l’aide de l’Union européenne, et nous travaillons ensemble pour identifier les meilleures opportunités pour les entreprises françaises. Le développement d’une coopération décentralisée déjà très riche (30 partenariats), avec l’implication de nouvelles régions, comme Auvergne Rhône Alpes et les Hauts de France, favorise aussi l’essor de nos relations économiques.
La même question concernant la culture.
Là encore, je me réjouis des progrès accomplis depuis deux ans, avec la création de l’Institut français d’Arménie, déjà très actif sur le plan culturel mais qui ouvrira officiellement ses portes en septembre pour accueillir tous ceux qui souhaitent apprendre le français, lire en français ou écouter de la musique française. Le projet ambitieux Patrimoine France-Arménie, mis en œuvre côté français par l’Institut National du Patrimoine et le Musée du Louvre, et qui a pour objectif de former les restaurateurs arméniens, moderniser le parcours d’exposition du musée d’Erebuni et lancer le projet de restauration du Désert de Tatev, est un autre exemple.
Nous avons aussi beaucoup échangé durant cette période avec le Ministère arménien de l’Education sur les modalités d’amélioration et de renforcement de l’enseignement du français. Un projet ambitieux de formation et d’amélioration des méthodes d’enseignement du français est en cours de finalisation.
L’Arménie est membre active de la Francophonie, ce qui suppose un engagement actif en faveur du français. Je remercie d’ailleurs le Courrier d’Erevan d’y contribuer, comme l’IF, le lycée Anatole France et l’UFAR.
Le développement de la coopération avec les institutions culturelles arméniennes se poursuit, avec des belles pistes pour l’avenir, qui ont été évoquées par la Ministre Andreasyan avec sa collègue française lors de son récent déplacement à Paris. Le focus français au festival Abricot d’or, par exemple, a permis de lancer de nombreuses collaborations, ce dont je suis très heureuse. Dans le domaine universitaire, notre priorité est de consolider l’Université française en Arménie, qui est l’un des acteurs majeurs de la présence française dans le pays. Nous espérons l’appui du gouvernement arménien pour ce faire.
Sur un plan politique et stratégique : la France est très active, aux côtés de l'Europe et des Etats-Unis, dans son soutien aux négociations pour le règlement du conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan. Pourriez-vous nous préciser les prochaines étapes de l'agenda français en ce domaine ?
Nous soutenons effectivement les efforts importants déployés par l’Union européenne et les Etats-Unis en vue d’une paix équitable et durable. La mission civile de l’Union européenne créée le 23 janvier 2023 contribue au processus de paix par le travail d’observation des zones frontalières. Nous espérons que les prochaines réunions avec les parties, notamment celle de Bruxelles le 15 juillet, après celle de Washington, permettront d’enregistrer des progrès dans la négociation.
La France participe à ce processus, comme cela a été le cas à Prague et à Chisinau, où le Président Macron, le Président Charles Michel et le Chancelier Scholtz (à Chisinau) se sont réunis avec MM Pachinian et Aliev en marge du sommet de la Communauté politique européenne. Ce sera une nouvelle fois le cas à Grenade en octobre de cette année.
La concertation étroite entre nos deux gouvernements, au plus haut niveau entre le Président Macron et le Premier Ministre Pachinian, reflète notre engagement. La Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Mme Colonna, s’est rendue en avril dernier en Arménie, en Azerbaïdjan et en Géorgie pour évoquer les différentes solutions envisageables, soutenue par notre Envoyé spécial pour le Sud Caucase, Brice Roquefeuil.
La France, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, a aussi suscité des réunions du Conseil au sujet de l’Arménie et du Haut-Karabagh en septembre et en décembre 2022. Elle fera tout ce qui est en son pouvoir pour favoriser des avancées dans les négociations et rallier un large soutien de la communauté internationale à un accord de paix.
N'existe-t-il pas par ailleurs, au travers de ces efforts, un souhait franco-européen de combler le vide laissé, au moins apparemment, par la Russie en Arménie et dans cette région du Sud-Caucase hautement stratégique, que ce soit pour sa position de carrefour sur les axes Asie-Europe et Sud-Nord ?
L’Arménie occupe, à n’en pas douter, une position charnière dans une région profondément déstabilisée par l’agression russe en Ukraine, qui aggrave les polarisations et les antagonismes et menace la stabilité de l’Europe. L’effort de la France et de l’UE vise surtout à rétablir la paix en Europe, en Ukraine mais aussi dans le Sud Caucase. Comme l’a indiqué le Président de la République, le conflit en Ukraine ne doit pas nous faire oublier celui entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Nous ne l’oublions pas pour notre part.
Il ne m’appartient pas de commenter l’action de la Russie dans la région. Je rappellerais simplement qu’elle s’est engagée, par la déclaration du 9 novembre 2020, à garantir la sécurité du Haut-Karabagh et la libre circulation dans le corridor de Latchine, malheureusement bloqué depuis 7 mois maintenant, ce qui affecte gravement l’accès de la population aux soins et produits de première nécessité, malgré l’aide du CICR.
