Envisager le scénario du pire

Opinions
01.09.2023

Les rares images en provenance de Stepanakert dépeignent le terrible tableau d'une population affamée, assoiffée, harcelée et terrorisée, que le monde entier semble regarder dans une indifférence presque totale. Alors que la situation en Artsakh (Nagorno-Karabakh) continue de se dégrader de jour en jour, les signes avant-coureurs d'une catastrophe imminente se font de plus en plus évidents. Quel serait le pire des scénarios et dans quelle mesure les acteurs concernés réagiraient-ils ?

Par Tigrane Yegavian

 

Que représentent 120 000 vies humaines en danger au XXIe siècle ? Pour les Occidentaux attachés à la démocratie et aux droits de l'homme, il s'agit d'une goutte d'eau dans l'océan. Les rumeurs qui circulent ne font pourtant qu'accroître l'angoisse de ce qui s'apparente à une irrémédiable épuration ethnique. Les différents scénarios brillamment évoqués par Sossi Tatikyan sont suffisamment clairs pour comprendre que le caractère anti-démocratique du régime de la famille Aliyev ne permet en aucun cas d'espérer la possibilité d'une autonomie arménienne en Azerbaïdjan, contrairement à ce qui s'est passé au Québec au Canada, ou en Catalogne et au Pays basque espagnol.

 

Comprendre le récit azerbaïdjanais

Officiellement, le régime de Bakou n'impose pas l'expulsion des Arméniens de l'ancienne région autonome du Haut-Karabakh. Il leur demande plutôt de se considérer eux-mêmes citoyens azerbaïdjanais s'ils souhaitent continuer à vivre dans cette région. Actuellement, l'Arménie ne dispose d'aucun mécanisme de protection pour ses ressortissants. Tous les Arméniens de l'Artsakh ont la citoyenneté arménienne et seule une petite minorité est titulaire d'un passeport russe. Tout porte à croire que Bakou n'ouvrira pas le corridor de Lachin, mais plutôt la route d'Aghdam, par laquelle transite une partie du ravitaillement des troupes russes de maintien de la paix.

Dans un premier temps, les Azerbaïdjanais traqueront les hommes valides de plus de 40 ans, en commençant par ceux qui ont participé à la première guerre du Haut-Karabakh (1991-1994). Ils les jugeront devant leurs tribunaux de guerre pour des crimes de terrorisme et de sécessionnisme. Ils ouvriront ensuite le dénommé prétendu "corridor du Zangezur", sous le contrôle de l'armée russe et des services de sécurité fédéraux russes (FSB). Enfin, forts de leur avantage sur le terrain et du soutien extérieur de la Turquie, de la Russie, d'Israël et du Royaume-Uni, ils procéderont à un redécoupage de la frontière, rouvrant la boîte de Pandore des enclaves azerbaïdjanaises en Arménie, héritées de la période soviétique.

Le tout se fera sans aucune proposition de réciprocité quant au sort de l'enclave d'Artsvashen, restée en territoire azerbaïdjanais depuis 1990. 

En bref, l'objectif est d'éliminer toute possibilité d'un État arménien viable, doté de frontières sûres, d'une économie fonctionnelle avec des ressources naturelles et hydriques suffisantes pour assurer son développement économique et humain.

Actuellement, tous les moyens possibles sont utilisés pour exercer une pression maximale et rendre insupportable la vie quotidienne des Arméniens d'Artsakh. Si l'Artsakh est abandonné, cette situation deviendra le quotidien des habitants de la région de Syunik.

Les dirigeants européens et américains tentent de rassurer l'opinion publique arménienne, ou du moins de relativiser la gravité de la crise. De leur point de vue, 120 000 vies humaines ne pèsent probablement pas lourd sur l'échiquier des relations internationales, surtout à l'heure de la guerre en Ukraine et de la montée en puissance des BRICS, qui remettent en cause le système international mis en place par les pays occidentaux.

Selon l'Occident, les Arméniens n'ont qu'à reconnaître la souveraineté azerbaïdjanaise sur l'Artsakh, et tout rentrera dans l'ordre. Mais ils ne considèrent pas qu'un nouveau Nakhitchevan ne fera qu'accroître l'influence de la Russie dans la région, puisqu'il partagera une frontière avec l'Azerbaïdjan et sera fortement impliqué dans le commerce des hydrocarbures et le contournement des sanctions internationales. Dans cette situation, il n'existerait pas de pays de taille modeste capable de s'aliéner la Russie.

L'Azerbaïdjan reste officiellement neutre, mais grâce à sa position de force et dans le contexte de la guerre en Ukraine, il a réussi à faire monter les enchères avec l'Occident et la Russie. Son régime comprend qu'il ne peut pas être en mauvais termes avec son grand frère du nord, car la Russie est à la fois une source de flux de capitaux et de pénétration de l'islam wahhabite fondamentaliste via la région autonome du Daghestan.

Il ne fait aucun doute que la guerre en Ukraine a poussé la Russie dans les bras de l'Azerbaïdjan. Mais les opposants au gouvernement arménien en Arménie et dans la diaspora expriment couramment le point de vue suivant : "Si l'Arménie avait travaillé avec application à la mise en œuvre des termes du 9e point de l'accord trilatéral signé le 9 novembre, la fermeture du corridor de Lachin aurait pu être évitée. En outre, l'Arménie aurait pu établir des connexions ferroviaires et routières vitales avec la Russie via l'Azerbaïdjan ainsi qu'avec l'Europe via la Turquie".

L'argument selon lequel la reconnaissance par les dirigeants arméniens de l'intégrité territoriale de l'Azerbaïdjan remet en question l'accord de cessez-le-feu tripartite du 9 novembre 2020 a ses limites. Les milieux pro-russes cherchent à désigner des boucs émissaires et à trouver une rationalité dans les actions de Moscou. Cependant, peu d'entre eux sont prêts à critiquer explicitement la duplicité de la Russie.

