En cet automne 2022, KASA, association humanitaire et caritative suisse, fête ses 25 ans d'engagement et de réalisations en Arménie. Nous avons souhaité les saluer à la hauteur de l'événement en y consacrant deux articles : ce premier sur l'histoire même de KASA, le second, à paraitre très prochainement, sur les valeurs et la philosophie que lui ont transmises deux de ses fondateurs, Monique et Dario Bondolfi.
Par Olivier Merlet
Que de chemin parcouru ! D'émotions, de raison et de volonté, et surtout de réalisations, nombreuses et immenses. KASA, c'est une philosophie, des valeurs et des méthodes dont l'alliance a su tracer une direction, un chemin d'espoir dans l'adversité, une chance de développement pour des personnes, pour la personne, dans la sauvegarde du bien commun. KASA c'est encore l'histoire des rencontres d'un pays et de ses habitants avec des voyageurs venus de loin sans lesquels rien n'aurait été possible. KASA c'est enfin, entre autres - le mot enfin est mal choisi car l'aventure n'est pas près de s'arrêter - l'histoire d'un couple, celui de deux de ses fondateurs, Monique et Dario Bondolfi, deux citoyens helvètes, « deux minoritaires » comme le relève Monique, une Arménienne catholique et un Grison italien.
Résumer KASA en quelques paragraphes ne serait pas rendre un juste hommage à ses 25 ans d'engagement, au travail de ses créateurs et au dévouement de tous ses contributeurs, donateurs ou volontaires. Nous y consacrons donc deux articles, ce premier, retraçant les grandes lignes de l'aventure KASA telle que l'a vécue sa présidente Monique Bondolfi, suivies de l'entretien à paraitre prochainement qu'elle nous a accordé.
Et ainsi dit-elle en souriant : « Tout a commencé en musique ».
Pour leurs noces d'argent, en 1995, Dario et Monique organisent une fête et invitent l’atelier Vocal Komitas, que l’Arménienne Sirvart Kazandjian a créé à Lausanne avec ses élèves pour faire connaître le patrimoine choral arménien. Dario qui adore chanter et apprécie énormément cette musique offre ses services comme choriste supplémentaire. Coïncidence des dates, l'Atelier souhaite s’étoffer pour enregistrer un CD et prévoit de surcroît d’organiser une tournée en Arménie pour fêter ses dix ans : voilà Dario aussitôt embarqué !
Premiers contacts
Monique n'avait jamais mis les pieds en Arménie : « J'étais bien sûr ravie de pouvoir me joindre à ce voyage. Jusqu'à l’indépendance en 1991, il fallait obligatoirement passer la majeure partie du temps en Russie pour pouvoir visiter l’Arménie quelques jours : ça ne m'intéressait pas et donc je n'étais jamais venue ». Vingt musiciens et chanteurs, leurs conjoints, leurs amis, bref cinquante voyageurs débarquent à Erevan au mois d'octobre 1997 et les concerts donnés créent la stupeur
« L’Arménie sort de plusieurs années de guerre… Qui sont ces Suisses qui venaient chanter en arménien ? Le concert organisé à la Philharmonique rencontre un tel succès que la chorale est invitée à se produire à l'opéra. Un accueil aussi positif qu’inattendu, qui jouera certainement un rôle déclencheur dans la création de KASA ».
Le groupe n'est pas venu les mains vides. Avant de quitter la Suisse, le représentant diplomatique d'Arménie auprès des organisations internationales à Genève leur avait présenté le pays qu'ils allaient découvrir, son histoire, ses traditions, sa culture, les endroits qu'ils devaient absolument visiter et indiqué les gens à rencontrer… Et aussi parlé du tremblement de terre, de la guerre, de tous les orphelins, des conditions de vie difficiles - euphémisme ! - de la misère parfois, fréquemment même.
« Nous avons fait ce que tous les gens font en allant dans des pays aussi meurtris », explique Monique, « Nous sommes partis avec des valises pleines de vêtements, jouets, remèdes. Arrivés de nuit à l'hôtel Erebouni qui voulait nous imposer des prix excessifs nous avons dû nous battre trois heures durant dans le hall pour obtenir un tarif correct. A l'époque c'était un hôtel "à l'heure", des dames à la compagnie facile laissaient ouvertes la porte de leur chambre … Toute une aventure très folklorique !».
La prise de conscience
Le voyage commence. À Erevan, le groupe visite deux orphelinats : les "internats" numéros 5 et 11, ainsi nommés depuis l'époque soviétique. L'internat 11 à Noubarachen se révèle un endroit sordide sans végétation alentour, dégageant une insoutenable odeur d'urine, privé de sanitaires et de chauffage, où errent des enfants hâves et sous-alimentés. Quelques voyageurs se rendent à Gyumri, toujours dévastée neuf ans après le tremblement de terre, ils y croisent des queues de fantômes noirs devant des centres de ravitaillement, des sans-abris et des mal-logés, dans une ville où dès la mi-octobre, les températures nocturnes deviennent régulièrement négatives.
