Le Liban, poumon de la diaspora

Diasporas
29.11.2018

La communauté arménienne du Liban représente près de 100 000 âmes au Liban et à peu près autant d’expatriés en France, au Canada et aux Etats-Unis. Éminemment tournée vers la francophonie, elle contribue largement à la vitalité de celle-ci comme en témoigne la parution, à l’occasion du centenaire de la présence arménienne au pays du Cèdre (avant même son indépendance), d’un précieux ouvrage paru aux Presses de l’Université de Saint-Joseph (USJ). Les relations familiales entre la communauté arménienne restée au Liban et celle qui a émigré, notamment en France, en Suisse et au Québec, renforcent largement les échanges et le dynamisme d’une véritable francophonie arméno-libanaise.

Par Tigrane Yegavian, France-Arménie

Du fait du caractère confessionnel du système politique libanais, la communauté arménienne présente dans le pays au moment de la proclamation de l’Etat du Grand Liban (1920), a bénéficié de circonstances exceptionnelles sans nul égal en diaspora. Chrétiens mais non arabes, les Arméniens incarnent le symbole d’une intégration parfaitement réussie dans le terreau libanais. Premier ouvrage en français de facture académique sur l’histoire des Arméniens du Liban, la présente somme revient sur leur trajectoire, mais aussi leur contribution à la vie culturelle, économique et politique du pays du Cèdre. Plus de dix ans après la publication de l’ouvrage, pionnier dans le domaine, Les Arméniens: la quête d’un refuge, paru chez le même éditeur, ce deuxième opus vient compléter cette chronique avec des textes d’une trentaine d’auteurs largement illustrés par des photos inédites. Des clichés rares et splendides rassemblés via diverses sources : bibliothèques, associations, archives personnelles et universitaires.

Les Arméniens incarnent le symbole d’une intégration parfaitement réussie dans le terreau libanais.

Témoignages d’un Liban qui n’est plus. Le mérite et l’initiative revient à quatre universitaires francophones libanais, Christine Babikian Assaf, Carla Eddé, Lévon Nordiguian, et Vahé Tachjian. A eux quatre, ils ont accompli un travail titanesque d’archivage, d’assemblage et de décryptage, déterrant de sous terre une foule de vies oubliées. En réunissant une trentaine d’articles et de contributions de haut vol, ils ont dressé un panorama aussi exhaustif que possible sur ce qui fait la singularité de l’expérience arménienne au Liban. Il était plus que temps ! Près d’un siècle après leur installation, les Arméniens semblent étrangement absents de la mémoire collective libanaise. Les ouvrages qui traitent de l’histoire du Liban contemporain ne leur font pratiquement aucune place. 

Pourtant, si la présence arménienne au pays du Cèdre remonte au lendemain du Génocide, des communautés arméniennes ont essaimé bien avant. Siège du Catholicossat de Cilicie déplacé de Sis – la plus grande autorité spirituelle résidant hors des frontières de l’Arménie actuelle – Beyrouth fut naguère par son rayonnement, la capitale culturelle de la Diaspora et ce, après l’éclipse de l’Ecole de Paris à la fin des années 1950.

L’exception libanaise

Dans la foulée des massacres de 1860 contre les chrétiens, un compromis entre les puissances européennes et les Ottomans stipula la nomination d’un gouverneur (moutassarif) de confession catholique mais non libanais. C’est ainsi que fut nommé l’Arménien Garabed Artin Daoud Pacha (1861-1868),qui eut pour tâche difficile le redressement du pays après les vingt années d’anarchie qui suivirent la chute de la dynastie chéhabite. Connu pour ses mémoires, son lointain successeur, Ohannès Kouyoumdjian Pacha (1912-1915), vit son mandat brutalement interrompu avec l’éclatement de la Première Guerre mondiale.

Les Arméniens, dont la première génération n’a que très mal appris l’arabe, se sont regroupés dans des camps de réfugiés situés à la lisière de Beyrouth et sur le littoral. Bien que mal intégrés jusque dans les années 1950, ils se sont aisément accommodés avec la formule libanaise du “ confessionnalisme politique”, qui leur a permis d’intégrer le concert des 17 communautés libanaises officiellement reconnues. Reposant sur l’indépendance des communautés, ce système a facilité la consolidation des structures garantes du maintien de la langue et de la culture arméniennes.

