Pendant ce temps, au Haut-Karabakh

Opinions
17.11.2020

Nous publions aujourd'hui ce magnifique texte écrit par Svetlana Shmeleva après son voyage en Artsakh, en 2014. Histoire de replonger dans une réalité qu'on ne reverra plus...

Je me suis retrouvée finalement devant l'ordinateur et je peux vous raconter le voyage au Haut-Karabakh, où mon ami m’appelait depuis longtemps.

Et cet été, ayant trouvé une semaine de libre, je me suis quand même décidée, et j’ai invité mes amis avec qui nous voyageons de temps en temps dans des lieux, disons-le, atypiques.

Pour tout vous dire, je n'attendais pas grand-chose du voyage, à part une étiquette intéressante. J’ai été dans différents endroits du Caucase et, à mon avis, le Karabakh ressemblerait à une sorte de République tchétchène, et ce pas en ces meilleurs moments.

Et sans mon ami du Haut Karabakh, je n'y serais probablement pas allée. Mais j’étais très curieuse de comprendre ce que lui - un jeune homme européen des plus intelligents - faisait là-bas ...

Le fait que nos idées sur le Haut-Karabakh sont erronées est devenu clair déjà sur le chemin depuis l'aéroport d'Erevan (puisque l'Azerbaïdjan menace d'abattre les avions, le Karabakh n'utilise pas sa piste pour l'aviation civile et nous devions parcourir 400 km le long d'une route de montagne). Et c'était, contre toute attente, une bonne autoroute.

Sur le chemin, nous avons fait connaissance, pour la première fois, des prix locaux, lorsque nous avons acheté des fruits, du khatchapouri et de l'eau pour six personnes pour 120 roubles.

Mais le choc principal nous attendait dans la capitale de la République du Haut Karabakh.

Il faut savoir que la ville (tout comme d'autres villes et villages de la république) a été détruite après la guerre avec l'Azerbaïdjan.

Et voilà que nous entrons dans Stepanakert, sur lequel ont été abattus environ 21 000 projectiles de lance-roquettes multiple Grad, 2 700 missiles Alazan, 1 900 obus d'artillerie, ainsi que de nombreuses bombes à fragmentation lancées par l'aviation azerbaïdjanaise.

Et que voyons-nous : des jardins à la française, des pelouses, des parcs. Des gens amicaux qui se promènent d’un pas tranquille. Des cafés proposant des cuisines du monde entier. De la musique européenne qui coule de toutes parts et pas une note de chansonnette. Des voitures, qui cèdent la place aux piétons.

Tous les soirs, la police barre les rues centrales pour laisser la voie aux piétons. Et dès qu’un enfant pleure, un policier s’y précipitera et se mettra à le consoler, le lancer en l’air ou le balancer. Je l’ai vu de mes propres yeux plus d’une fois.

Notre curiosité étant piquée, nous nous sommes mis à discuter avec les habitants et les autorités locales.

Il faut comprendre que le retour du Karabakh était une idée nationale pour les Arménien. Voilà pourquoi tous, et pas seulement ceux qui vivaient en Arménie, se sont impliqués. Toute la diaspora arménienne, y compris ceux qui avaient vécu dans différents pays et reçu une excellente éducation. Et par conséquent dès le début, les gens qui y sont restées ou qui y sont arrivées, n’avaient pas eu l’idée de dilapider ce qui restait, comme c’est généralement le cas. Surtout qu’il ne restait rien à dilapider.

Et aussi banal que cela puisse paraître, ils ont choisi la voie démocratique. Puisqu’il s’agit d’un processus continu – un processus agréable et intéressant – dans lequel l’on se trouve constamment, et non pas une ambition pour des lendemains qui chantent, à travers des adversités et des épreuves, qui abondaient déjà. Ainsi, le gouvernement élu a commencé d’emblée à établir un dialogue avec la population et partager avec cette dernière la responsabilité pour tout ce qui se passait.

D’ailleurs, les élections y sont on ne peut plus authentiques. Chose qui est confirmée par des observateurs internationaux en provenance de 30 pays. Par exemple, Thomas de Waal, journaliste britannique et expert du Caucase notait que « Les élections au Karabakh sont parmi les plus ouvertes à la concurrence sur l’espace post-soviétique ». Et je suis d’accord avec lui. Et le président actuel, soit dit en passant, a fait le tour de tous les villages sans exception aucune lors de sa campagne électorale. Et il continue à faire de même après les élections, bien qu’il ne se présente pas pour un nouveau mandat.

Ainsi donc, toutes les lois ont été débattus publiquement. Par exemple, lors de l’introduction des impôts, le dialogue a duré un an et demi. Les autorités demandaient de nommer le taux que chacun paierait sans rien dissimuler. Et c’est exactement ce taux d’imposition qui a été introduit. De plus, des conditions pour attirer des investissements ont été créées, sans aucune distinction entre les citoyens locaux et étrangers. Par ailleurs, au tout début, il était possible d’investir une grosse somme et être exonéré d’impôts pour une période de 3, 5 ou 10 ans.

