Au quartier général de KASA, la fondation humanitaire suisse, c’est le brouhaha. Habituellement, le lieu est tranquille, mais ce dimanche, une dizaine de jeunes ont pris possession de la salle de réunion, ils travaillent sur un projet du plus grand sérieux, en discutent le contenu et peaufinent ses détails.
Par Ani Paitjan
L’équipe d’Erevan est en effet en train de préparer une bande dessinée interactive sur le thème des lacunes dans le système d'évaluation de l’éducation en Arménie et de l’attitude ambiguë de certains quant à l’obtention de leur diplôme… Les jeunes l'appellent “Diplomka” ou “Deep Lomka”. « L'objectif est de révéler les problèmes et les stéréotypes propres au système éducatif arménien, ainsi que les problèmes liés au choix d'une spécialisation dans différents domaines. En général, tout ce qui conditionne le choix d'une profession, comme le type de diplôme ou sa couleur » explique Lusine, engagée dans l’équipe depuis mai 2021.
Créer pour changer
Sous l'œil attentif de Nvard Grigoryan, cheffe de projet, le groupe échange sur le graphisme et le scénario de leur projet. “Diplomka” est le fruit d’un programme de grande envergure initié par KASA, "Créer pour changer" - "Create to Change" en anglais - financé par l’incubateur d’innovation sociale "Kolba Lab" du Programme des Nations unies pour le développement. À la base, le projet implique vingt-deux jeunes de talent (douze d’Erevan et dix de Gyumri) qui, avec l’aide d’experts de divers domaines, développent des bandes dessinées interactives et éducatives, proposant des animations sur une variété de sujets intéressant la jeunesse. Le programme vise à promouvoir la participation des jeunes au processus de prise de décision et de gouvernance locale. « Certaines bandes dessinées seront interactives, c'est-à-dire avec plusieurs développements de scénarios possibles, ce qui permettra au lecteur ou au spectateur de changer le cours de l'histoire, selon l'option qu'il choisit, et en décider de la conclusion » précise Nvard Grigoryan.
Pour Nvard, utiliser les nouvelles technologies est à l’époque actuelle, un moyen efficace pour faire prendre conscience aux jeunes des enjeux sociaux, environnementaux, culturels et politiques de la vie, tant en Arménie qu’à l’échelle globale : « Comme le rôle des technologies numériques et des outils en ligne prend de plus en plus de place dans la vie des jeunes, il nous est facile de trouver des solutions innovantes pour interagir avec eux et créer une nouvelle plateforme de création à leur intention ».
Initier aux mécanismes de participation
L’initiative "Créer pour changer" permet aux groupes de jeunes d’Erevan et de Gyumri de mettre plus concrètement le doigt sur les problèmes qui les impactent, directement ou indirectement, et ce de manière ludique.
« L'objectif du projet est d'approfondir les connaissances des jeunes sur les processus de participation, de prise de décision au niveau local, de relever les problèmes communautaires ainsi que d'initier les jeunes aux mécanismes de participation à travers du matériel éducatif, divertissant et interactif » poursuit-elle.
Des jeunes âgés de 16 à 29 ans avec des compétences artistiques et soucieux de leur environnement ont été sélectionnés avec soin par Nvard pour se lancer dans cette aventure de huit mois. Durant la première phase, ils ont eu la chance de bénéficier du soutien de spécialistes expérimentés du milieu artistique tels que Ruben Malayan, peintre et calligraphe, Arthur Gevorgyan, sculpteur ou encore Lusine Bekaryan, graphiste. Les équipes créatives d’Erevan et de Gyumri ont également participé à des master-class sur le "Graphic scribing" qui propose de synthétiser les informations en combinant en temps réel dessins et texte.
À l'issue des rencontres, discussions et ateliers, huit thèmes ont été retenus, trois à Gyumri et cinq à Erevan, pour créer des bandes dessinées et des animations : les problèmes du marché du travail, les lacunes du système d'évaluation dans l’éducation ("Diplomka"), la question des ordures, les stéréotypes féminins dans l’étiquetage, la manipulation de l’information dans les médias, l'importance des affiches éducatives, les statues et bâtiments significatifs, l’importance de leur préservation et la préparation de cartes-guides interactives des rues de Gyumri.
Les bâtiments parlent
Dans la deuxième plus grande ville d’Arménie, Gyumri, c’est la problématique des bâtiments historiques laissés à l’abandon que les jeunes ont choisi d’aborder. L’équipe créative a mis au point une série composée de six bandes dessinées intitulée “Parler des statues et des bâtiments”. Trois de leurs histoires sont construites autour de trois personnages célèbres de la culture arménienne : l’acteur Mher Mkrtchyan, le poète Hovhannès Shiraz et le sculpteur Ara Sargsyan. Les trois autres BD sont basées sur trois bâtiments de Gyumri : celui d’Ogite, "la dot", le bâtiment de Tzhvzhik (plat arménien) et le Bari Luys, "Bonjour".
En dépit de leur importance historique et culturelle, il ne reste malheureusement de ces derniers que des constructions abandonnées et en voie de délabrement. Via leur projet, les jeunes de Gyumri tentent de sensibiliser le public à la nécessité de sauvegarder ces bâtisses menacées de disparition. « En tant que jeune citoyen de Gyumri, je veux rendre la ville plus intéressante aux yeux des gens, afin qu'il y ait une autre raison de visiter Gyumri » justifie Méline Galstyan, impliquée dans ce projet. « Je travaille sur la BD du bâtiment d’Ogite․ La première fois que j'en ai entendu parler, j'ai voulu en savoir plus sur son histoire et son nom. C’est cet intérêt qui m’a donné l’idée que ce ne soient pas les gens qui parlent du bâtiment mais le bâtiment lui-même. À la suite de cette recherche, nous avons rencontré les habitants actuels de l'immeuble qui nous en ont détaillé, bien mieux qu’Internet, l’histoire, les problèmes et la situation actuelle. »
De nouvelles compétences et des rencontres
À Erevan et Gyumri, les jeunes participent à leur dernier atelier. Celui-ci leur permet de finaliser les projets sur lesquels ils ont travaillé pendant huit mois et qu’ils vont bientôt achever. « Celte expérience a représenté une belle opportunité pour mieux comprendre le processus de création, analyser les problèmes autour de moi à travers un prisme différent et proposer des solutions novatrices » résume Lusine. « Il me semble que si je n'avais pas participé à ce projet, quelque chose dans ma vie aurait été incomplet. Je ne veux pas que ce projet se termine car je ne peux pas m'imaginer sans les personnes avec qui j'ai travaillé pendant près de huit mois » complète Méline.
Des spécialistes peaufinent actuellement les animations "Mécanismes de participation des jeunes" et "Déchets médiatiques", déjà finalisées. En février KASA Fondation publiera certaines des images d'animation et de bandes dessinées, le site www.createtochange.org sera lancé. Il ne reste plus qu’à patienter….