A Erevan les voyageurs sont chaleureusement accueillis par le pasteur Sahagian au centre qu’il a créé en 1990, SPFA - Solidarité Protestante France-Arménie -. Cette ONG mène des actions humanitaires et éducatives en Arménie et au Karabagh et s’emploie à promouvoir la francophonie. Le pasteur leur suggère de prendre dans leur bus des étudiants en français qui n’ont pas d’autre possibilité de pratiquer leur langue d’études. Nous faisons ainsi la connaissance de 4 jeunes très dynamiques, avec lesquelles nous travaillerons par la suite : Irène Chaboyan, future guide, Irina Hovsepian, qui continuera des études en Suisse puis en France et animera un an le centre EspaceS, ainsi que Gayané Karapetyan et Anush Bejamyan, à qui nous laissons le solde du voyage pour s'occuper des enfants des deux internats visités et qui deviendront plus tard nos deux responsables.
De retour en Suisse, voyageurs et choristes, bouleversés par leur expérience arménienne, se retrouvent. Ils décident de poursuivre leur soutien aux enfants des orphelinats et d’aider des familles de Gyumri parrainées par la SPFA. Pour ce faire ils conviennent de créer en Suisse une association, KASA, dont le nom évoque Komitas, le père de la musique arménienne, et les Actions qu'ils entendent mener, depuis la Suisse vers l'Arménie. Komitas Action suisse-Arménie… Outre la gestion quotidienne des projets mis en route sa mission sera de sensibiliser la Suisse aux engagements de KASA en Arménie et de promouvoir des voyages alliant culture et rencontres, dont les bénéfices contribueront au financement de ses actions. Un second voyage sera organisé dès l'année suivante, puis d’autres plusieurs fois par an par la suite.
L'école française de Gyumri : le déclic
1998 - Retour à Gyumri, nouvelle rencontre : celle de Martin Pashayan, le directeur de l'école française. « C'était en fait un lycée qui avait été détruit pendant le tremblement de terre. Jeune enseignant de français, Martin Pashayan s'était retrouvé sous les décombres, d’où il avait été miraculeusement retiré. Mais sa femme et ses deux enfants étaient morts, il s’était enfermé dans une sorte de coma psychologique. A l’issue des quarante jours de deuil, il s'est dit : de deux choses l'une, ou bien je meurs, ou bien je décide de faire quelque chose. Il a alors décidé de vivre pour reconstruire l'école ». Les travaux bénéficient du soutien du gouvernement français et l'école est achevée en 1996. Elle devient un lycée bilingue à part entière, offrant à ses élèves la possibilité d'obtenir un diplôme reconnu en France. Un de ses amis, Pascal Maguesyan, lui a rendu un vibrant hommage dans un roman paru en 2018 en français puis en 2019 en version arménienne sous le titre Martin de Gyumri ou le serment du quarantième jour (en vente à KASA, qui l’a édité).
Au moment de la visite de l'école, l'un des voyageurs suisses, pris de malaise, est conduit à l'infirmerie. « Plusieurs élèves sont là, hagards, au bord de l’évanouissement. On nous dit qu'ils viennent à l'école, tous les jours, mais qu'ils ne mangent pas à leur faim ». KASA propose au directeur de l'aider pour acheter de quoi assurer au moins une petite collation quotidienne. En contrepartie, Martin met un local à la disposition de l'association, dans lequel KASA ouvre un centre Internet communautaire, une nouveauté à cette époque, qui fonctionnera jusqu'en 2009 à l’intention des étudiants du lycée et du club francophone de la SPFA qui y a des locaux.
Construire
Ceci étant, l’aide humanitaire de base que KASA prodigue en termes de nourriture, de vêtements, de santé et d'hygiène ne peut se concevoir de manière pérenne sans infrastructures sécurisantes, sans bâtiments disposant d'eau et de sanitaires, du chauffage et du gaz, sans aménagements spécifiques, sans outils ni équipements autorisant l'espoir d'un développement local.
KASA démarre alors un vaste programme de construction et de réhabilitation qui s'étalera sur un peu plus de dix ans pour un investissement de plus de 10 millions d’Euros et s’enregistre comme fondation en Arménie : « Lorsque nous nous sommes lancés dans des projets de construction, nous nous sommes rendu compte que nous avions besoin d'une structure officielle en Arménie. C’est ainsi qu’en 2001 KASA a été inscrite en Arménie comme Fondation Humanitaire Suisse, dotée d’un conseil d’administration et de statuts propres, en lien étroit avec l’association mère en Suisse ».
