Tandis que les rues d'Erevan sont parées des portraits et des couleurs des candidats, le temps fait son œuvre aux frontières en entérine les positions militaires azéries sur le territoire souverain de l'Arménie...
Par Olivier Merlet
Georg est ingénieur en chef à la centrale hydro-électrique de Vorotan-Tatev, 15 kilomètres en contrebas de Goris, 2eme ville de la Province de Syunik en Arménie, porte d'entrée du corridor de Latchine et du Karabagh voisin. Cette route qu'il emprunte tous les matins pour se rendre au travail est magnifique: un fabuleux panorama de hautes collines escarpées, alternant pentes rocailleuses et sous-bois verdoyants. " C'est le meilleur moment de l'année : d'ici peu, tout sera déjà brûlé par le soleil."
Au détour d'un virage, Georg attire mon attention en pointant du doigt, au loin, une forme blanche perchée sur un piton rocheux. C'est un poste de surveillance azéri. Lui faisant face sur le sommet opposé, un immense drapeau rouge, bleu et orange aux couleurs de l'Arménie ondule fièrement dans la brise. Plus discret, planté sur un troisième promontoire, c'est celui, blanc, bleu et rouge de l'armée russe.
Hérésie des frontières
Cette route qui mène jusque Meghri, dernière bourgade tout au Sud du pays, est un legs de l'Union Soviétique. Une hérésie, tracée en des temps où la "Pax Sovietica" contraignait encore à "l'Amitié entre les Peuples". Cordon ombilical assurant l'approvisionnement en hydrocarbures de la petite république caucasienne, elle serpente en direction de l'Iran à travers un enchevêtrement inextricable de reliefs. Au gré de ses lacets, elle coupe et recoupe à 24 reprises sur 135 kilomètres la frontière entre Arménie et Azerbaïdjan, aujourd'hui devenue "ligne de contact" de leurs forces militaires respectives.
Depuis la signature du cessez-le-feu le 9 novembre dernier, les sommets qui l'encadrent sont devenus positions stratégiques tenues par l'un des deux camps, sous l'œil des observateurs russes. Barrée de nombreux check-points, les contrôles sont cependant devenus routiniers et aléatoires avec le temps. Simple vérification du passeport à Davit Bek, je continuerai mon chemin sans plus de formalités.
À quelques kilomètres de Goris, nous sommes arrêtés par un détachement arménien. Le passeport, examiné page par page cette fois, ne suffit plus : vérification du coffre de la voiture, coup d'œil à l'intérieur… découverte de l'appareil photo. Le conscrit appelle son supérieur. Ce dernier nous questionne en russe sur les motifs de notre voyage, notre destination, si nous avons une adresse locale ou une réservation d'hôtel à présenter. Courtois mais ferme, il exige de visionner les clichés. Nous faisant signe d'attendre, il sort un portable de sa poche et passe un coup de fil. Quelques minutes plus tard, deux gradés en treillis débouchent d'un chemin de terre de l'autre côté de la route. Ils s'entretiennent rapidement avec le sergent qui nous a contrôlés et nous rendent nos passeports. "Tout est clair, vous pouvez passer". "Vous êtes Français ?" rajoute l'un d'eux, "les Français sont comme nos frères, depuis longtemps. Et votre Président Macron parle bien pour l'Arménie." S'écartant de la voiture, il nous souhaite "Bon voyage", en français.
Le territoire souverain menacé
Lorsqu'enfin nous traversons Goris, les habitants sont dans la rue, attroupés en petits groupes à la porte des commerces ou devant leur maison, visages tournés vers le ciel. Quatre hélicoptères de combat en formation basse et lente surveillent les environs. Plus loin sur la route, nous croiserons en moins de deux heures de trajet quelques vingt-trois camions militaires convoyant troupes, équipements de campagne et un véhicule blindé. Pas d'artillerie. Un détachement d'observateurs russes les accompagne, leurs cars blancs, modernes et confortables, tranchent singulièrement avec la rusticité du transport d'infanterie arménien. Quelque chose de grave vient de se produire, familles ou amis sur place répandent déjà l'information à travers le pays.
Dans les montagnes, à 2600 mètres d'altitude, 250 soldats azerbaidjanais viennent de prendre position autour du Sev Lich, le "Lac Noir" en arménien, 3,5 kilomètres à l'intérieur des frontières internationalement reconnues. Tout d'abord qualifiée "d'accidentelle" par les autorités arméniennes elles-mêmes, l'incursion ne sera confirmée officiellement que 24 heures plus tard. De ces hauteurs, l'armée azerbaidjanaise contrôle l'alimentation en eau douce de la région et un point de vue de choix embrassant toute l'étendue du plateau de Sisian, le plus court chemin -30 kilomètres à peine- pour raccorder le Nakhitchevan, enclave azérie frontalière de l'allié turc.
De semblables incidents se sont multipliés depuis, sans grande réaction de l'armée, quai-impuissante. À Khoznavar, dans cette même province de Syunik, aux hameaux de Kut et de Verin Shorzha du côté de Vardenis dans le Gegharkunik, où 6 soldats arméniens ont été faits prisonniers. enfin, plus récemment, dans Province de Tavush. On y parle de 7 villages à l'Est et à l'Ouest du Lac Sevan, l'un des plus vastes au monde, principal réservoir alimentant la capitale. C'est aussi le 3eme corridor pour le Nakhitchevan, depuis Qazax en Azerbaïdjan, via Ijevan, Dilijan, Sevan… et Erevan.
La topographie des lieux mais aussi le manque d'effectif rend difficile le contrôle par l'armée de ces hautes régions montagneuses. L'"empiètement" de la frontière par l'ennemi de toujours semble bel et bien répondre à une stratégie réfléchie et planifiée. Prémices d'une offensive majeure ? Guerre de l'eau ou simple provocation ? Nul ne sait. Mais de façon évidente, une volonté de semer un peu plus le chaos, d'en rajouter au traumatisme de la défaite de l'automne dernier et surtout de peser fortement sur les négociations en cours en pleine période préélectorale.