Le fait que l'Arménie soit prête à reconnaître l'intégrité territoriale de l'Azerbaïdjan si des garanties de sécurité sont mises en place a complètement changé la donne. La Russie n'est pas responsable des malheurs des Arméniens de l'Artsakh, les troupes russes de maintien de la paix continuent de recevoir de la nourriture et des produits de première nécessité par voie terrestre et aérienne sans aucun problème.

Il n'y a plus de ligne rouge ni d'équilibre, seulement une fuite en avant qui manque de rationalité. Si la guerre d'Ukraine se termine par une victoire russe, l'idéal d'une Arménie souveraine sera perdu. Si elle subit un lourd revers, l'Arménie deviendra encore plus vulnérable et son architecture de sécurité sera totalement défaite.

 

Qu'en est-il de l'Occident ?

En Arménie et dans certaines communautés de la diaspora, la naïveté est encore de mise. Elle repose sur la croyance que I'Union européenne et les Etats-Unis assureraient la sécurité de l'Arménie dans le cas de son retrait de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) dirigée par la Russie. Ceci témoigne d'une méconnaissance de l'histoire et de la realpolitik.

C'est une vérité historique que de dire que la Russie a abandonné l'Arménie à trois reprises dans le passé.

- En 1918, sur ordre de Lénine, les troupes russes ont quitté la province d'Erzincan et l'ensemble de l'Arménie occidentale. Les Arméniens ont alors accusé la Russie et le Comité populaire d'avoir commis une infâme trahison.

- En 1920, lorsque le plan Lénine-Atatürk est mis en œuvre, les Arméniens accusent à nouveau les Russes de trahison. Le Premier ministre Hamo Ohanjanyan considère la Russie comme un État ouvertement hostile à l'Arménie.

- En 1991, lorsque les troupes soviétiques et les OMON azerbaïdjanaises ont procédé à un nettoyage ethnique en Artsakh et dans les territoires situés au nord, les Arméniens ont une fois de plus accusé la Russie de les avoir trahis.

Si Moscou a accordé le Nakhitchevan et l'Artsakh à l'Azerbaïdjan en 1921, le comportement de l'Occident n'a pas non plus été glorieux. Malgré les appels à l'aide d'Erevan aux puissances alliées face à la guerre lancée par la Turquie kémaliste, la Société des Nations a abandonné l'Arménie en septembre-novembre 1920. Les bolcheviks sont intervenus et ont soviétisé les restes de la proie que les Turcs n'avaient pas encore dévorée. 

Il est aujourd'hui naïf de penser que la reconnaissance de la réalité du génocide de 1915 par ces puissances conduira au déploiement de mécanismes internationaux coercitifs pour empêcher l'accomplissement du même génocide en Artsakh.

Dans une interview accordée au magazine Le Point, le président français Emmanuel Macron a dénoncé le blocus actuel de l'Artsakh. Cependant, il n'a pas non plus proposé une série de sanctions diplomatiques et économiques à l'encontre de l'Azerbaïdjan pour assurer le respect des résolutions de la Cour internationale de justice.

Alors, qu'est-ce que l'Arménie a à offrir à l'Azerbaïdjan ? La seule proposition valable - servir de carrefour pour le dialogue entre la Russie et l'Occident - est désormais également du ressort de Bakou, qui s'est habilement positionné au sein du système international.

 

Quel pourrait être le pire scénario ?

Supposons que l'Azerbaïdjan ouvre un corridor, non pas à Latchine, mais à Aghdam. Le président de l'Artsakh signe un décret d'autodissolution des institutions de l'Artsakh et démissionne avant de s'enfuir en Russie. Une purge commence, visant les hommes ayant participé aux dernières guerres. Les plus audacieux s'enfuient dans les montagnes pour poursuivre la guérilla. L'Occident ne bouge pas, affirmant que même l'Arménie a reconnu la souveraineté de l'Azerbaïdjan sur l'enclave arménienne. 

Dans un deuxième temps, le corridor de Meghri est ouvert avec la Russie. Les Russes déploient leurs armes et les services du FSB le long de la frontière avec l'Iran pour contrôler les allées et venues des biens, des hommes et des marchandises. A Erevan, on se félicite que la paix soit encore possible.

Mais peut-on raisonnablement espérer une paix durable et juste ?  Un Haut-Karabakh vidé de sa population arménienne et son patrimoine millénaire menacé de destruction n'apportera ni paix, ni sécurité, ni stabilité à la région.

Nous pourrions assister à une radicalisation de certaines branches de la diaspora, à des manifestations violentes contre les représentations diplomatiques azerbaïdjanaises et peut-être même à une radicalisation de la jeunesse arménienne qui pourrait recourir à la violence armée comme moyen d'expression : "N'ayant plus rien à perdre, jouons le tout pour le tout".

Mais c'est en Arménie que le pire peut arriver. Une vague de déstabilisation, provoquée par l'afflux de réfugiés d'Artsakh qui pourraient se venger des autorités qui les ont "vendus". Ainsi, l'Occident libéral-démocratique, par aveuglement ou cynisme, ou les deux, aura-t-il été incapable de voir que ce "vaillant petit allié", selon l'expression de l'ancien Premier ministre français Georges Clémenceau, a été sacrifié sur l'autel de la realpolitik et de la géopolitique néo-impériale. En référence à la partie d'échecs qui se joue entre la Russie et la Turquie et dont les conséquences auront de graves répercussions sur la stabilité d'une Europe déjà discréditée. Une Europe qui continue de penser que la vie d'un Arménien n'est pas égale à celle d'un Ukrainien ou d'un Kosovar.