Suren Sargsyan, fondateur et président du Centre arménien d'Études américaines à Erevan, demande aux présidents de l'ex-groupe de Minsk d'œuvrer ensemble à l'évitement d'un génocide au Karabakh. Il en va là de leur responsabilité de grande puissance, estime-t-il. Vœu pieu?
Préface par Olivier Merlet
Ancien étudiant de l'Université d'État d'Erevan et de l'Université américaine d'Arménie, Suren Sargsyan est également diplômé de la "Fletcher School of Tufts University", la première école d'affaires internationales, de droit et de diplomatie aux États-Unis. Fondateur et président du Centre arménien d'Études américaines à Erevan, il se présente comme expert de la politique étrangère américaine, chercheur et auteur. Il intervient régulièrement à ce titre à l'université Brusov dans le cadre de ses lectures.
Intitulé "La responsabilité de protéger", le dernier article de Suren Sargsyan est paru le 7 février dans les colonnes du journal américano-arménien, l' "Armenian Mirror Spectator" . Il en appelle au sens élémentaire de la responsabilité qui devrait incomber aux leaders des grandes puissances, la Russie, la France et les États-Unis en l'occurrence, afin qu'elles œuvrent de concert pour éviter que ne se produise un nouveau un génocide, au Karabakh cette fois. La demande est certes "raisonnable", normale pourrait-on dire, et l'intention louable.
Mais n'est-elle pas étonnamment utopiste et idéaliste de la part d'un homme qui dit si bien comprendre la politique étrangère américaine ? Citant une récente déclaration d'Anthony Blinken suite à la nomination d'un nouveau représentant spécial américain pour le Caucase, Suren Sargsyan oublie d'en reprendre certains propos qui portent vraiment à s'interroger sur les intentions réelles des États-Unis dans leur politique caucasienne : « Cette nomination réaffirme également l'importance que les États-Unis accordent à la souveraineté et à l'intégrité territoriale de la Géorgie, ainsi que le rôle des discussions internationales de Genève sur la Géorgie, seul format international traitant de l'occupation actuelle par la Russie de 20 % du territoire géorgien. »
Le ton de Washington ne semble guère conciliant ni constructif, ressemblant bien davantage à un avertissement en bonne et due forme à l'intention de Moscou, si ce n'est à une nouvelle tentative d'ouvrir sur son flanc sud un nouveau front contre la Russie. Ceci dit, malgré tous les parallèles, les préoccupations et les conséquences au Caucase provoquées par la guerre en Ukraine, Suren Sargsyan a raison, au nom d'une humanité élémentaire, la population civile du Karabakh ne saurait devenir encore plus qu'elle ne l'est, l'otage de la partie d'échec que se livrent les puissants de ce monde, États-Unis en tête et Turquie comprise.
« La responsabilité de protéger : Pour empêcher un autre génocide arménien, Moscou, Washington et Paris doivent coopérer » - Suren Sargsyan
« Le 1er février, le secrétaire d'État américain Blinken a nommé Louis L. Bono conseiller principal pour les négociations sur le Caucase et a fait la déclaration suivante à la presse : « Les États-Unis sont déterminés à aider l'Arménie et l'Azerbaïdjan à négocier un accord de paix global, y compris un règlement politique à long terme du conflit du Haut-Karabakh. M. Bono s'engagera au niveau bilatéral, avec des partenaires partageant les mêmes idées, notamment l'Union européenne, et avec des organisations internationales, telles que l'OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), pour faciliter le dialogue direct entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan ». M. Bono, comme indiqué, s'engagera bilatéralement avec des partenaires d'optique commune, dont l'Union européenne, et avec des organisations internationales, telles que l'OSCE, pour faciliter le dialogue direct entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan. Toutefois, le fait que les États-Unis aient évité d'utiliser le nom du groupe de Minsk de l'OSCE est remarquable.
Nous nous souvenons encore de l'époque où trois superpuissances, les États-Unis, la Russie et la France, formaient et coopéraient efficacement en tant que coprésidents du groupe dit de Minsk de l'OCSE, dont l'objectif était de soutenir les négociations de paix entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan sur le conflit du Haut-Karabakh. Malgré les désaccords et les contradictions importantes qui existaient entre les États-Unis et la France, d'une part, et la Russie d'autre part, cette plate-forme était un lieu unique où les trois coprésidents ont adopté une approche commune et ont eu une position unifiée. Cette position était claire. La question du Haut-Karabakh peut être résolue sur la base des principes de non-recours à la force, d'intégrité territoriale et d'autodétermination des peuples. Cette situation a perduré jusqu'à la guerre du Haut-Karabakh en 2020, lorsque les réalités sur le terrain ont changé et que le processus de négociation s'est officiellement terminé.
À la suite de la guerre déclenchée par l'Azerbaïdjan, soutenue par la Turquie et qui a coïncidé avec les élections présidentielles aux États-Unis, une mission de maintien de la paix russe a été déployée dans le Haut-Karabakh, et exerce toujours ses fonctions sans mandat international, mais uniquement reçu de la part de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan. Compte tenu des nouvelles réalités apparues juste après la guerre, les coprésidents n'avaient même pas réussi à commencer à s'adapter à la nouvelle situation, lorsque la guerre en Ukraine a éclaté et que les relations et contacts entre la Russie et l'Occident ont été réduits à zéro, aux niveaux bilatéral et multilatéral. En d'autres termes, il s'est avéré que le seul format qui pouvait aider l'Arménie et l'Azerbaïdjan à négocier avait disparu.
Profitant de cette situation, l'Azerbaïdjan encercle les 100 000 Arméniens du Haut-Karabakh et ne laisse pas la possibilité de livrer des médicaments, de la nourriture et des produits de première nécessité à la population arménienne locale. En les privant de gaz naturel et d'électricité, le régime d'Aliyev condamne la population arménienne à la famine et au froid, ce qui pourrait devenir un autre génocide arménien qui pourrait se dérouler sous nos yeux.
Aujourd'hui, le rôle des superpuissances est crucial, tout simplement parce qu'elles obligent les petits pays sous leur influence à choisir l'un ou l'autre vecteur de politique étrangère. Ces États; ou même ces régions; sont souvent considérés comme la sphère d'influence d'une superpuissance et ce statut est généralement remis en question par l'autre superpuissance. Le choc des superpuissances ressemble à un puissant tremblement de terre, à la suite duquel des effondrements massifs se produisent et de petits États apparaissent sous les ruines. En fait, les superpuissances comme les États-Unis, la France (UE) et la Russie ont des responsabilités en matière de sécurité et de stabilité internationales, car elles sont les architectes du système moderne de sécurité internationale. Leur inimitié dans une partie du monde et leur incapacité à coopérer dans d'autres parties du monde pourraient provoquer une catastrophe humanitaire, comme celle qui se produit dans le Haut-Karabakh. La responsabilité de ces superpuissances envers les petites nations est indéniable et elles ne peuvent tout simplement pas se soustraire à leur leadership à cet égard.
Que cela nous plaise ou non, il est de la responsabilité des superpuissances de prêter attention aux problèmes qui sont apparus en raison de la promotion de leurs intérêts géopolitiques et, à cet égard, elles doivent coopérer malgré les désaccords, l'hostilité ou la méfiance. »