Du particulier à l’universel : les Arméniens et la photographie

A l’évidence, les Arméniens et la photographie forment un tout indissociable dans la mémoire des Libanais, mais aussi des Syriens, des Jordaniens et des Palestiniens. Dans cette recherche historique, les auteurs ont montré le rôle prépondérant qu’ont joué les photographes arméniens dans la capitale libanaise. Cité dans un article de L’Orient le Jour, l’archéologue et photographe Lévon Nordiguian, se souvient que dans les années 1960, un peu plus de 60% des photographes opérant à Beyrouth étaient arméniens. Des photographes qui se sont imposés par leur talent et leur savoir-faire, à l’instar de Manoug, des frères Sarrafian, de Jean et Harry Naltchayan, de Varoujan Sétian... sollicités par les stars, les hommes politiques ou par des institutions de prestige comme la MEA, la compagnie aérienne nationale.

Omniprésentes, les photographies nous donnent à voir ce que fut le quotidien de la première génération dans son dénouement le plus absolu, l’arrivée d’orphelins au port de Beyrouth en 1920, et encore à Antélias, Ghazir, Saïda, dans le Chouf. Une place est accordée aux clichés de la photographe arménolibanaise, Ariane Delacampagne, captant des instantanés de vie au contact du petit monde artisan du Bourdj Hammoud d’aujourd’hui, qui contrastent avec des images montrant la majesté d’anciennes demeures, palais et lieux emblématiques libanais immortalisés par des Arméniens.

Un âge d’or révolu

L’âge d’or des Arméniens du Liban commence à partir de la moitié des années 1960, il durera jusqu’à l’éclatement de la guerre civile de 1975. Une nouvelle génération diplômée des meilleures universités de la capitale libanaise, quitte le cocon communautaire. Les artistes arméniens se font un nom à l’instar du peintre Paul Giragossian. Le rayonnement culturel et cultuel arméno-libanais est visible notamment à travers l’Université Haïgazian, unique institution académique de la Diaspora, l’activité de l’Union culturelle Hamazkaïne dont le siège est à Beyrouth et le Catholicossat de Cilicie qui, avec cette dernière, continue à publier la majeure partie des ouvrages en langue arménienne hors d’Arménie.

L’âge d’or des Arméniens du Liban commence à partir de la moitié des années 1960, il durera jusqu’à l’éclatement de la guerre civile de 1975.

Au plan pédagogique et culturel, jamais les instituts d’études arméniennes n’ont été aussi développés qu’au Liban qui, jusqu’à la fin de la guerre, abritait trois chaires d’arménologie (Hamazkaïne, Haïgazian et l’Université Saint-Joseph). C’est aussi au pays du Cèdre que furent produits les premiers longs métrages arméno-libanais inspirés du romantisme égyptien à l’eau de rose.

La guerre civile qui éclate en 1975 marquera un violent coup d’arrêt à l’effervescence culturelle des Arméniens du Liban. Avec la guerre, ceux-ci retrouvent immédiatement les vieux réflexes de cohésion, de regroupement et de fermeture aux autres que la période 1965-1975 avait éclipsés. “Notre histoire propre nous a appris que les luttes intestines affaiblissent la Nation et la Cause nationale” disait naguère le catholicos de Cilicie, Karékine 1er Sarkissian. En l’espace d’une année, les Arméniens verront émigrer leurs meilleurs cadres et intellectuels. 

Fortement ébranlés par les agissements des miliciens chrétiens phalangistes des Kataëb sous la houlette de Bachir Gemayel et de leurs alliés des Forces libanaises, mais aussi des «Tigres» de l’ex-président Camille Chamoun, ils paieront cher leur refus de prendre partie dans le conflit libanais. Ce que les dirigeants arméniens de la communauté nommèrent “ la neutralité positive”, fut considéré comme une trahison par la frange la plus radicale du camp chrétien. 

