Les mouvements géogrraphoiques et sociétaux permanents affectent profondément les sociétés et les individus et invitent à s’interroger sur les identités plurielles qui naissent à travers ces mouvements. Il est d’autant plus important de porter une réflexion sur la question d’identité dans le contexte de l'arménité, qui, après avoir traversé plusieurs crises générationnelles et culturelles depuis cent ans, se révèle être souvent « pluriaile » dans la diaspora.
Nous avons discuté de cette « arménité pluriaile/plurielle » diasporale ainsi que de son lien avec l’Arménie avec Sanahine Kassabian, une jeune femme engagée, voire militante, spécialiste du domaine des relations internationales et alumni, depuis quelques années, de Sciences Po à Paris, qui réclame avoir désormais une triple identité : arménienne, libanaise, française.
Par Lusiné Abgarian
Comment avez-vous vécu votre identité arméno-libanaise au Liban, puis en France ?
J’aime beaucoup mon identité. Au Liban, certains Arméniens sont complexés par leur arménité pour de multiples raisons. Je n’ai jamais éprouvé ce complexe, car j’ai toujours positivé mon arménité : ainsi, j’ai toujours été reconnaissante envers mon identité qui m’a offert l’occasion de maîtriser une langue de plus et de m’ouvrir les portes vers une culture et une littérature en plus. J’ai fréquenté une école arménienne, mais je suis issue d’une famille relativement ouverte sur les autres communautés et la culture locale, ce qui fait que je n’ai pas grandi dans le cadre communautaire fermé. Mes parents maîtrisent très bien la langue arabe et ont un entourage social assez mixte. Cependant, j’ai toujours souffert de mon amour pour le Liban, car je ne pouvais le projeter sur aucune structure existante : le pays étant communautaire, les individus prêtent allégeance à leur communauté et pas au Liban. Il n’existe pas de "patriotisme libanais" pour les patriotes comme moi. Mon arménité n’a jamais compensé cela.
Je m’identifie à la nation arménienne, je suis fière de mes origines, mais je n’éprouve pas d’attachement particulier envers le pays. Le fait de vivre en France m’a aidée à mieux vivre ma double identité au niveau personnel. Il m’était enfin possible d’être libanaise et d’être arménienne à ma façon, sans forcément suivre un chemin tracé par la communauté et la société locales.
Un troisième pays s’est ajouté à mon identité, et aujourd’hui, je suis capable d’expliquer ma triple identité par une équation très simple : Le Liban est mon pays natal, l’Arménie le pays qui porte officiellement l’identité de mes origines, la France mon pays d’adoption. Ces trois identités trouvent une parfaite harmonie en moi et en forment une, mon identité. Je m’identifie aux trois à égalité, mais différemment, sans pouvoir pour autant dissocier les trois.
Est-ce que votre identité a en quelque sorte orienté ou influencé votre choix de parcours ou d’engagement?
Le choix de mes études et par la suite de mon métier - pas forcément. Ma maîtrise de la langue arabe, de l’histoire et de la géopolitique du Moyen-Orient ont sans doute joué dans mon recrutement pour mon employeur en France, mais pas plus. J’ai simplement suivi ma vocation. J’étais très jeune quand j’ai découvert ma vocation, et je n’avais pas cette conscience profonde de mon identité.
En revanche, mon identité a beaucoup joué dans mes engagements : par exemple, je suis issue d’un environnement doublement patriarcal.
En tant que femme je me suis durement battue pour obtenir un traitement égalitaire au Liban, au sein de la société tout comme au sein de ma famille. Moi j’ai osé, d’autre jeunes filles non, donc j’ai décidé d’allier leur combat au mien et de m’engager activement sur la question d’égalité homme-femme dans la société et devant la loi. A ma grande surprise, quand j’ai commencé à travailler en France, j’ai découvert que le débat autour de l’écart salarial homme-femme est très présent dans les environnements professionnels. J’ai donc universalisé ma lutte pour cette cause.
Mais l’étincelle de départ a été le milieu extrêmement patriarcal dont je suis issue, donc mon identité. Il en est de même pour mon militantisme pour l’écriture d’une histoire officielle pour tout événement politique. Je suis une militante fervente pour l’écriture d’une histoire officielle de la guerre civile au Liban. Mon militantisme a, aujourd’hui, dépassé les frontières libanaises, car je considère que c’est un droit primordial pour chaque peuple de connaître l’histoire de son pays, qui est également l’histoire de ses individus.
