Les Assyriens d’Arménie : une communauté menacée

Société
10.03.2020

C’est l’une des minorités ethno-confessionnelles les moins connues du Caucase. Originaires de la Mésopotamie où leur civilisation a fleuri, ils sont parmi les premiers peuples à avoir embrassé la foi chrétienne. Leur noir destin est étroitement entremêlé avec celui des Arméniens, avec lesquels ils vivent en fraternité depuis le premier millénaire avant notre ère. Pendant des siècles, Arméniens et Assyriens ont vécu ensemble en Perse et dans l’Empire ottoman. Ensemble, ils ont été persécutés. Aujourd’hui, les Assyriens d’Arménie ne sont plus qu’une poignée à s’accrocher à leur langue et leur patrimoine plurimillénaire. Une communauté menacée dans son existence.  

Par Tigrane Yégavian (depuis les villages assyriens d’Arménie) 

Parti de la gare d’Erevan, le micro bus bondé a quitté les faubourgs de la ville sur la route du Nakhitchevan, longeant une voie parallèle à l’autoroute de la plaine de l’Ararat. À son bord, des personnes, la plupart âgées, la mine éteinte, vont rendre visite à des proches pour les fêtes du nouvel an. Une demi-heure plus tard, nous arrivons aux abords du village de Dimitrov, anciennement Koylasar, renommé en 1949 en hommage à un héros communiste bulgare. La présence d’une église à quelques dizaines de mètres de la route intrigue. Son dôme n’a rien en commun avec celui des églises arméniennes. Dans ce village, un tiers de ses habitants est assyrien. Ici, environ 700 foyers parlent l’araméen moderne, langue parlée deux millénaires auparavant par le Christ.

La soixantaine, le visage rond, la mine joviale, Edik Gawargessov nous accueille chaleureusement dans sa maison. Son patronyme a été russifié comme ceux de la plupart de ses compatriotes assyriens d’Arménie et de l’ex-URSS. Affairée en cuisine, Anna son épouse, enseigne le soureth (l’araméen moderne dans sa variante orientale) à l’école du village. “ Nos ancêtres sont originaires d’Ourmia en Iran, ils sont venus en Arménie pendant la guerre russo-persane de 1820. Les Russes avaient dit à nos ancêtres, ne restez pas là sinon on va vous massacrer. Ils se sont convertis à l’orthodoxie et ont construit notre église dans ce village ”. A quelques centaines de mètres de la maison, se trouve l’église Saint-Cyrille Sainte-Juliette bâtie en 1840 et rattachée à l’Eglise russe orthodoxe. Mais celle-ci conserve sa particularité assyrienne comme l’attestent les inscriptions en syriaque sur les icônes et devant la porte du bâtiment. Edik en a la garde avec une autre famille assyrienne. “ Les Soviets ne nous laissaient pas la restaurer ; ils l’ont détruite et nous l’avons reconstruite clandestinement avec de nouvelles pierres. C’était à la fin des années 1970 ” se souvient-il. La messe est célébrée chaque dimanche par un prêtre orthodoxe russe d’origine arménienne.

Vova, son cousin, nous rejoint ; sa fille vit en Suède avec son mari, assyrien. “ À l’école, on avait droit tout au plus à une heure d’enseignement hebdomadaire de soureth en option facultative. C’est peu mais il faut souligner que l’Arménie est le premier pays du monde à avoir autorisé l’enseignement de notre langue dans les établissements scolaires publics ” se réjouit-il. Edik, qui est retraité du ministère de l’Intérieur, renchérit un verre de vodka à la main : “ Il n’y a qu’en Arménie que tu trouveras des manuels d’assyrien imprimé par le ministère de l’Education […] .

C’est là la particularité de cette communauté, contrairement à la situation des Assyriens de Suède, principale communauté d’Europe, où le soureth est enseigné dans des écoles privées. “ Nous avons aussi un député, c’est un parent par alliance ”. Sourire gêné de Vova : “ Que-peut-il bien faire à lui seul ? ”. Silence. “ Nous vivons en fraternité avec les Arméniens du village, beaucoup d’entre eux parlent l’assyrien ! ” piaffe Edik, qui nous parle de la recrudescence du nombre de mariages mixtes.