La France dans son ensemble - sa classe politique et intellectuelle, ses médias, ses artistes désormais - fait partie des rares pays de la communauté internationale à s'être davantage mobilisés que les autres par rapport à la tragédie qu'est en train de vivre la population arménienne du Haut-Karabagh et ses craintes de nettoyage ethnique. Que peuvent faire à ce sujet les autorités françaises qu'elles n'aient déjà entrepris pour contribuer à garantir la sécurité et les droits des citoyens arméniens du Haut-Karabagh ?
Le Président de la République l’a rappelé à de multiples reprises, la France demande que les droits et garanties de sécurité des habitants du Haut-Karabagh soient respectés. Comme je l’ai dit précédemment, nous appelons de nos vœux un engagement conjoint des Etats attachés comme nous au respect des droits humains et du droit international, pour obtenir l’application de l’ordonnance de la Cour Internationale de Justice condamnant le blocage du corridor.
Lors de son récent passage à Erevan, Mme Nathalie Loiseau, députée française au Parlement européen, a clairement désigné l'Azerbaïdjan comme l'initiateur des échanges de tirs qui se déroulent quasi-quotidiennement aux frontières arméniennes, estimant par ailleurs que Bakou devait faire preuve de sa volonté réelle à rechercher la paix. Les autorités françaises partagent-elles cette opinion ? Et aussi, de quels moyens dispose la France pour peser en ce sens sur l'Azerbaïdjan ?
La Mission d’observation de l’Union européenne a notamment pour objectif d’établir la réalité de la situation à la frontière, afin d’orienter la médiation de l’Union européenne, en lien avec ses Etats membres, et de l’adapter aux évolutions sur le terrain.
Nous constatons que le gouvernement arménien s’est engagé résolument dans la voie de la paix, et espérons que ce sera aussi le cas du gouvernement azerbaïdjanais. Sans engagement équivalent des deux parties, il sera difficile de parvenir à une solution durable.
La France continuera à faire tout son possible, à titre bilatéral, en tant qu’Etat membre de l’UE et du Conseil de Sécurité de l’ONU, pour soutenir cette volonté de paix juste. La mission de parlementaires européens conduite par Nathalie Loiseau a permis au Parlement de mieux comprendre les enjeux de sécurité locale et globale liés au conflit, ce qui est très positif. Dans les démocraties, le rôle des parlements est fondamental, y compris sur les questions internationales.
Quel souvenir le plus marquant, quelles émotions garderez-vous de votre séjour, personnels d'une part, et de votre mission en Arménie d'autre part ?
L’Arménie est un poste très particulier pour un diplomate français, en raison des liens anciens unissant nos deux peuples et des nombreux Français d’origine arménienne, mais aussi de l’engagement de la France aux côtés de l’Arménie dans ce moment difficile. Je garderai de mon séjour des moments d’enthousiasme, par exemple lors du sommet de Prague et du déploiement de la mission civile de l’Union européenne, et des moments de profonde inquiétude lors des attaques de septembre 2022 et du blocage du corridor de Latchine en décembre, qui a naturellement de profondes répercussions en Arménie.
A titre personnel, j’ai beaucoup apprécié les échanges avec les Arméniens, qu’ils soient officiels ou de la société civile, leur sens merveilleux de l’hospitalité, leur foi en leur avenir malgré une mémoire collective marquée par le Génocide et les guerres, leur capacité à échanger avec des pays aux cultures et orientations très différentes. C’est un peuple dont l’identité est structurée par les notions de lien et de passage. On le perçoit dans la culture, mais aussi la science, le commerce, les hautes technologies… Ce n’est pas un hasard s’il y a des saints traducteurs en Arménien !
J’ai aussi particulièrement apprécié, lors de mes nombreux voyages en-dehors d’Erevan, de converser avec les habitants des villages et visiter de petites églises magnifiques perdues dans la montagne ou la forêt. Je garde enfin un souvenir ému de mes échanges avec les étudiantes de l’UFAR, dont je suis ressortie confiante en la capacité des jeunes femmes arméniennes à conquérir la place qui leur revient dans leur pays, à tous les niveaux de responsabilité.
À l'heure de votre départ, quel message, le cas échéant, souhaiteriez-vous adresser aux Arméniens ?
Je leur souhaite de continuer à croire en la paix et la démocratie, pour eux-mêmes et les pays de la région. C’est un processus de longue haleine, qui suppose un engagement au quotidien des gouvernements et des citoyens, pour consolider les institutions, lutter contre la désinformation galopante, garantir la transparence et l’équité. C’est le lot de toute démocratie.
Je leur souhaite aussi de rester fidèles à leur vocation, qui est d’être un peuple à l’identité très ancrée, mais aussi très ouverte. L’exemple de Missak Manouchian, dont le Président de la République a annoncé l’entrée prochaine au Panthéon, avec sa femme Mélinée, est à cet égard emblématique. Cet Arménien d’origine est devenu Français de conviction et de cœur, habité par un idéal universel de liberté et tolérance. Nous rendrons l’année prochaine, en France et en Arménie, un juste hommage à un grand Arménien. 2024 sera aussi le centenaire de Charles Aznavour, autre grand Arménien et grand Français, qui incarne la fraternité indéfectible entre nos deux pays.