Masoor Art House : mémoire, résistance et sororité au cœur de l’Arménie

Arts et culture
07.04.2025

À quelques kilomètres d’Erevan, dans le village de Jrvezh, se trouve un lieu rare : la Masoor Art House. Plus qu’un espace culturel, c’est un refuge, un manifeste et un moteur de changement social. Fondée par les sœurs Mariam et Naira Mughdusyan, cette maison mêle art, mémoire, gastronomie et justice sociale. Le 3 avril 2025, elle a accueilli une soirée unique consacrée à l’histoire des femmes arméniennes — un événement à la croisée des genres, aussi sensible qu’engagé.

 

Par Layla Khamlichi-Riou

 

Un projet né de la guerre, enraciné dans un acte de transmission

Pour comprendre l’âme de Masoor, il faut remonter en 2014, bien avant la guerre de l’Artsakh. Mariam Mughdusyan, alors encore journaliste de formation, commence à enseigner l’art à quelques enfants issus de milieux défavorisés. Elle se souvient d’un moment fondateur : « Quand j’étais étudiante, j’ai rencontré une femme merveilleuse qui m’a donné des cours d’anglais gratuitement. [...] Quand j’ai eu un saut social, je lui ai proposé de l’argent, mais elle a refusé. Elle m’a dit : « Va trouver des filles ou garçons comme toi, et donne-leur une éducation. » »

Ce conseil devient son moteur. Elle commence avec six enfants, puis seize, puis soixante. Elle ouvre avec sa sœur un petit studio, qui deviendra en quelques années le Mughdusyan Art Center, un lieu où les enfants, les jeunes et les femmes peuvent apprendre gratuitement la peinture, la sculpture, la poterie, la tapisserie, mais aussi la pensée critique. Mariam et Naira ne transmettent pas seulement des techniques : elles transmettent une forme d’empowerment culturel.

Puis, en 2020, éclate la seconde guerre du Haut-Karabagh. Le conflit entraîne des milliers de personnes vers l’exil intérieur. Beaucoup de femmes déplacées, ayant tout perdu, arrivent à Erevan. Pour Mariam, l’urgence devient concrète : « On a compris qu’il ne suffisait plus d’enseigner. Il fallait aussi créer un lieu où ces femmes puissent travailler, reconstruire leur vie, et gagner dignement leur revenu. »

Masoor est donc née d’une double fidélité : à un geste ancien de solidarité, et à une nécessité contemporaine de survie.

 


Les sœurs Mughdusyan

Une maison pour guérir, créer, s’autonomiser

Masoor, qui signifie « églantier » en arménien, évoque la beauté qui naît sur une tige épineuse. Rien ne pourrait mieux définir ce lieu. En surface, un café culturel, où l’on mange des plats faits maison dans un décor chaleureux. Mais derrière chaque plat, chaque objet exposé, chaque spectacle joué, il y a une histoire de lutte et de reconstruction.

« Masoor Art House est un lieu de guérison », insiste Mariam. Elle explique que les femmes qui y travaillent ont souvent traversé des épreuves majeures : violences domestiques, maladie, guerre, précarité. « Ce sont des femmes qui ont quitté Artsakh de force, ou qui ont survécu à un cancer. Travailler ici, pour elles, c’est retrouver un espace de dignité, d’écoute, et de création. »

Mais Masoor n’est pas un projet dépendant de subventions. Mariam est très lucide sur les réalités économiques : « Nous n’étions pas brillantes en rédaction de projets ou en recherche de financements. [...] Alors nous avons décidé de créer notre propre stabilité. » La réponse : un modèle hybride où la restauration, l’artisanat, les expositions et les spectacles contribuent à l’autofinancement des programmes éducatifs et sociaux du Mughdusyan Art Center.

Et tout cela repose sur une conviction : « La cuisine, c’est aussi une forme de culture. Nous voulons que les gens viennent ici non seulement pour manger, mais pour vivre une expérience. »

 

Une soirée immersive dans l’histoire des femmes

L’événement du 3 avril a été pensé comme une traversée de l’histoire des femmes arméniennes, à travers les objets, les gestes, les voix et les récits. En ouverture, les invité·es ont découvert une collection d’objets rares issus de la culture populaire : tapis, bandeaux, vêtements et accessoires spécifiques à chaque étape de la vie féminine. Ces objets sont chargés de symboles — ils signalaient autrefois le passage de l’adolescence à l’âge adulte, la maternité, le statut marital.

La présentation n’avait rien de muséal. Elle était incarnée, vivante, accompagnée de chants et de danses interprétés par le Nairyan Vocal Ensemble, dans une scénographie sobre mais profondément expressive. Ces objets devenaient alors non pas seulement des pièces de tissu, mais des fragments de récit et de mémoire.