Arméniens et Assyriens ont une très longue histoire en commun qui reste à écrire. Edik nous raconte les faits d’armes du général Antranik et d’Agha Petros, son frère d’arme assyrien au destin singulièrement proche. Ou encore l’histoire du cheval d’Antranik offert par un ami assyrien.

De l’autre côté de la frontière toute proche, il arrive que nos amis entendent de temps en temps le bruit des balles percer, les Assyriens ne font pas la différence entre Turcs et Kurdes, les descendants de leurs bourreaux. Ces villageois n’ont plus de patrie, l’Assyrie ayant été rayée de la carte par les génocidaires turco-kurdes et le pouvoir irakien. Pour eux, l’Arménie est plus qu’une terre de refuge, c’est vraisemblablement leur pays.

Si une poignée de survivants demeurent encore sur leurs terres ancestrales dans le nord de l’Irak, le nord-est de la Syrie et le nord de l’Iran, la majorité de ce peuple vit en diaspora. Quelques parents éloignés, des amis assyriens d’Amérique du Nord et de Suède viennent leur rendre visite et profiter des tarifs avantageux pour faire du tourisme médical.

Edik parle mais ne lit pas le soureth. “ On craignait nos professeurs à notre époque, on n'a pas appris grand-chose à l’école ”. Il se souvient de la visite pastorale du catholicos de l’Eglise assyrienne apostolique de l’Orient, Mar Gewargis, venu à leur rencontre pour leur remettre des certificats de baptême. Un de ses fils est en Russie, l’autre ici. Parlent-ils le soureth ? Oui, mais pas entre jeunes. Les années noires, l’exode rural, ont laissé quelques stigmates dans ce village où le fossé entre nouveaux riches et laissés pour compte paraît abyssal. Edik est fier de l’histoire de son peuple. Il prend un livre de sa bibliothèque sur l’Assyrie antique en russe. Les pages sont jaunies et les images glorieuses contrastent avec un présent des plus incertains : Ninive, Babylone, Séleucie, Ctésiphon. Un monde évanoui dans les limbes de l’oubli.

 

L’Arménie, une patrie de substitution ?

Les Assyriens d’Arménie constituent l’une des minorités les moins connues de Transcaucasie. Cette petite frange ethnico-linguistique comptait officiellement 3 409 membres selon le recensement de 2001. Ils sont répartis entre Erevan, Nor Artagers dans la province d’Armavir, la petite ville d’Arzni (province de Kotaïk) où se situe l’église Mar Myriam, et dans deux villages de la province d’Ararat, à Dimitrov (ex-Koylasar) et surtout Verin Dvin (Dvin Aysor). Là se trouve l’église assyrienne Saint-Thomas. La présence assyrienne en Arménie remonte à la guerre russo-persane de 1826-1828, qui s’était conclue par le traité de Turkmenchaï, marquant la perte de vastes territoires au profit de l’Empire russe (Khanats d’Erevan et du Nakhitchevan). Les Russes invitèrent certains groupes ethno-confessionnels à émigrer dans l’Empire. Ce fut le cas des Assyriens de la région du district de Salmast et du lac d’Ourmia dont les rivages furent occupés par les troupes russes et où se trouvait une mission russe orthodoxe depuis 1898. Une partie d’entre eux embrassèrent la foi orthodoxe. Dans la foulée du Génocide de 1915, de nouvelles vagues de rescapés du sud-est de la Turquie (massif du Hakkâri) où se situait le siège du Patriarcat de l’Eglise apostolique assyrienne de l’Orient, gagnèrent l’Arménie via l’Iran. L’extermination de ce peuple à huis-clos demeure un angle mort de l’historiographie du Génocide de 1915. C’est oublier pourtant la profonde osmose unissant le destin de ces deux peuples chrétiens, profondément entremêlés et unis dans une communauté de souffrances. 

