Jean-Pierre Mahé: "Vous ne partirez jamais d'Arménie"...

Opinions
11.03.2019

Interview avec Jean-Pierre Mahé, académicien français, arménologue, philologue et historien du Caucase.

Par Tatève Thomas

Ancien directeur de l’Ecole pratique des Hautes Etudes à Paris, Chevalier de la Légion d’honneur, Commandeur et Officier des Palmes académiques, vous avez un parcours professionnel surprenant et extraordinaire. Comment est-ce que tout a commencé ?

 - Durant mes années universitaires, à l’université de Strasbourg, mon centre d’intérêt était la littérature chrétienne ancienne latine. Le problème consistait dans le fait qu’elle n’apparaissait qu’au III siècle, ce qui était déjà trop tard : toutes les grandes questions du Christ sur la révélation de la Bible ont été posées jusqu’au III siècle en grec. Puis, il y a eu un christianisme officiel qui a été le christianisme de Constantin et que les empereurs se sont légiférés en matières religieuse et théologique et les œuvres les plus anciennes du christianisme sont tombées dans l’oubli et la plupart d’entre elles furent perdues. Ce n’est qu’après avoir lu « Mission et diffusion du christianisme » de Adolf Harnack que j’ai compris que, pour trouver les œuvres disparues, il fallait chercher dans les langues périphériques de la Méditerranée : le copte, l’éthiopien, le géorgien et l’arménien. Comme leurs possesseurs ont eu beaucoup de peine à les traduire, ils les ont gardés précieusement, comme un héritage : des œuvres anciennes du IIIème, du IVème, du Vème siècle.

Quel est le plus vif souvenir de vos années d’études ?

- Mon plus vif souvenir était le train entre Strasbourg et Paris. Il était 5:30 du matin et je devais arriver à l’institut catholique des langues orientales à Paris. Comme à l’habitude, j’étais en retard et je me hâtais donc de préparer dans le train les devoirs que je devais avoir fait à la maison. En chemin, je lus « Vark Machtotsi » de Koryun. Il faut savoir que je le lisais après avoir lu la traduction du commentaire de Mathieu de Jean Chrysostome. Comment dire, c’est une traduction où tout est en ordre, tout est bien rangé, tout est lisse. Koryun, c’est le contraire ! C’est un style très difficile, chaotique, compliqué à comprendre, avec des mots auxquels il faut réfléchir pour bien s’en pénétrer. Eh bien, je trouve que le chaos est créatif. Et je garde de cette lecture le souvenir le plus ébloui, il y a 45 ans. 

Comment vous êtes-vous retrouvé en Arménie ?

- Après avoir passé mon agrégation en 1967, je me suis retrouvé dans un lycée, à enseigner le latin et le grec à des élèves de 3ème à la seconde. A la fin de cette première année, ma salle de classe s’était transformée en crèche sauvage (rires). C’est là que j’ai compris que je devais faire autre chose de ma vie. Je me souviens encore de ma rencontre avec le savant français Georges Ginésy, qui m’avait dit que les langues orientales ont eu deux bénédictions : le christianisme et le bolchevisme, ce dernier car il a permis la création d’instituts de manuscrits. Il ajouta à mon intention : « Vous devez aller en Proche Orient coûte que coûte. Seulement, pour y aller, il faut faire n’importe quoi ». Et, effectivement, j’ai fait n’importe quoi. M’étant fixé un nouvel objectif, celui d’aller en Arménie, je suis allé au ministère des affaires étrangères qui me répondit très clairement : « Vous n’irez jamais là-bas ! Vous enseignez déjà à l’université de Strasbourg en tant que maître-assistant. Pas question de déplacer un universitaire pour donner des cours élémentaires de français à l’université d’Erevan ! ». Parmi ceux qui m’avait écouté, il y avait un grand homme, connu pour avoir été l’interprète du général de Gaulle devant Staline, c’était Jean Laloy. Mais ce que je ne savais pas, s’était que sa maman était arménienne. Deux ans après ces évènements, après la mort de Pompidou, les autorités des affaires étrangères furent remplacées, et un soir, j’ai reçu un coup de téléphone : C’était Jean Laloy. Il me demanda si je voulais toujours partir et j’ai dit oui. Deux mois après, je quittai la France pour l’Arménie.

« Le point qui m’a le plus étonné et le plus ravi dans ma profession, c’est le nombre d’expériences extraordinaires et inattendues, que j’ai pu avoir parce que je parlais arménien »

Vous avez, donc, passé quelques années dans l’Arménie soviétique, que diriez-vous de cette expérience ?