Inutile de dire que tout l’argent des caisses noirs est passée dans l’espace légal. Parce que tout le monde s’est mis d’accord. Et parce que c’est plus avantageux.

En conséquence, le PIB par habitant du Karabakh a presque atteint celui d’Arménie, laissant loin derrière le Kirghizistan, par exemple. Et ce, sans la participation de grandes entreprises internationales. Car l’Azerbaïdjan avait posé une condition : il fallait choisir entre cette dernière ou le Karabakh. Et c’est la raison pour laquelle au Karabakh, ni McDonalds, ni les opérateurs Beeline, MTS ou autres ne sont présents. Compte tenu du nombre d’utilisateurs, leur choix, bien qu’hypocrite, est hélas, évident.

J’ai beaucoup aimé la répartition de leur budget, où 15 % sont alloués à l’éducation, ce qui est plusieurs fois plus élevé que dans la grande majorité des autres pays. On enseigne quatre langues dans les écoles. Les élèves de première année reçoivent des ordinateurs portables personnels, la couverture Wi-Fi dans le pays est encouragée. Et lorsqu’un étudiant est admis dans un établissement supérieur étranger, les frais de scolarité sont entièrement couverts. Car, puisque la République n’est pas reconnue, il n’y a presque personne, y compris des enseignants de renommée mondiale, qui se rendent chez eux. En revanche, il y a un auditoire dans l’Université locale pour communiquer avec les enseignants par Skype.

Une grande attention est portée à la sphère sociale, soit 26 % du budget. Et une attitude exemplaire envers les personnes handicapées. Tous ont des emplois. Par exemple, l’attaché de presse du premier ministre est devenu aveugle et a été mutilé à cause de l’explosion d’une grenade alors qu’il avait 6 ans. Je l’ai vu travailler ; grâce à des logiciels, il est au courant de tout ce qui se passe dans la presse écrite et sur Internet, et il est vraiment à sa place. Dans quel autre pays un tel emploi serait-il possible pour lui ?

Étonnamment, ils ont même surmonté la loi Parkinson, selon laquelle le nombre de bureaucrates se multiplie inéluctablement. Dans un premier temps, le pays a été mis sur pied grâce à des agents de la fonction publique – je n’ose simplement pas les appeler « bureaucrates », mais maintenant le gouvernement lui-même a l’intention de réduire leur nombre. Car la société a « grandie ». Mais il existe un problème bien connu, c’est qu’un fonctionnaire n’est plus disposé à aller travailler, disons, dans une usine. C’est alors qu’ils ont décidé que pour les postes qui ne sont pas indispensables et qui auraient pu être supprimés, les gens travaillent jusqu’à l’âge de retraite, et si les propositions de travailler dans un autre secteur ne leur conviennent pas, le poste prend une retraite bien méritée, tout comme la personne.

Des réformes. Toutes les réformes sur l’espace post-soviétique, y compris en Géorgie, m’ont apparu comme des paravents. Et je ne m’attendais absolument pas à les voir fonctionner dans un Etat non reconnu, lesquels d’habitude ne font que faire semblant. Mais au Karabakh, impossible de donner un pot-de-vin à la police. Je suis prête à parier sur tout ce que voudrez. Alors qu’en Arménie, d’où arrivaient toutes ces réformes, la réalité est différente. Et j’écris ces mots avec une certaine appréhension, car j’ai de nombreux excellents amis à Erevan. Mais je dois avouer que j’ai vu des agents de la circulation sur les routes d’Arménie, et que le centre de Erevan est entièrement vendu à des propriétaires et des promoteurs, et des travaux de construction y sont en cours constamment. Même le bâtiment abritant le Ministère des affaires étrangères est « passé sous le marteau ». Sur les rues, on voit des règlements de comptes partout. On arrive deux heures après un accident de voiture, et il y a de plus en plus de monde, chaque camp y met toutes ses ressources, pour décider, en fin de compte, qui est le coupable. Alors qu’au Karabakh, rien de tel. On voit un accident de voiture, on s’arrête, on s’intéresse si tous sont sains et saufs, s’ils ont besoin de l’aide et puis c’est tout, on ne se la joue pas.

Ou prenons le monde des affaires. On a appelé en ma présence, de la part du premier-ministre de la République du Haut Karabakh, l’usine que nous voulions visiter. Et la personne à l’autre bout du fil a répondu impassiblement : je vais me renseigner auprès du directeur si c’est possible. L’homme d’affaires y a sa liberté.

Et quelle est la différence avec la même Arménie ? C’est qu’il faut prouver chaque jour son droit à l’existence. Pour pouvoir faire face à l’Azerbaïdjan, qui est le plus riche de la région, il faut être supérieur. Mais comment ? Avec ses 150 mille habitants. Et ses 12 000 km carrés. Avec des procédures et un mode de vie qui feraient envier les Etats-Unis. (A propos, l’Etat de Californie a reconnu hier le Haut Karabakh et je regrette si la Russie n’y parvient pas non plus. Oui, tous les Etats non reconnus sont pour la plupart de la fiction. Mais le Karabakh, semble-t-il, est une exception, qui confirme la règle.)