Les descendants des rescapés assyriens vivent principalement de l’agriculture de subsistance, leur nombre n’a cessé de décroître depuis l’éclatement de l’URSS. Environ un tiers des Assyriens d’Arménie est fidèle de l’Eglise arménienne apostolique, 20% fréquentent l’Eglise russe orthodoxe, le reste suit l’Eglise assyrienne apostolique qui tente depuis les années 2000 de reprendre pied en Arménie et dans la CEI. Il s’agit de l’une des plus anciennes Eglises constituées au monde, évangélisée par l’apôtre Thomas ; trop longtemps qualifiée d’Eglise nestorienne, celle-ci n’est pas en communion avec l’Eglise arménienne apostolique. L’évêque assyrien du diocèse Dohuk-Erbil, dans le Kurdistan d’Irak, est censé veiller sur ses ouailles d’Arménie et de l’ex-URSS. L’ancien métropolite d’Irak, Mar Gewargis III (1941), 121e patriarche de l’Église apostolique assyrienne de l’Orient, jusqu'à sa récente démission, a déjà effectué des visites pastorales en Arménie. A Verin Dvin, les Assyriens ont fondé deux églises : l’église Shara, qui appartient à l’Eglise assyrienne apostolique de l’Orient, et l’église Marez qui célèbre le culte orthodoxe.

Eglise confisquée, assimilation à marche forcée

Si les responsables communautaires se gardent bien de critiquer les autorités arméniennes, les Assyriens de Dimitrov se battent depuis 2007 pour récupérer l’église Mar Mariam, dont les clés ont été confisquées par le père Michaël Nurijanyan, curé du village voisin de Mekhrchyan. Motif ? Cette église bâtie en 1868 appartiendrait selon eux à l’Eglise arménienne apostolique alors qu’elle n’a été enregistrée nulle part. Depuis l’assassinat du dernier prêtre assyrien officiant dans cette église par les Soviets en 1937, on n’y célébrait plus de messe. La Fédération des associations assyriennes d’Arménie a déposé un recours auprès du Saint Siège d’Etchmiadzine pour récupérer son bien des mains du diocèse de l’Ararat et proposer la tenue d’une commission mixte d’historiens arméniens, assyriens et étrangers. Pour l’heure, le catholicossat a donné une fin de non-recevoir…

“ Ils ne veulent pas faire de commission, ils savent parfaitement que c’est une église assyrienne ! ”. Irina Sagradova Gasparian se bat pour la récupérer. Présidente de la Fédération assyrienne Hayata d’Arménie, fondée en 2007, cette juriste et enseignante à l’Institut polytechnique d’Erevan nous donne rendez-vous dans un café du quartier de Karékine Nejdeh au sud d’Erevan. Devenue juriste par militantisme, cette figure de la communauté assyrienne d’Arménie assure l’interface avec les autorités et la société civile.

Elle a documenté les preuves pour porter le dossier au pénal. Si l’affaire traîne en longueur, elle songe à relayer son combat auprès de la Diaspora assyrienne ce qui, à ses yeux, pose un problème éthique. “ Je ne veux pas ternir l’image de l’Arménie auprès de notre diaspora, mais je veux défendre les droits de ma communauté qui paraît délaissée par l’Eglise assyrienne de l’Orient ” précise-t-elle. Originaire d’Ourmia comme la plupart des Assyriens d’Arménie, ayant grandi en Ukraine, elle a créé en 1997 le centre de jeunesse assyrienne Ashoor, un organisme promouvant la langue et la culture assyriennes et l’aide sociale vis-à-vis de cette communauté durement éprouvée par des conditions de vie précaire. Auteure de mémorandums sur la défense des droits culturels auprès du Parlement, elle note un net recul de la présence assyrienne en Arménie après l’indépendance en 1991. “ Les Assyriens sont majoritairement russophones, beaucoup ne trouvaient plus leur place et ont opté pour l’émigration ” dit-elle, citant le soutien indéfectible joué par le député Aram Manoukian et ancien vice-président de l’Assemblée nationale sous la présidence de Lévon Ter Pétrossian. 

