Mgr. Gollnisch au Karabakh : « Qu'on laisse tranquilles les Arméniens !»

Opinions
21.09.2021

L’Œuvre d’Orient est engagée depuis plus de 160 ans, auprès des chrétiens d’Orient de 23 pays dont l'Arménie et le Karabakh. Elle y soutient l’action de ses congrégations religieuses, en temps de guerre comme de paix. Son directeur général, Pascal Gollnisch, avait fait le déplacement au Karabakh à l'occasion de l'inauguration du centre de la francophonie Paul Éluard. Il répond aux questions du Courrier d'Erevan.

 

Quel est votre rapport à l'Arménie ?

La mission de l'Œuvre d'Orient est d'aider les chrétiens d'Orient, les Arméniens d'Arménie font partie de cette communauté. L'Arménie est un pays que nous aimons et pour lequel nous travaillons depuis très longtemps. Nous aidons beaucoup les œuvres catholiques, comme celle de la sœur Arousiag à Gyumri, et d'autres, mais aussi la faculté de théologie de la République d'Arménie pour laquelle nous avons participé à la rénovation des locaux. Ces actions font partie du lien d'amitié que nous souhaitons avoir avec l'Arménie.

Nous savons combien la question de l'Arménie est présente en France en raison de l'importance de sa communauté. Une communauté belle, organisée et qui sait vivre ses propres traditions. Mais nous connaissons aussi le drame du génocide de 1915. Nous considérons que d'une certaine manière, nous avons une dette vis-à-vis du peuple arménien. Il a pu s'établir en France, certes, mais à l'époque, qu'a-t-elle fait pour éviter le génocide alors qu'elle avait des troupes à proximité ? Je pense que nous avons commis une faute morale et espère que nous n'en commettons pas une nouvelle au regard de ce que fait la France, ici, aujourd'hui, avec l'Arménie et l'Artsakh.

 

Vos propos nous amènent vers le présent et posent une double question : celle de l'Arménie, menacée sur ses frontières, et celle de la protection des populations d'Artsakh, des chrétiens d'Orient dont la situation est pour le moins très inquiétante.

Notre inquiétude se porte tout d'abord vers la Turquie et la politique menée par M. Erdogan. Récemment, sans aucun besoin réel de la population, on a imposé le culte musulman dans 2 églises d'Istanbul : Ste Sophie et St Sauveur in Chora. C'est une provocation regrettable et condamnable ; elles resteront toujours pour nous des églises. On y impose le culte musulman, je le regrette profondément, et invite les musulmans à demander que le culte chrétien soit reconnu dans ces églises. Nous sommes également inquiets pour cette Turquie qui intervient en Syrie, en Irak, qui bombarde des villages où se trouvent des chrétiens. Nous sommes inquiets à Chypre, en Lybie, et nous demandons où tout cela va-t-il s'arrêter et comment nous allons pouvoir réagir. Le comportement de la Turquie dans cette guerre d’Artsakh, alliée de l'Azerbaïdjan, les propos tenus, les combattants de Syrie qu'elle a fait venir et qui n'auraient jamais dû participer à ce conflit, tout cela nous inquiète beaucoup.

Soyons clairs et disons les choses comme elles sont : le peuple arménien a déjà suffisamment souffert à cause des Turcs. Qu'on laisse tranquilles les Arméniens ! C'est un peu comme si l'Allemagne déclarait la guerre à Israël. Il y a eu génocide, l'Arménie a payé dans le sang le droit à exister et vivre en paix dans le petit pays qui lui reste, c'est la moindre des choses. Bien évidemment, nous réclamons le respect intégral des frontières de la République d'Arménie. Si l'on veut bien regarder l'histoire, ce ne peut pas être discutable ni négociable.

En ce qui concerne l'Artsakh, internationalement considérée comme une région autonome en Azerbaïdjan, on peut tout de même se poser la question : une décision de Staline est-elle à ce point définitive qu'il faille ne jamais la remettre en cause ? Pourquoi, dans ce cas, accepter qu'il y ait des Russes en Ukraine, par exemple ? Quand bien même si ce qu'il reste de l'Artsakh aujourd'hui peut exister grâce au soutien de leurs militaires. Pour nous, la preuve est faite que cette région et ses habitants sont menacés. S'il n'y avait pas eu cette action internationale, c'est l'ensemble de la population qui aurait été menacée. Quand je dis cela, c'est de massacres dont je parle, d'extinction, de destruction des monuments historiques.

Par conséquent, je suggère qu'on fasse au Karabakh exactement ce qui a été fait pour le Kosovo. La Serbie le considérait comme son berceau historique mais certains le disait menacé, on en a fait un État indépendant. Il faut se poser la même question pour le Karabakh et faire de l'Artsakh un État indépendant. Quand une région est à ce point menacée, et puisque l'Azerbaïdjan n'a pas fait la preuve de pouvoir respecter son autonomie, je ne vois pas pourquoi cette solution ne peut être envisagée.

 

Vous venez d'évoquer la situation des monuments historiques, y compris des églises chrétiennes, désormais situés sur un territoire passé sous contrôle de l'Azerbaïdjan. Comment éviter que ne se reproduise ce qui s'est passé en Turquie et au Nakhitchevan où les monuments arméniens ont été entièrement détruits et anéantis ?