« Alors que nous étions à la recherche de financements nous avons été contactés par le président de la Fondation Armenianos, qui nous a testés lors de notre premier chantier, la reconstruction de l’école de Gogaran, village sis près de Spitak, à l’épicentre du tremblement de terre. Forte de ce magnifique appui, complété sur le plan technique par celui Léonardo Gmür, entrepreneur suisse établi en Arménie avec sa femme arménienne Arminé, KASA a pu pendant dix ans réaliser quarante chantiers à grande échelle « admis néanmoins que chaque fois KASA devait trouver l'apport initial, ce qui n'était pas une mince affaire ».
L’État arménien est le premier bénéficiaire de ces travaux, les écoles leur objectif prioritaire. Celles de Gogaran, inaugurée en octobre 2002 dans la province de Lori ainsi que l’école 33 de Gyumri sont entièrement reconstruites, celle du village de Mastara, les lycées de Talin et d’Akhurian sont largement restructurés. Les internats 5 et 11 d'Erevan sont assainis et réaménagés ainsi que l’école professionnelle de Parakar, dans sa proche banlieue.
D'autres organisations, non-gouvernementales, comme la Fondation pédiatrique Arabkir dirigée par le docteur Ara Babloyan peuvent aussi compter sur le soutien de KASA, qui financera des travaux importants au Day Care Center d’Arbès, à l’hôpital pédiatrique d’Arabkir ainsi que pour un centre aéré à Aparan.
C’est aussi le cas de Shen, ONG dirigée par Haïk Minasyan. Celle-ci cherche à revitaliser des villages agricoles, surtout ceux proches des frontières, qui se vident de leurs habitants partis chercher fortune à la capitale ou à l'étranger. Pour aider Shen à développer la vie communautaire et à créer des synergies locales, KASA se lance dans des travaux d'infrastructure à Airoum, Argina, Eghnajour, Gerachen, Lussaken, Shenik, Semenovka, Vardenis-Norakert… Adduction en eau potable, irrigation, séchoirs solaires, routes, équipements spécifiques en soutien à l'entrepreneuriat social local…
Et au final, KASA réalise les infrastructures dont elle a besoin pour mener à bien ses activités humanitaires et de formation. A Erevan dès 1998 un bureau rue Toumanian 24, puis sur le même palier en 2006 et 2014 deux appartements qui serviront de B&B. En 2002 un centre de formation rue Nalbandian 29, qui fera ensuite l’objet de plusieurs améliorations. Et à Gyumri, le centre d’aide psychosociale Arevamanuk - du nom de la Fondation psycho-sociale Arevamanuk créée par Arminé Gmür, qui y occupera plusieurs locaux au gré de ses besoins. Un grand bâtiment inauguré en octobre 2006, qui deviendra le porte-étendard de ses activités en Arménie. « En un an de travaux, financés par la fondation Armenianos, nous avons réussi à réaliser un bâtiment sur trois niveaux d’environ cinq cents mètres carrés chacun !».
En 2009, la fin des financements sonne le glas des grands travaux. Mais en parallèle, « la personne et sa formation » continuent de bénéficier des plus grandes attentions. Tous les ans, 20 à 30 bourses sont octroyées à des jeunes « motivés et dynamiques » que leurs familles ne peuvent pas soutenir. Des clubs de jeunes, des ateliers éducatifs de dessin, de théâtre, de danse ou de chant accueillent de plus en plus d'enfants, des cours de langues sont proposés, avec un accent particulier sur l'apprentissage du français. « Nous investissons beaucoup pour la francophonie, la langue de nos fondateurs, un volet largement transversal qui accompagne toutes nos activités. C'est aussi la langue administrative officielle que KASA utilise pour tous ses rapports vers la Suisse, ses PV ou ses bulletins, et nous faisons tout notre possible pour l’entretenir et la diffuser ».
Et former encore
Dès 2009, pour continuer sur sa lancée, KASA se doit de développer de nouveaux projets. Après deux années de transition, en 2011, Anahit Minassian, dynamique collaboratrice, est nommée directrice de KASA. Personnalité décidée, elle demande d’entrée que l’équipe arménienne jouisse d’une plus grande autonomie de gestion. « KASA bascule alors d'une direction très suisse à une direction très arménienne ».
Désireuse d’encourager une éducation de qualité Anahit Minassian développe des programmes de formation non-formelle basés sur des méthodes dynamiques et novatrices, de e-learning et de formations à distance. Avec pour objectif de stimuler la créativité des apprenants grâce, notamment, à l'utilisation d'outils pédagogiques interactifs ainsi que la création de jeux et de manuels didactiques. « Il ne s’agit pas de remplacer l'école, mais de susciter le goût d'apprendre, d'étudier, et de développer sa personnalité en vue de devenir des citoyens responsables ».