“ En 1972, il y a eu grâce aux efforts des Assyriens, des manuels d’apprentissage de la langue rédigés par deux professeurs de soureth de Moscou, diffusés dans toute l’URSS. Puis on est passé à la formation de professeurs. Nous avons sollicité Moscou pour introduire des cours de soureth en option facultative ; des enseignants de la capitale russe sont venus en Arménie pour préparer des professeurs ” se souvient-elle.  Et d’ajouter fièrement : “ C’est grâce à moi que dans les années 1990 le soureth est passé de facultatif à une discipline obligatoire. C’est ainsi que la langue araméenne est enseignée au lycée Pouchkine d’Erevan qui est un établissement suivant la filière russophone ”. Aspirait-elle à avoir des programmes radiophoniques en langue assyrienne sur radio Erevan, tout comme elle le faisait en langue kurde à l'époque soviétique ? “ Non, car en vérité nous n’étions pas préparés à cela ”. Aujourd’hui, la radio publique émet en langue assyrienne à raison de 30 minutes par jour (mais sur les ondes courtes).

Actuellement, sa principale source d’inquiétude est l’hémorragie de sa communauté. “ Avant 1991, la présence assyrienne était de 80% à 90% dans les cinq villages ; elle a chuté à 20% 30% à part Verin Dvin. C’est un véritable défi auquel nous ne sommes pas prêts à faire face ” dit-elle.

Pour ceux qui ont choisi de rester et qui parlent toujours la langue de leurs ancêtres se pose la question de la transmission dans un contexte de plus en plus complexe. “ L’Arménie a ratifié la charte des langues minoritaires dans le cadre du Conseil de l’Europe (2008). Les élèves qui suivent des cours de langue araméenne (soureth) doivent impérativement être inscrits dans la section russe […] La discrimination est un phénomène récent, les pressions pour mettre un terme à l’enseignement de notre langue, accélèrent l’assimilation ” s’inquiète Irina. 

 

Maintenir la langue et les traditions

Si les Assyriens ont souffert d’une politique de russification intensive sous la période tsariste, leur langue s’est maintenue oralement avec quelques nuances. Le soureth est enseigné dans plusieurs établissements publics à Erevan (lycée Pouchkine) et dans les villages à forte concentration assyrienne qui ont une section russe. C’est un cas unique dans la Diaspora, mais de plus en plus menacé. “ Le directeur de notre école de Dimitrov fait tout pour décourager les élèves de s’inscrire dans la section russe ”, se lamente Anna l’enseignante de soureth. “ Car si la section russe vient à fermer, il n’y aura plus d’assyrien à l’école ! C’est une volonté politique de décourager les élèves et de fermer la section ”.

Les manuels de langue soureth ont été conçus suivant une méthodologie russe car ceux venant de Suède “ ne conviennent pas ” de l’avis d’Anna qui prépare un nouveau manuel. Il existe à l’heure actuelle 15 professeurs de soureth en Arménie qui se réunissent une fois par an. Coupés du monde assyrien par 70 ans de chape de plomb soviétique, cette minorité en voie de déperdition n’attend que peu de choses d’une diaspora fragmentée et jetée aux quatre coins de la planète. Les collectes de dons sont rares si ce n’est pour soutenir la rénovation de l’église Sainte-Marie d’Ardzni et l’école maternelle de la même localité. Reste l’Iran voisin, lieu de rencontre pour les Assyriens de Russie et du Caucase, où se déroulent chaque année des jeux pan assyriens, auxquels participent un grand nombre de jeunes assyriens dans la ville d’Ourmia. Téhéran abrite également des conférences pan assyriennes auxquelles prennent part des enseignants et des activistes. On peut y entendre le soureth parlé dans une variété d’accents et de dialectes.