Vous avez raison d'évoquer ces monuments : il y a encore des églises arméniennes en Turquie qui sont à l'abandon ou qui parfois servent à garder les moutons. Il est urgent que l'on essaye de sauver ce patrimoine. C'est un patrimoine arménien, bien sûr, parfois géorgien, mais surtout un patrimoine de l'humanité. Il faudrait que l'Unesco agisse beaucoup plus fermement pour ce patrimoine dans un pays comme la Turquie. Celui d'Artsakh, qui est actuellement dans des territoires occupés, il faut évidemment s'en soucier au premier chef : il participe à l'âme de son peuple et à la légitimité de l'existence d'Artsakh sur ce territoire.

Nous avons déjà connu cette situation avec Daesh, en Irak et en Syrie, qui s'est attaqué à des monuments chrétiens. L'histoire se répète un peu trop rapidement. Il faut donc identifier ce patrimoine au plus vite et en garder la mémoire, c’est-à-dire en rassembler tout d'abord les photographies et demander ensuite à l'Azerbaïdjan de les respecter. En cas de refus, il convient de saisir l'opinion publique internationale et les instances culturelles, en particulier l'Unesco, qui ne peut pas tolérer que ces monuments soient abîmés. L'Unesco n'aurait pas dû accepter que le culte musulman soit imposé à Sainte-Sophie, inscrite au patrimoine mondial de l'humanité, et de ce fait, redevable d'obligations de la part du gouvernement turc. Elle a émis de timides protestations et semble s'être satisfaite de la réponse qu'en a donné le gouvernement turc, pas moi.

Oui, le patrimoine doit être identifié, mémorisé et restitué. J'invite le peuple d'Azerbaïdjan à comprendre que nous vivons au XXIe siècle. Ces monuments des siècles premiers, encore une fois, appartiennent au patrimoine de l'humanité toute entière. L'Azerbaïdjan se grandirait en les respectant et en les restituant au peuple d'Arménie.

 

Vous parlez souvent d'un dialogue entre confessions chrétiennes et musulmanes. Dans le cas du conflit entre l'Arménie, l'Artsakh, l'Azerbaïdjan et la Turquie, la composante religieuse est-elle présente et si oui, un dialogue entre les responsables religieux permettrait-il de calmer les tensions ?

Je pense que la question religieuse est essentielle dans ce conflit. Les chrétiens ne sont en guerre contre personne, mais apparemment, ils dérangent. On leur fait la guerre, on les persécute, il y a trop de chrétiens qui perdent leur vie alors qu'ils ne sont pas particulièrement agressifs. Alors oui, la question religieuse est essentielle, mais elle peut être manipulée par les pouvoirs politiques afin d'avancer leurs stratégies. Les religions doivent avoir le souci de rester libres de toute visée politique et de se parler pour faire progresser la situation des uns et des autres. Cependant, le dialogue entre responsables religieux ne peut se concevoir qu'à condition de garder une réelle liberté de parole, de pensée et de vision par rapport à leurs responsables politiques respectifs.

Je pense que dans ce conflit précis, il faut essayer de trouver des chemins, j'en sais les difficultés, pour que des chrétiens et des musulmans se parlent. Peut-être pas des chrétiens d'Arménie et des musulmans d'Azerbaïdjan, plutôt des médiateurs, auprès des musulmans, qui eux-mêmes pourraient peut-être parler à des gens d'Azerbaïdjan. Je pense par exemple que le Croissant-Rouge, association musulmane, doit pouvoir agir en Azerbaïdjan pour que les prisonniers soient libérés et restitués à l'Artsakh et à leurs familles.

 

Pourriez-vous nous parler des projets que réalise l'Œuvre d'Orient en Arménie et en Artsakh ?

En Arménie, nous avons essayé d'aider des œuvres arméniennes, catholiques pour beaucoup, il est vrai, comme des orphelinats ou la restauration de bâtiments, à Gyumri notamment, afin d'accueillir les personnes réfugiées en Arménie. Nous avons soutenu financièrement l'université publique dans sa faculté de théologie, une université d'État pour laquelle nous avons fourni un gros travail. C'est un effort que nous menons depuis longtemps et que nous allons continuer.

Ici, en Artsakh, nous sommes contributeurs du centre de la francophonie Paul Éluard. Nous avons aidé aux soins donnés aux enfants souffrant des traumatismes de la guerre, des soins psychologiques, donc. Nous travaillons également à aider la construction de maisons pour les personnes dont le village a été détruit et se retrouvent dans cette partie de l'Artsakh en ayant besoin d'être relogés. Voici quelques éléments parmi d'autres de ce que nous faisons en Arménie.

 

Souhaiteriez-vous personnellement rajouter quelque chose ?

Je pense qu'au-delà de la question du territoire, du patrimoine, de la politique, de la reconnaissance d'indépendance ou du soutien économique, la question principale est d'abord celle d'être fier d'être des citoyens de l'Artsakh. Il doit y avoir cette fierté d'être Arménien et à partir de cette fierté, garder l'espérance. Non pas pour oublier les souffrances passées -nous ne sommes pas de ceux-là- que ce soit celles du génocide de 1915 ou de la guerre récente de 44 jours. Nous voulons, sans oublier ces souffrances, être capables de regarder l'avenir et trouver des chemins en Arménie et en Artsakh pour les nouvelles générations arméniennes afin qu'elles puissent y trouver des raisons de croire ou d'espérer.