- Effectivement, ma femme et mes enfants, nous sommes venus en Arménie. Mes trois enfants avaient alors 7, 6 et 4 ans. Nous fûmes logés au foyer universitaire de Machtots qui était dans un état absolument lamentable. J’ai protesté, car je savais que mon prédécesseur avait eu un appartement. J’ai trouvé l’adresse pour savoir à qui a été donné cet appartement réservé au lecteur de français. Nous avons vécu au quartier d’Achapnyak pendant 2 ans. Les enfants allaient à l’école arménienne du quartier et ils se sont bientôt retrouvés vêtus de vêtements assez exotiques : des petits costumes et des étoiles de pionnier.  Chaque matin, à l’école, ils chantaient « Amen or, Amen or » « Hoktemberikner » et « Tsaghik nvirenk ». Après, j’ai tendu l’oreille et j’ai cru entendre quelque chose d’étrange : au lieu de dire « Lenin papikin » soit le « grand-père Lenin », ils disaient « Lenin kapikin » soit le « singe Lenin » (rires). Rassurez-vous, ils avaient très bien appris et ils comprenaient parfaitement ce qu’ils disaient. Il faut dire aussi que les enfants ont appris l’alphabet arménien avant l’alphabet français ! L’un de mes garçons, âgé de 6 ans faisait des objections sur l’alphabet français. Il venait me voir en me disant « l’alphabet français, il est nul. » Je lui demandai pourquoi, et il me répondait : « Parce qu’il n’y a pas assez de lettres ! Prends le son « ch ». Il y a une lettre qui lui correspond en arménien, en russe, ce qui est d’ailleurs assez logique et nous, on n’a pas assez de lettres ! Du coup on est obligé de mettre un « c » et un « h » ! »

Qu’est-ce que vous a apporté, du point de vue professionnel, le séjour en Arménie ?

- J’étais venu avec l’idée de ne m’intéresser qu’aux textes arméniens traduits du grec. Un jour, je suis tombé par hasard sur une édition scolaire, c’est-à-dire très abrégée, de « Verk Hayastani » de l’écrivain et intellectuel arménien Khatchatur Abovyan.  Ce livre me bouleversa tant, que je suis allé directement voir la dame de l’université qui était chargée de trouver des notions d’arménien et je lui ai dit que je veux travailler là-dessus, et pas sur autre chose. Elle a donc commencé à trouver le vocabulaire un peu difficile. Pour nous aider dans nos recherches, on a contacté Pion Hakobyan, meilleur spécialiste d’Abovyan, et qui était, d’ailleurs, mon voisin au quartier Achapnyak. En cette période, j’ai eu une chance extraordinaire : j’ai rencontré une artiste-peintre arménienne, Khnarik Vardanyan. Lorsqu’il y avait des objets que je ne connaissais pas, elle les dessinait. Tout à coup j’ai réalisé qu’il existait un pont entre le passé et le présent, que toutes les choses, décrites par toutes sortes d’auteurs anciens, existaient encore en Arménie à l’époque d’Abovyan, et que, au fond, il y avait une sorte de continuité que je ne pouvais pas bien comprendre dans les textes anciens arméniens, si je n’allais pas dans les villages. Mais aller dans les villages, c’était interdit parce que j’étais français et que je devais être assigné à résidence à Erevan. « Ai-je le droit de me déplacer, accompagné par le collectif des professeurs ? » demandais-je. Ma demande fut accordée. Ces déplacements m'ont permis de comprendre que le plus important, ce n'était pas les anciennes traductions arméniennes en elles-mêmes, mais ce que le peuple arménien en avait fait. Ce qu’Abovyan nous enseignait justement, c'est que toutes ces choses qui ne furent pas écrites sont restées vivantes dans la pensée et dans le langage.
C'est pourquoi j'ai mis de côté la traduction pour ne m'intéresser qu'à ce qui est arménien.

Qu’est-ce que vous plaît et déplaît dans la langue arménienne ?

- Ce qui me plaît le plus, c’est le caractère concret de l’arménien. Les meilleurs mots arméniens sont les plus courts. Le défaut de l’arménien c’est d’avoir des mots trop longs, qui sont les calques artificiels du grec.

Comment avez - vous quitté l’Arménie pour ne l’avoir jamais quitté ?

- Trois jours avant la date fixée pour mon départ en Arménie, le catholicos Vazguen voulu me voir. Je fus reçu d'une manière que je ne pourrais jamais oublier : il a été extrêmement paternel, extrêmement gentil avec moi. "Je ne suis pas prophète, m'avait-il dit alors, mais il y a une chose que je peux vous dire avec certitude : même si vous reviendrez en France, vous ne partirez jamais de l'Arménie. Je ne sais pas comment ça va se passer, mais vous serez constamment appelé à parler de l'Arménie. Il faut que vous compreniez quelque chose : on ne peut pas enseigner l'arménien comme on enseigne l'anglais, l'allemand ou l'espagnol, parce que la première chose que vous devez garder à l'esprit, c'est que les arméniens ont été un peuple martyrisé, qui n'a survécu que par miracle."

En effet, sa sainteté le catholicos Vazguen a prédit votre avenir professionnel : vous êtes devenu chercheur – arménologue, ayant abouti au titre d’académicien. Qu’est-ce-que vous appréciez le plus dans votre profession ?

- Le point qui m’a le plus étonné et le plus ravi dans ma profession, c’est le nombre d’expériences extraordinaires et inattendues, que j’ai pu avoir parce que je parlais arménien.

Que pensez-vous de l’Arménie d’aujourd’hui ?

- Je partage la joie des arméniens qui ont eu l'impression de s'être séparé d'une situation malsaine. Ils ont essayé enfin, après 27 ans, de construire un vrai régime démocratique. Je pense que la cause principale de l'émigration en Arménie n'était pas la situation économique en elle-même, mais le manque de confiance dans le gouvernement. Il n'était pas possible de vivre avec ses enfants dans un pays où il n'y a ni loi, ni morale.  Et j'en suis sûr que maintenant, la confiance va être rétablie et l'économie va remonter.