Comment l’Arménie d’aujourd’hui est perçue par les jeunes de la diaspora arménienne au Liban ? En France ?
Avec la triple crise - politique, économique et sanitaire - qui traverse le Liban depuis un an et qui ne cesse de s’approfondir, l’Arménie représentait une lueur d’espoir pour la communauté arménienne. Déménager en Arménie était la solution pour la plupart des jeunes Libanais d'origine arménienne. Toutefois, avec la défaite récente des forces arméniennes face à Azerbaïdjan, les espoirs se sont effondrés. Par sentiment d’insécurité et par désespoir, de nombreuses familles sont retournées au Liban, malgré la situation locale catastrophique.
Les Arméniens du Liban vivent une désillusion et une grande déception de leur pays d'origine dont ils ont longtemps rêvé. D’autres envisageaient partir vers la fin de l’année 2020, mais face à l’incertitude et à l’instabilité politique en Arménie, ils préfèrent attendre. Certains partent coûte que coûte, puisque le Liban est devenu invivable. « De toutes façons, nous n’avons plus rien au Liban pour perdre quoique ce soit en Arménie », se disent-ils.
En France, la situation est différente. La diaspora arménienne de France est majoritairement constituée de familles ayant quitté l’Arménie durant les 50 dernières années : la plupart ont encore des proches en Arménie, donc, des victimes de la denrière guerre. Mis à part la douleur d’une défaite collective, les familles ayant perdu des proches sont endeuillées et sont déçues d’avoir perdu des membres de la famille « pour rien ».
La jeunesse arménienne en France est très engagée dans les débats politiques concernant la situation actuelle en Arménie. De nombreuses conférences et webinaires sont organisés régulièrement pour débattre autour de ces questions.
Comment les jeunes de la diaspora arménienne peuvent-ils s'engager dans le développement de l’Arménie ? Serait-ce de la même façon pour les hommes que pour les femmes ?
Je pense qu’il est temps que l’Arménie supprime le service militaire obligatoire pour le remplacer par un programme de service national pour les Arméniens d’Arménie et de la diaspora. Personnellement, je ne crois pas au service militaire obligatoire : d’une part, parce qu’un individu n’ayant pas vocation à porter des armes ne peut en aucun cas le faire d’une manière forcée, d’autre part, parce que dans l’état actuel, le service militaire obligatoire pour les hommes ne fait que renforcer le patriarcat, considérant qu’un homme est plus important qu’une femme pour la nation, puisqu’il n’existe aucun équivalent pour les femmes.
De plus, le service militaire obligatoire a récemment montré son inefficacité. Ce n’est pas uniquement une armée forte qui fait la force d’un pays. Cette conception d’État solide est obsolète. Il faudrait mettre en place une structure nationale pour que tout jeune arménien puisse contribuer au développement de l’Arménie après ses études et dans le cadre de sa spécialité, sans donner un caractère obligatoire aux contributions, car les Arméniens sont de bonne volonté envers l’Arménie, et je suis confiante que la plupart y contribuera. Il faut diversifier l’offre autant que possible avec des différentes options de durées et de modalités d’engagement, sans forcément passer un séjour en Arménie, pour que chaque jeune puisse y trouver le projet qui correspond à sa spécialité, à ses disponibilités et à ses attentes. Toutes les compétences sont utiles pour le développement d’un pays. Ce programme doit être ouvert aux femmes et aux hommes sans aucune distinction. Si certains domaines attirent davantage l’un des deux sexes, il faut laisser la nature faire son travail, sans rien forcer.
En tant qu’une jeune femme engagée, quel devenir pressentez-vous pour la diaspora arménienne ?
Nous assistons aujourd’hui à des phénomènes à la fois très contradictoires et complémentaires dans la diaspora arménienne : le retour en Arménie, le renforcement du communautarisme arménien dans certains milieux, le phénomène de mariages mixtes qui fait que les Arméniens se mélangent avec les populations autochtones pour une nouvelle descendance mixte… Sans oublier ceux qui quittent l’Arménie et partent s’installer à l’étranger, pour intégrer la diaspora arménienne de leur nouveau pays. Ces mouvements transforment le visage et l’identité de l’Arménie et de la diaspora. Toutes les deux subissent de profondes mutations. Dans un contexte de mondialisation et de globalisation, ce phénomène n’est pas propre à l’Arménie. Il faut simplement être prêt à suivre le courant.