Où et avec qui acquiert-on nos connaissances : en classe avec un professeur ? sur le terrain avec un professionnel ? Depuis des siècles plusieurs traditions pédagogiques s’affrontent à ce sujet.
Monique Bondolfi-Masraff, présidente de KASA
Réflexion théorique, héritée des scribes égyptiens et des philosophes grecs, privilégiant l’étude, la contemplation, la vision synthétique, d’en haut ; quadrivium et trivium plus tard développés dans les scriptoria monastiques puis les universités médiévales. Apprivoisement pratique, insistant sur l’observation et l’expérience, voire l’expérimentation, au contact d’artisans et d’artistes, partant d’en bas. Division correspondant à une vision de classe. A l’élite, appelée à commander, la théorie, au peuple, destiné à servir, la pratique. Lecture caricaturale ? Que de fois n’ai-je entendu des parents anxieux que leurs enfants fassent de brillantes études et sortent premiers de classe, bardés de diplômes, alors même que les têtes blondes n’aspiraient qu’à s’impliquer concrètement sur le terrain ! En France, comme idéal suprême, l’ENA, pépinière de cadres supérieurs de l’administration et de la politique du pays, caste à part, quasi intouchable. Sommet pyramidal d’un système scolaire qui peine encore à reconnaître positivement des charismes moins intellectuels. En sens inverse d’innombrables petites mains rivées à leur machine, privées de réelle capacité de réflexion et de créativité, dont je ne ferai évidemment pas davantage l’apologie.
Quelle troisième voie privilégier alors ?
Une expérience personnelle m’a beaucoup marquée. Jeune enseignante à l’École Normale, j’y formais de futurs instituteurs qui, après deux années passées exclusivement sur les bancs d’école, partaient faire leurs premières armes dans des classes. Autant ils étaient pour la plupart assez passifs durant la première phase de leur formation, autant ils rentraient de leurs stages riches de questions et désireux d’élargir leurs connaissances. Le besoin crée la curiosité. Du coup nous vivions un bel aller-retour entre la découverte du savoir et son partage. Mieux, mes étudiants m’interpellaient pour répondre à des demandes différentes, que je n’aurais pas captées sans eux.
En Suisse, contrairement aux pays voisins, seuls environ un quart des étudiants passe un bac. Par contre une majorité fait un apprentissage, qui allie la pratique chez un patron à la fréquentation de cours deux jours par semaine. A la différence d’un bachelier dont le papier théorique ne lui ouvre que peu de portes, l’apprenti, à l’issue de son parcours, peut déjà gagner sa vie. Les plus motivés continuent en préparant, toujours en alternance, une maturité professionnelle, puis peuvent s’ils le désirent acquérir une formation de niveau universitaire, souvent plus appréciée par les employeurs que des formations théoriques trop spécialisées.
En visite en Suisse le président Macron avait manifesté un vif intérêt pour ce système dual, qui contribue à diminuer drastiquement le chômage et à mettre sur le marché des personnes capables à la fois de résoudre des problèmes de base et d’avoir une vision d’ensemble.
C’est un tel modèle que prône KASA, compte tenu des structures existantes. Elle encourage les jeunes à ne pas tout attendre de leurs livres et de leurs ordinateurs, à multiplier les expériences sur le terrain, à tâter de diverses réalités. A se mettre au service de leur communauté locale en créant des réseaux pour y lancer des initiatives diverses et des microprojets. A ne pas redouter de se salir les mains, au sens propre, par exemple dans l’hôtellerie en acceptant de commencer par la plonge et la buanderie avant de prétendre à des postes de direction. Et à ne pas avoir honte de le faire, tant est encore ancrée l’idée qu’une personne employée dans le tertiaire ne se commet plus à faire la vaisselle ou à balayer, comme le prétendait avec beaucoup d’assurance cette jeune boursière en langues de KASA, que ses parents avaient cru bon de libérer de toutes les tâches ménagères, vu son nouveau statut estudiantin.
Au final le principal barrage pour allier théorie et pratique n’est-il pas d’abord idéologique, si j’en crois ces écoliers d’un village de montagne du Lori, sans doute influencés par leurs géniteurs, qui, interrogés, rêvaient tous de devenir ministres, mais dédaignaient de prendre soin au quotidien de leurs maisons et de leurs routes ?