Profanation du génocide arménien en Suisse

Opinions
13.03.2023

À Genève, les déclarations chocs d’un politiste français lors du débat qui a suivi la projection du film Aurora’s Sunrise, le 10 mars 2023, jour de l’ouverture du Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH).

Par Anna Aznaour, notre correspondante à Genève

Difficile d’imaginer une meilleure illustration d’humiliation d’un peuple que ce débat qui a suivi la projection du film sur le génocide arménien Aurora's Sunrise. Sous l’intitulé "Les droits humains, victimes de la société de l’humiliation", il avait réuni sur scène trois intervenants qui ont livré une prestation d’une rare insipidité. Jusqu’à ce moment fatidique d’indécence, provoqué par la question de la modératrice Caroline Abu Sa’Da à Bertrand Badie, universitaire et politiste français spécialiste influent de la sociologie des relations internationales : « Elle [l'héroïne du film] disait que si les Turcs avaient été punis plus tôt, les Allemands ne se seraient pas sentis permis de faire ce qu'ils ont fait pendant la Seconde Guerre mondiale. Ça vous évoque quoi ? » Le professeur émérite à Sciences-Po Paris lui répond sans sourciller : « Ça m’énerve ! Cette phrase est inacceptable. D'abord c'est pas les Turcs et c'est pas les Allemands. Je pense qu'on arrivera à chasser l'humiliation quand on mettra un terme au pluriel collectif. Il n'y a pas de culpabilité collective. Les Turcs ne sont pas responsables du massacre arménien ! Non c'est la clique qui était au pouvoir et qui l’a stratégiquement organisé. » Idem donc en ce qui concerne la responsabilité du peuple allemand dans l’Holocauste des Juifs, d’après cet universitaire à la retraite.

Une question effleurait l’esprit en l’écoutant : si les Allemands ne portent aucune responsabilité envers les Juifs, dans ce cas, pourquoi leurs descendants ont dû payer, à partir de 1953, plus de 100 milliards de deutschemarks à l’État d’Israël et aux survivants à titre de réparation? Mais surtout, jusqu’à quand l’Allemagne, désormais multiethnique, et ses contribuables, doivent continuer à réparer financièrement les crimes d’une "clique nazie" sans aucun rapport avec eux ? Pour autant qu’il faille  croire le positionnement du chancelier Olaf Scholz qui, en septembre 2022, soit soixante-dix ans après le premier accord d’indemnisation signé entre son pays et Israël, a annoncé un nouveau paquet de réparations financières. Ainsi, quelques 58 millions d’euros seront versés annuellement à Israël pour les 14 000 survivants des camps de la mort que l’État hébreu n’a pas les moyens de soigner.

Quant aux descendants des survivants arméniens, dont le peuple a été amputé de 90% de ses territoires ancestraux et de la quasi-totalité de ses biens, ils doivent acquiescer les théories fumeuses de Bertrand Badie sans pouvoir y réagir. Sous prétexte d’un quart d’heure de retard, le public sera privé de la possibilité de poser des questions par la modératrice du débat. Pour cette même raison, Caroline Abu Sa’Da va déclarer « zapper la partie sur les réactions du public au film ».

Notons que ni cette dernière, ni ses deux interlocuteurs du débat, préparé d’ailleurs à l’avance, n’ont eu l’idée (la volonté ?) de tracer une parallèle pourtant évidente entre le film et le sujet de leur discussion : l’humiliation de la non reconnaissance mondiale du génocide d’un peuple qui fait souffrir ses descendants de survivants depuis plus d’un siècle.

 

N.B. Au sujet du film

La réalisatrice Inna Sahakyan retrace dans son magnifique documentaire-fiction-dessin animé de création la tragédie du peuple arménien à travers l’histoire vraie d’Arshaluys, que les Américains appelleront Aurora. La vie de cette belle brune bascule à ses 14 ans. Par ordre du gouvernement, des soldats font irruption dans la maison de l’adolescente. Ils tuent son père et rafle le reste de la famille. Arshaluys, sa mère et ses six frères et sœurs sont alors escorté vers le désert. Tout comme les autres membres – petits et grands – de leur communauté, ils y seront torturés, violés, tués. Les plus « chanceux », comme Arshaluys, seront vendus comme esclaves sexuelles. Par miracle et surtout, beaucoup de volonté, Arshaluys arrive à échapper à ses ravisseurs. Puis se retrouve aux Etats-Unis où elle est engagée comme actrice pour jouer dans le film « Les Âmes aux enchères », inspiré de son livre de témoignage d’une survivante qui a vu l’agonie de son peuple. Un génocide organisé par l’Empire Ottoman entre les années 1915 et 1916 et nié par la Turquie jusqu’à ce jour.