L’Irak et l’Iran du nord, sont des contrées que connaît bien le père Nikademus Yukhanaev. Ce jeune prêtre marié est l’unique ecclésiaste membre de l’Eglise apostolique assyrienne de l’Orient à officier en Arménie. Avant lui, un prêtre venu d’Irak en 2003 servait la communauté assyrienne d’Arménie. Né en 1988 à Verin Dvin d’une famille originaire d’Ourmia, il sert actuellement dans l’église Mar Touma de son village natal et à l’église Sainte-Mariam d’Ardzni. Le jeune prêtre est d’une génération qui a grandi sous l’ère post soviétique ; son arménien est irréprochable. Après avoir effectué son service militaire en Artsakh et entamé des études à la faculté de théologie de l’Université d’Etat d’Erevan, il s’est rendu au séminaire assyrien de Dohuk au nord de l’Irak. Il y sera ordonné diacre en 2004, puis prêtre dix ans plus tard. Ses travaux universitaires portent sur le dogme de l’Eglise assyrienne de l’Orient trop longtemps frappée du sceau de l’hérésie pour avoir embrassé la doctrine nestorienne. Une accusation fallacieuse, que le jeune prêtre s’efforce de rectifier. Comment qualifie-t-il les relations avec l’Eglise apostolique arménienne ? “ Fraternelles en dépit des divergences dogmatiques ”. Nous ne lui parlons pas du cas de l’église de Dimitrov confisquée. Ni de la division de sa communauté en plusieurs chapelles. Nikademus Yukhanaev s’attache à combattre les séquelles causées par l’athéisme soviétique et à faire œuvre de transmission auprès d’une jeunesse plus perméable aux vents de la mondialisation mais aussi du consumérisme. Les cours de catéchisme et camps de vacances d’été rythment son quotidien.

Pour des raisons géopolitiques, les Assyriens de Géorgie et d’Ukraine se sont formés en un diocèse distinct rattaché au diocèse de Bagdad de l’Eglise apostolique assyrienne de l’Orient tandis que ceux d’Arménie obéissent au métropolite de Dohuk. Nous reviendrons à Dimitrov et dans ces villages où l’on parle l’araméen et où l’on se souvient de l’éclat d’un passé enfoui dans les ténèbres.

 

La première Eglise mondialisée

Spécialiste reconnue du monde byzantin et de la théologie des Eglises orientales, la Suissesse Christine Chaillot a publié un livre de synthèse qu’on attendait sur l’histoire de l’Eglise apostolique assyrienne de l’Orient, une Eglise profondément marquée par trois martyres : celui de l’accusation injuste d’hérésie nestorienne, celui du déracinement forcé par d’interminables siècles de persécutions et de génocides et enfin de la blessure causée par les innombrables tentatives de conversion au catholicisme par les missionnaires occidentaux. 

L’Eglise assyrienne de l’Orient est une « Eglise des deux conciles », dans la mesure où elle reconnaît les professions de foi des deux premiers conciles œcuméniques des premiers siècles du christianisme — le premier concile de Nicée (325) et celui de Constantinople (381) ; mais elle s’est séparée du tronc commun avec le concile d’Ephèse en 431, soit vingt ans avant le concile de Chalcédoine, en 451. Un dialogue interconfessionnel entre l’Eglise catholique et l’Eglise apostolique assyrienne de l’Orient existe officiellement depuis les années 1960 en vue d’améliorer leurs relations et de résoudre les différends doctrinaux. Ce dialogue porte à la fois sur la mariologie et la christologie. Il a abouti en 1994 à la signature d’une déclaration christologique commune par le pape Jean-Paul II et le patriarche de l’Eglise assyrienne de l’Orient, Mar Dinkha IV (1935-2015).