Pourquoi personne ne le sait ? Je l’ai ressenti sur moi-même au maximum. Dès que vous franchissez la frontière, vous êtes attaqués par des messages en provenance de l’Azerbaïdjan : quittez immédiatement le territoire non reconnu, sinon vous aurez des problèmes. Je sais que pas mal de gens y vont incognito.

La différence pour moi c’est que lorsque je m’appétais à partir pour Bakou, pas un seul Arménien ne m’a écrit en panique : où vas-tu ?! Et aussi le fait qu’il n’y a pas de prisonniers politiques au Karabakh. Il n’y a que 120 prisonniers dans toute la république lesquels, d’ailleurs, sont détenus dans un endroit historique avec une vue splendide. Et vous pouvez laisser votre porte-monnaie sur la place, sans craindre qu’il soit volé. Parce que tout le monde se connaît et il n’y a aucun sens de compromettre toute la République, le droit à laquelle y a été si durement acquis.

Et c’est seulement là que j’ai compris pourquoi le Karabakh ne sera non plus l’Arménie. Parce que c’est le projet « Autre Arménie ». Idéale, si vous voulez.

J’y ai rencontré l’ancien ministre de la géologie de l’URSS, Grigory Arkadievitch Gabrieliants qui, après avoir vécu partout dans le monde, a déménagé des Etats-Unis au Haut-Karabakh, imprégné, tout comme moi, de son idée, mais considérant que c’était parce qu’il était Arménien. Il a transporté au Karabakh sa collection personnelle de minéraux, et je dirais sans craindre, la meilleure collection au monde que j’ai vue, et il va ouvrir à partir de septembre une école au Musée de géologie. En l’espace de trois ans il a exploré toutes les montagnes, il a trouvé des fossiles qui, dans quelques années, enrichiront le Karabakh.

Il y a une autre histoire aussi. L’histoire de la femme qui travaille au musée de la forteresse qui se trouve sur la frontière même avec l’Azerbaïdjan où il y a périodiquement des fusillades, pour l’équivalent de trois mille roubles, dépensant le tiers de son salaire sur le transport entre son village et le musée. Elle y travaille parce qu’on peut y rencontrer des touristes comme nous. Et que l’on peut parler simplement du Haut Karabakh. Et aussi, pour organiser des fouilles de l’ancienne ville où il y a des croix arméniennes, car aucune organisation internationale ne croyait que les Arméniens vivaient autrefois sur la frontière-même entre l’Azerbaïdjan et le territoire contesté, tout comme ils le font aujourd’hui.

A propos, en ce qui concerne les régions contestées, récupérées par le Karabakh à l’Azerbaïdjan. C’est exactement là que j’ai rencontrée cette femme. Et en m’y retrouvant, j’ai compris que c’était fait pour la sécurité. Personne n’y habite. Des cordes sont tendues entre les montagnes pour qu’un avion ne puisse voler. Alors qu’à la frontière même de l’Etat voisin on voit des bourgs peuplés. Et le fait même que le Karabakh ait pu abriter tous les réfugiés, ayant construit pour eux des maisons, tandis que l’Azerbaïdjan montre des camps de tentes chaque année depuis 20 ans maintenant, en disant : « Voyez comme ils sont malheureux ! » - tout cela laisse perplexe. Surtout que la frontière n’est franchie belliqueusement que d’un seul côté.

Faut-il dire de quel côté je suis ?

Même sans décrire les femmes qui attendent leurs fils disparus il y a presque 25 ans. Là n’est pas la question. Le fait est que quelque part, dans l’espace post-soviétique, quelque-chose, paraît-il, a finalement réussi.

Et je ne cache absolument pas mon admiration. Parce que, de manière complètement inattendue pour moi, j’ai découvert l’Etat dont je rêvais. Et, compte tenu de l’hypocrisie mondiale, je pensais déjà que cela n’arriverait pas. Là-bas, on vous ne demande pas « Avez-vous aimé votre visite ? » - sachant que, surtout dans le Caucase, en règle générale, on vous laisse choisir entre « beaucoup » ou « énormément ». Là-bas, on vous demande plutôt : « Et qu’est-ce qui pourrait être amélioré ? » On exige littéralement d’avoir l’esprit critique, car c’est la seule manière dont l’esprit fonctionne réellement. Où sur l’emplacement des bourgs détruits se sont élevés des écovillages. Là-bas, où tous évoluent, et les autorités lisent les meilleurs livres. Que pouvais-je leur conseiller ? Seulement me souhaiter d’y retourner pour apprendre cette conscience civique.

Je comprends à quel point il est difficile d’y croire. Allez-y voir, tout simplement.

Traduit du russe par Anahit Avetissian 

Source : https://infoleader.am/ru/blog/2014/11/21/%d1%81%d0%b2%d0%b5%d1%82%d0%bb%...