En 2011 sont lancés des clubs des "jeunes citoyens solidaires". Des animateurs, « des passeurs », formés par KASA animent à Erevan, puis à Gyumri et bientôt dans toute l’Arménie tout un réseau de jeunes déterminés à rester dans leur région pour la revivifier. Ils s’engagent dans divers projets au sein de leurs différentes communautés en continuant de bénéficier du suivi régulier et des formations continues de KASA, qui en fait l'un de ses projets phares. « Dans ce petit pays de moins de trois millions d'habitants, plus d'un tiers de la population est installée à Erevan. Dans le contexte actuel si troublé, lutter contre la centralisation croissante d'Erevan comme nous l'avons fait avec Shen est capital ».
Aux rênes de la Fondation depuis 2018, Tatevik Baghdasaryan développe de nouveaux cursus qui vont permettre à KASA de "boucler la boucle" pédagogique. En ouvrant ses portes aux enseignants et aux directeurs d'école arméniens, elle se lance dans un nouveau défi essentiel : former les formateurs. Des experts du Centre national pour le développement et l'innovation de l'éducation (NCEDI), émanation du Ministère arménien de l'éducation, la sollicitent pour l'élaboration de programmes vidéo spécifiques, diffusés par le biais d'une plate-forme internet dédiée, Imastuni - "ce qui fait sens". Son but consiste à sensibiliser les enseignants à l’intérêt d’une école plus inclusive et soucieuse du développement global de l’enfant, au-delà de l’acquisition de savoirs formels. Enfin KASA met sur pied une formation à l’entrepreneuriat social et solidaire, qui vise à accompagner de A à Z la création de micro-entreprises, en apiculture, atelier de couture, autant de micro-projets incluant des retombées sociales.
Pour voler de ses propres ailes
Malgré les nombreuses interrogations suscitées par la Révolution de Velours, la guerre au Haut-Karabagh en 2020 et ses inquiétantes conséquences, la nouvelle directrice a su multiplier les partenariats et contrôler rigoureusement la gestion de cette "grosse machine" qu'est devenue KASA avec ses 600 000 euros de fonctionnement annuel, sans mentionner le tourisme, qui est intégré dans une SÀRL indépendante.
« Jusqu'en 2017-18, l'essentiel des fonds venait de Suisse : aujourd'hui les 2/3 de ce budget sont trouvés par la direction arménienne de KASA. C’est une grande victoire ». De fait KASA Arménie entretient aujourd'hui des partenariats étroits avec de grandes institutions internationales telles que Bröt fur die Welt ou GIZ, fonds national allemand pour le développement, le HCR (Haut-commissariat aux réfugiés), l'Unicef, le Fonds arménien de France et des organisations plus modestes telles nos amis d’ASFAR dans la région lyonnaise.
« Ce sont les Arméniens qui ont trouvé ces soutiens. De notre côté, pour lever les fonds manquants depuis la Suisse, nous lançons des appels, organisons des repas de soutien et des conférences, et développons le tourisme : les voyageurs de retour d’Arménie se révèlent nos meilleurs ambassadeurs et donateurs ! »
Interrogée sur le succès de KASA, Monique Bondolfi relève quelques éléments significatifs. D’une part l’engagement très généreux et dynamique du comité suisse et de ses membres, au fil des années, et ce de manière extrêmement suivie, ainsi que le soutien fidèle de particuliers et de fondations en Suisse, en particulier arméniennes. Ici, comment ne pas mentionner l’incroyable engagement de Lucianne Stump, cette dame de 85 ans qui, toute seule, a levé 1 300 000 CHF en sollicitant tout son réseau d’amis ! Mais aussi l’esprit d’entreprise et d’innovation des collaborateurs arméniens, toujours prompts à rebondir pour affronter des situations inattendues. Et enfin la volonté de nos membres d’entendre et de respecter les besoins et les modes de faire propres aux Arméniens : « Nous ne sommes pas arrivés en Arménie avec des catégories toutes faites et des attentes irréalistes. Les Arméniens ont d'autres manières de travailler. Ils nous impressionnent par leur intelligence, leur rapidité et leur capacité d’adaptation. Du reste, quand on fait le bilan général de ces 25 ans, comment ne pas relever, en dépit de la situation actuelle, d’impressionnantes améliorations en termes de démocratie, les progrès économiques et bancaires, l’essor exponentiel des nouvelles technologies, la renaissance artistique et architecturale, les ouvertures interculturelles, l’essor du tourisme international et, plus récemment, interne ?
Le potentiel est là, à nous tous de le valoriser, en travaillant ensemble, "miasin" (միասին), notre devise !
Site : www.kasa.am