Conséquence de cet interminable conflit, la saignée démographique des Arméniens du pays du Cèdre aura de funestes répercussions aussi bien en termes quantitatifs que qualitatifs. Si les statistiques les plus réalistes tablaient sur la présence de 165 000 d’entre eux avant la guerre, ils n’étaient plus que 80 000 en 2008 à y vivre. Les Arméniens conservent néanmoins une certaine visibilité dans l’espace public libanais. La mère de l’ancien président Émile Lahoud est arménienne (comme son épouse), une origine qu’il partage avec son proche conseiller et ancien haut responsable des Kataëb, Karim
Pakradouni.

La guerre civile qui éclate en 1975 marquera un violent coup d’arrêt à l’effervescence culturelle des Arméniens du Liban. En l’espace d’une année, les Arméniens verront émigrer leurs meilleurs cadres et intellectuels. 

Conformément aux dispositions des accords de Taëf (1989) qui mirent fin à la guerre, un ministère revient d’office à un Arménien dans le cas où le gouvernement se compose de quatorze portefeuilles et deux ministères pour trente membres. L’actuel gouvernement compte deux ministres d’origine arménienne: Jean Oghassabian (ministre d’État pour la Femme, affilié au Bloc du Futur) et Avédis Guidanian (ministre du Tourisme,membre de la FRA Dachnaktsoutiun). Avec sept députés (sur 128 sièges), les Arméniens sont également surreprésentés au Parlement. La chercheuse Aïda Boudjikanian, qui dans un article retrace l’histoire des Arméniens libanais à l’orée du XXIe siècle, de la guerre civile à l’embrasement de la région, explique ce phénomène par le fait que les Arméniens se sont vus “récompensés” pour leur loyauté à l’unité du Liban et de l’aveu de l’ancien Premier ministre, Rafiq Hariri, reconnus pour “leur refus de la guerre et leur défense de la coexistence harmonieuse”.

Khachig Babikian, un francophone convaincu

Avec ses 500 pages et ses 350 photos, difficile de lire ce livre d’un seul trait, tant la richesse iconographique est exceptionnelle. A la fois concentré de vies individuelles, d’histoires et d’événements majeurs, l’ouvrage se porte en faux contre les clichés d’une communauté jadis mal intégrée, repliée dans ses quartiers. Loin de se cantonner au « ghetto arménien », il dresse des portraits d’Arméniens dans la cité et des personnalités qui se sont distinguées à l’instar des députés Movsès De Kaloustian (1895-1984), héros de la résistance du Moussa Dagh, et Khachig Babikian (1922-1999), figure de proue de
l’unité et de la souveraineté libanaise. Sans doute l’un des plus éminents hommes politiques d’origine arménienne de l’histoire du Liban contemporain, ce dernier se distingua par sa fervente défense de la “neutralité positive” pendant la guerre civile. Il fut élu député de Beyrouth soutenu par la FRA Dachnaktsoutiun (sans en être membre) au Parlement en 1957 pour ne quitter son siège qu’à son décès.

Dans une ébauche de biographie rédigée par sa propre fille, Christine Babikian Assaf, celle-ci rend hommage à celui qui fut successivement ministre d’État à la Réforme administrative (1960-1961) sous le gouvernement de Saëb Salam, de la Santé sous celui de Rachid Karamé (1972-1973), du Plan et des Affaires étrangères en 1973 sous le gouvernement d’Amine Hafez, de la Justice sous celui de Chafi Wazzan (1980-1982), avant d’intégrer le gouvernement d’Omar Karamé (1990-1992). Très présent sur la scène internationale dans le cadre de l’Union interparlementaire, Khachig Babikian représenta son pays en sa qualité de membre de la délégation parlementaire libanaise à l’Association internationale des parlementaires de langue française (AIPLF) créée en 1967. Il fut successivement vice-président puis président de la section libanaise, élu vice-président de l’AIPLF en 1982, puis à nouveau en 1997. En 1990, il fut nommé représentant personnel du chef de l’Etat au Conseil permanent de la Francophonie, fonction qu’il occupera jusqu’en 1998. Officier de la Légion d’honneur et honoré par l’un des grades les plus élevés de l’ordre de la Pléiade, son engagement francophone a eu un tel impact qu’un ministre libanais ira à déplorer en 2006 la quasi absence de son pays dans la Francophonie depuis le décès de Khatchig Babikian.