 

Des portraits pour réparer l’oubli

Dans une autre salle, l’exposition de Mariam Mughdusyan consacrée aux grandes figures féminines arméniennes du XXe siècle était à la fois esthétique et pédagogique. Les toiles mettaient en lumière des femmes puissantes mais souvent oubliées : Zabel Yesayan, première femme arménienne membre de l’Union des écrivains soviétiques ; Shushanik Kurghinyan, poétesse et socialiste révolutionnaire ; Katarine Zalyan-Manukyan, militante et parlementaire ; Pertchouhi Barseghyan, journaliste et féministe ; et Varvara Sahakyan, figure engagée dans les mouvements de femmes.

Point d’orgue de l’exposition : la lettre de Zabel Yesayan à sa fille Sophie. « Elle lui dit : « Ne sois pas effrayée d’être ambitieuse. » [...] Elle lui conseille de ne pas être juste une fille, mais d’être une personne engagée pour sa nation. » Mariam confie combien cette lettre l’a bouleversée. « Je me demande : est-ce que nous donnons encore ce genre de conseils à nos filles aujourd’hui ? »

Ce lien entre art, féminisme et transmission traverse toute sa démarche artistique. Elle travaille actuellement sur un projet autour des réalités invisibles de la maternité. « Après être devenue mère, j’ai compris que la maternité a aussi son côté sombre. [...] J’ai commencé à peindre ces aspects que l’art traditionnel, souvent dominé par les hommes, ignore. »

 

Un théâtre populaire, féministe et itinérant

Le théâtre est devenu l’un des outils privilégiés de Mariam pour toucher un large public. Ce soir-là, la pièce jouée par le Nairyan Ensemble représentait les cinq femmes évoquées, dialoguant au-delà du temps. Ce théâtre donne chair à l’histoire, et remet au centre la parole des femmes.

Mais le projet ne se limite pas à Masoor. Il tourne à travers tout le pays. Mariam explique que c’est une stratégie délibérée : « Dans certaines régions rurales, parler d’égalité ou de droits des femmes est encore mal vu. [...] Mais si on montre que ces idées étaient déjà là, dans notre histoire, les gens écoutent. »

Ce n’est donc pas un théâtre d’avant-garde, mais un théâtre populaire dans le meilleur sens du terme : accessible, ancré dans l’histoire nationale, et porteur d’émancipation.

 

Chanter en signes, ouvrir la culture à tous

Après le théâtre, un concert a été donné, reprenant des poèmes écrits par Mariam sur les droits des femmes. L’ensemble vocal a interprété les chants en arménien, mais aussi en langue des signes, dans une chorégraphie gestuelle aussi forte que la musique elle-même.

Si Mariam ne revient pas longuement sur ce point dans l’interview, elle mentionne que les revenus de Masoor soutiennent aussi ces projets. Cette traduction simultanée en langue des signes fait partie de l’identité du Nairyan Ensemble, qui œuvre depuis plusieurs années pour une culture accessible aux personnes malentendantes. C’est aussi une manière de dire que l’inclusion n’est pas une mode, mais un engagement fondamental.

 

Des enfants sur scène, une société en devenir

L’apparition des enfants du centre ZATIK a été un moment inattendu et très émouvant. Ils ont dansé, puis mis en scène la vie d’une mère, avant de chanter en l’honneur des femmes. Mariam n’était pas au courant à l’avance, mais elle a accueilli ce moment avec gratitude.

« Ce sont des enfants vivant dans des situations très difficiles. Certains sont orphelins. Nous les connaissons depuis plus de sept ans. [...] Et certains d’entre eux sont devenus nos bénéficiaires. Je peux dire que nous avons changé la vie de quelques-uns. »

Ces enfants, souvent en marge, trouvent à Masoor un espace de visibilité, de dignité, et parfois même une première scène.

 

Une clôture militante : tisser des alliances

La soirée s’est conclue par des interventions de femmes actives dans la société civile arménienne : Arina Zohrabian, directrice de l’Armenian Volunteer Corps ; Ani Jilozian, directrice du développement au Women’s Support Center ; et Luiza Avetisyan, fondatrice de Staff.am. Leur présence avait du sens. Mariam explique : « Je voulais qu’ils puissent rencontrer nos bénéficiaires, nos enfants, nos invités. Peut-être que cela leur donnerait l’opportunité de s’exprimer, de se connecter. »

Ce tissage de liens, entre activistes, artistes, éducateurs et enfants, est au cœur de l’écosystème de Masoor.

 

À Masoor, tout est tissé ensemble : l’art, la mémoire, l’éducation, la solidarité, l’autonomie. Mariam y voit bien plus qu’un projet culturel : « Je vivais au Canada, en sécurité, mais je ne me sentais pas heureuse. [...] Je voulais faire partie de ma nation, partager le destin de la nation à laquelle j’appartiens. » Ce lieu est une réponse douce et radicale à tant d’injustices. Il montre qu’en Arménie, le féminisme n’est pas un mot venu d’ailleurs, mais une histoire ancienne à réveiller. À Masoor, l’art devient résistance, l’histoire devient voix, et la sororité devient structure.