Cette passionnante étude a le mérite de remettre les points sur les « i ». Elle nous apprend que ni l’Eglise romaine ni sa rivale byzantine n’ont pu égaler le zèle missionnaire de l’Eglise assyrienne de l’Orient, dont l’évangélisation remonte, selon la tradition, à trois apôtres ou disciples du Christ, Mar Addaï (aussi connu sous le nom de Thaddée), Mar Mari (Luc X, 1-24) et Mar Toma – l’apôtre Thomas –, ce dernier ayant fondé des églises sur la côte sud-ouest de l’Inde, dans l’actuel Kérala, où il serait arrivé vers 52 après J.-C. et où subsiste une Eglise assyrienne. Par la suite, cette Eglise se répandit depuis la Mésopotamie dans tout l’Empire perse et bien au-delà. Naguère résidant à Ctésiphon – ancienne capitale de l’Empire perse – , à 30 km au sud-est de la ville actuelle de Bagdad, en Irak, ses catholicos/patriarches ont dans un premier temps porté le message de l’Evangile en Mésopotamie, vers le sud, en direction de l’actuelle Arabie saoudite, et vers le sud-est, le long du Golfe persique. Des ruines d’églises et de monastères ont été découvertes sur la côte nord de l’actuelle Arabie saoudite et sur les îles du Golfe. De là, par la mer, ces missionnaires se déployèrent jusqu’en Inde et aussi au nord-est de l’Empire perse. Ayant franchi l’Himalaya, suivant les routes marchandes (les fameuses « routes de la soie »), ils parvinrent au VIIe siècle de notre ère dans les régions turco-mongoles en Asie centrale. Cette histoire méconnue nous est parvenue grâce notamment à la fameuse stèle chrétienne de Xi’an, exposée au musée Beilin dans cette ville du centre de la Chine. Cette stèle raconte comment la religion “ resplendissante, lumineuse ” (c’est-à-dire le christianisme) est arrivée en Chine sous la dynastie des Tang (618-907), soit un millénaire avant les missionnaires européens. La fin du XIVe et le début du XVe siècle s’avèreront funestes pour l’Eglise de l’Orient, et ses fidèles seront massacrés par les hordes de Tamerlan. Par la suite, l’Eglise de l’Orient ne survivra pratiquement que dans deux régions du Moyen-Orient : dans les massifs du Hakkari (au sud-est de la Turquie actuelle, entre le lac de Van et le nord de l’Irak) et en Azerbaïdjan perse (aujourd’hui au nord-ouest de l’Iran). Vers 1830, près d’un tiers des fidèles de l’Eglise assyrienne de l’Orient étaient passés au catholicisme en raison de l’envoi de missionnaires dans les régions où ils vivaient, pour former l’Eglise chaldéenne, numériquement plus forte et dont le siège se trouve à Bagdad. Entre 1915 et 1918, ils subissent un génocide à huis clos. On estime qu’entre 100 et 120 000 Assyriens, soit un tiers de la communauté, ont été tués par les massacreurs turco-kurdes. Au cours du 19e siècle déjà, les Kurdes avaient commis des massacres contre ses fidèles. En 1841 puis en 1846, deux chefs kurdes du Hakkari massacrèrent la population en attaquant des villages. La résidence du patriarche à Qotchanès, siège du patriarcat de l’Eglise assyrienne de l’Orient du XVIIe siècle jusqu’en 1915, fut incendiée.

Ce peuple décimé a perdu sa patrie et trouvé refuge en Irak où les occupants britanniques leurs firent miroiter le rêve d’un Etat assyrien en échange de leur collaboration dans le maintien de l’ordre contre les Arabo-Kurdes. Ce jeu de dupes se soldera par un nouveau massacre en 1933 et l’exil aux Etats-Unis du catholicos Mar Shimoun XXI. Les fidèles d’Irak et de la vallée du Khabour dans le nord-est syrien ont été à nouveau martyrisés par les successifs avatars de l’islamisme djihadiste et par les sicaires de Daech. Aujourd’hui, pour la majorité des fidèles de l’Eglise assyrienne de l’Orient, désormais installés en diaspora, conclut Christine Chaillot, le défi est de ne pas perdre les liens avec leur communauté d’origine et de ne pas oublier leur identité et leur culture, leur langue et leur religion. Un défi de tous les jours. Signe fort que l’auteure salue, la décision en 2015 du nouveau catholicos, Mar Gewargis III, de déplacer le siège patriarcal de Chicago à Ainkawa, près d’Erbil dans le Kurdistan irakien, marquant ainsi la volonté de se réenraciner sur la terre de l’Orient.

Christine Chaillot, L’Eglise assyrienne de l’Orient, histoire bimillénaire et géographie mondiale, l’Harmattan, 2020, 232p. 22 Euros