"Fritland", adaptation théâtrale autobiographique de Zenel Laci, prophète Kosovar de la frite au pays dont elle est le symbole, la Belgique, a été présenté à l'Institut de Théâtre et de Cinéma d'Erevan ainsi qu'au festival de théâtre de Gyumri.
Par Darya Jumel
Dans le jardin du théâtre, l'artiste jongle entre la préparation culinaire et nos interrogations. À côté des friteuses en ébullition, il prépare des frites pour le repas qu'il offrira au public après sa représentation. Une générosité albanaise sous le ciel étoilé de l'Arménie.
La Belgique n'a pas le monopole des fricadelles ! Les Albanais ont aussi prouvé leur talent ! Inspirée par la célèbre baraque à frites bruxelloise du 49, rue Henri Maus, ce spectacle théâtral organisé par l'ambassade de Belgique en Arménie a permis à son auteur et son propre héros dans l'histoire, Zenel Laci, de nous dévoiler les aspects les plus personnels de son destin hors du commun.
L'homme évoque, avec son ami et partenaire, le comédien Denis Laujol, sa carrière forcée dans la friterie familiale, son héritage culturel albanais et les enseignements littéraires marquants de sa jeunesse.
La loi morale albanaise, le "kanun", transmis par son père, a construit l'environnement et les comportements dans lequel Zanel a grandi. La règle principale, c'est d'abord l'honneur, puis l'hospitalité, et ensuite la droiture et la loyauté. Une tradition patriarcale transmise de génération en génération, que le père a emportée avec lui sur la route de l'exil en 1952. Après avoir été contraint de quitter son pays natal, Bruxelles est devenue leur nouveau foyer. Son père, qui rêvait de l'Amérique, a ouvert une friterie au coin de la grande place, une entreprise ouverte jour et nuit pour s'intégrer parmi les Belges.
À 14 ans, alors que les mains de Zenel adolescent s'activent à servir des frites à une clientèle belge éclectique, son cœur rêve secrètement de Jules Verne, de Rimbaud et de Dostoïevski. Le jeune friturier se réinvente en dramaturge. À la friterie, il écrit des textes sur les cornets de frites qu'il offre aux clients. Il sèche l'école, pour se réfugier dans son grenier, et se nourrit de mots et d'histoires. C'est à l'âge de trente ans que Zenel décide de franchir le pas. Bravant les conventions familiales, il trouve enfin le courage de quitter l'entreprise pour reprendre des études de mise en scène et de dramaturgie.
Déterminé à donner vie à ses propres histoires et armé d'une pile de manuscrits, il franchit les portes du Théâtre de Poche avec la détermination d'un artiste en devenir. Deux années plus tard, "Fritland" voit enfin le jour sous les projecteurs de la scène.
Sur la gauche, un bureau de régie, puis au centre, Zenel enseveli sous un tas de pommes de terre, c'est un hommage à la friterie qui a sculpté son destin.
Entre deux épluchages de patates, Zenel révèle avec une touche d'humour ses soirées mouvementées lors des matchs de foot, ses moments de complicité partagés avec une prostituée. Dans cet univers de la restauration belge, chaque rencontre façonne le récit théâtral du comédien.
« Denis m'a dit un jour : Zenel, quand tu fais des conneries sur scène, c'est tellement anormal que ça rend la pièce vivante. Gardons ça. Moi, j'apporterai mon approche dramaturgique et je monterai sur les planches avec toi pour te guider. Au début, il m'aidait énormément : « Zenel, on ne t'entend pas, parle plus fort. Mais articule enfin ! ». Alors, au fur et à mesure que je m'émancipe de Denis sur scène, je me libère également de ma famille et de la friterie dans l'histoire que je raconte ».
En Albanie, les émotions restent enfouies, par fierté. Zenel a su les exprimer. Parce que l'auteur décrit avec amour et recul les situations rocambolesques imposées par les lois du " Kanun", l'œuvre a eu un impact quasi cathartique sur la communauté albanaise qui a ri et pleuré lors de la représentation de "Fritland" au Kosovo.,
Pour Zenel, "Fritland est à la fois une prison et une muse : il a tout pardonné. « Je reviens volontiers à la fabrication des frites pour honorer l'héritage de mon père, qui a fait de moi ce que je suis aujourd'hui ».
Ainsi, Zenel Laci érige un univers où l'identité retrouvée est la clé de la réconciliation. Au moment où le rideau se referme sur la scène, l'histoire de Zenel résonne toujours dans la cour extérieure, où le public ne veut plus autre chose que savourer des frites, accompagnées d'une savoureuse bière belge. Même à Erevan.