Un processus d’«arménisation»

Divisé en quatre parties («Les Arméniens dans la cité », « Parcours collectifs et individuels », « Beyrouth capitale culturelle arménienne » et «Témoignages et récits de vie »), l’ouvrage met en exergue la manière avec laquelle cette communauté a su maintenir son identité, sa langue et ses traditions tout en posant ses marques dans le terreau libanais. L’évolution de la présence arménienne au Liban témoigne dans un premier temps combien l’intégration a été un parcours semé d’embûches. Il aura fallu deux générations pour que la langue arabe soit acquise et maîtrisée.

Singularité de l’expérience libano-syrienne, la grande majorité des réfugiés fuyant le Génocide étaient des Arméniens de Cilicie, turcophones. Alors qu’en France le processus d’assimilation et de perte de l’identité s’est opéré en l’espace d’une génération, on assiste dans l’entre-deux-guerres au Liban à un processus de construction et de marquage identitaires. C’est ce que fait remarquer l’historien Vahé Tachdjian qui décrit comment les réfugiés arméniens turcophones sont passés par un processus “d’arménisation”. Décriée, la langue turque était progressivement confinée à la sphère privée, tandis qu’un effort considérable de scolarisation en arménien était mené à bien.

Aujourd’hui, Beyrouth ne peut se considérer comme la capitale culturelle de la Diaspora. Il n’empêche que la ville demeure le principal poumon de la langue arménienne occidentale, classée en voie de disparition par l’UNESCO, et à laquelle la linguiste Anaïd Donabédian consacre une focale sur les évolutions de sa pratique au Liban et questionne son avenir dans le contexte actuel.

Siège du Patriarcat arménien catholique et du Catholicossat de la Grande Maison de Cilicie (Lévon Nordiguian), le Liban fut des décennies durant un haut lieu de la vie intellectuelle en diaspora. Le passionnant article de Talar Chahinian restitue les rigueurs du climat de guerre froide qui déchira les écrivains de la Diaspora quant à l’attitude à adopter vis-à-vis de l’Arménie soviétique. L’occasion aussi pour Antranik Dakessian, rédacteur en chef de la Revue d’études arméniennes de l’Université Haïgazian, de dévoiler la richesse de la production littéraire, du pluralisme de la presse et de la grande tradition du théâtre arméniens au Liban.

Aujourd’hui, Beyrouth ne peut se considérer comme la capitale culturelle de la Diaspora. Il n’empêche que la ville demeure le principal poumon de la langue arménienne occidentale, classée en voie de disparition par l’UNESCO, et à laquelle la linguiste Anaïd Donabédian consacre une focale sur les évolutions de sa pratique au Liban et questionne son avenir dans le contexte actuel.

Bien qu’affaiblis numériquement, les Arméniens ont encore un avenir au pays du Cèdre

Mais l’histoire des Arméniens du Liban, c’est aussi l’histoire de territoires aux contours bien délimités : le village d’Anjar, les quartiers de Bourdj Hammoud, Mar Mikhael…, et aujourd’hui Antélias, Jal Ed Dib et Zalqa ; ou comment les misérables taudis de la Quarantaine (ce quartier populaire du port de Beyrouth) ont laissé place à des immeubles en dur grâce à une tardive mais salutaire politique de relogement qui a abouti dans les années 1960. 

Le remarquable ouvrage qui nous est donné à lire est l’histoire d’une longue et patiente construction, à la fois humaine et matérielle ; celle d’une communauté qui a ressuscité de ses cendres et en filigrane celle d’un pays métamorphosé, qui après avoir éprouvé les affres de la guerre, mue vers de nouveaux horizons dans un environnement trouble. Bien qu’affaiblis numériquement, les Arméniens ont encore un avenir au pays du Cèdre.

*N.B. Christine Babikian Assaf, Carla Eddé, Lévon Nordiguian et Vahé Tachjian (dir.), Les Arméniens du Liban : cent ans de présence, Presses de l’Université Saint-Joseph, 2017, 511 p. Prix : 40$ (hors frais de port). Pour commander l’ouvrage en ligne: http://www.usj.edu