L’Arménie dans tous ses États

Diasporas
19.03.2019

Issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2011, le livre de Taline Papazian* revient sur la difficile construction du jeune État arménien dans le cadre de la guerre du Karabagh. L’intérêt de son approche est qu’elle établit un lien de filiation entre violence physique et souveraineté politique. Un ouvrage d’une opiniâtre acuité qui enrichit une littérature scientifique encore embryonnaire sur la pensée stratégique arménienne contemporaine.

Par Tigrane Yégavian 

Dans le cas arménien, la guerre s’avère être un catalyseur dans la construction de son État. C’est en substance la thèse que soutient Taline Papazian, docteur en sciences politiques et chargée de cours à Sciences Po Paris. Si les études sur le conflit du Karabagh sont légion, plus rares sont les chercheurs qui s’intéressent à la question de la construction de l’État, de sa viabilité à la lumière de la singulière expérience arménienne.

Point de départ, la question du Karabagh apparaît comme indissociable de celle de la construction de l’État arménien. Si ce conflit s’inscrit dans l’histoire longue des nationalismes de l’ex – URSS, la chercheuse démontre à l’aide d’une abondante documentation comment ces années de guerre ont façonné la trajectoire de l’État, lui fournissant dans un contexte en apparence peu favorable des ressorts politiques, idéologiques et militaires. C’est là une exception notable qui s’est opérée dans le cadre de l’implosion de l’Union soviétique. L’Arménie a su faire face à la fois au défi de l’indépendance et à la question de l’Artsakh. Taline Papazian revient sur le rôle central des acteurs locaux du conflit du Karabagh ainsi que celui joué par les premiers dirigeants de la jeune République d’Arménie : leurs objectifs politiques et idéologiques propres mais aussi leur perception de l’État qui n’est pas celle de la Diaspora.

L’Arménie a su faire face à la fois au défi de l’indépendance et à la question de l’Artsakh.

Une attention particulière est accordée à la figure intellectuelle de Lévon Ter Pétrossian (LTP), qui a ouvert ses archives personnelles à Taline Papazian. L’occasion pour elle de revenir sur un bilan controversé qui, vingt ans après, n’a pas fini d’alimenter la polémique. Que ce soit aux grandes heures du "Comité Karabagh", puis du temps du MNA, le premier Président de la République indépendante subordonne les questions nationales aux intérêts de l’État. Dirigeant pragmatique, au pouvoir de 1991 à 1998, LTP perçoit l’État comme dépassement et accomplissement de l’objectif national. Alors que la FRA dans son agenda place l’indépendance parmi une série d’objectifs nationaux contenus dans la Cause arménienne et qui dépassent le seul cadre de la République d’Arménie (reconnaissance du Génocide, réparations territoriales…), LTP opte pour une position légaliste et se garde de tout “ romantisme national ”. Suivant cette logique, il n’existe plus d’amis éternels ni d’ennemis héréditaires : tels peuvent être hâtivement définis la normalité et le pragmatisme chers au premier Président de l’Arménie indépendante, soucieux du désenclavement et du développement économique de son pays. Puisant dans les travaux du philosophe et juriste allemand, Carl Schmidt (1888-1985), Taline Papazian confronte ses théories à la réalité du pouvoir exercé par LTP.

Un État forgé dans le conflit

La centralité de l’armée dans la guerre et dans l’État arménien constitue la trame de l’ouvrage. Animée par l’ancien ministre de la Défense et fondateur des Yérkrapahs, Vazgen Sargsian, l'armée professionnelle a permis de mutualiser, dès 1991, l’ensemble des forces disponibles sur le sol arménien. En voie de professionnalisation, l’armée devient dès lors la clé de voûte de la souveraineté politique de la jeune république, puisqu’elle concentre à elle seule les enjeux de l’étatisation du nationalisme arménien. La césure intervient lorsque l’on passe de l’autodéfense des volontaires fédaïs à la guerre moderne, de la lutte pour la survie à une guerre pour l’État via notamment la conquête de régions tampons autour de l’enclave du Karabagh. L’institution militaire apparaît dans la pensée des dirigeants comme l’unique outil capable d’assurer la sécurité et l’intégrité physique des populations exposées à l’ennemi en Artsakh et dans les zones frontalières. En cela, c’est bien la guerre qui a eu raison de l’édification de l’État à travers la structuration réussie des forces armées, enjeu de l’affirmation du nouvel ordre étatique et monopole de la violence légitime (Max Weber).

La césure intervient lorsque l’on passe de l’autodéfense des volontaires fédaïs à la guerre moderne, de la lutte pour la survie à une guerre pour l’État via notamment la conquête de régions tampons autour de l’enclave du Karabagh.

Outre la figure centrale du charismatique Vazgen Sargsian, la chercheuse évoque le rôle de premier plan joué par les officiers arméniens de l’armée rouge dont le savoir-faire a permis de sécuriser les frontières, de remporter des victoires décisives et de rationaliser les maigres ressources disponibles. Résultat : le rapport entre victimes arméniennes et azerbaïdjanaises aura été de 1 à 5 durant le conflit. C’est à eux que l’on doit d’avoir bâti des institutions solides et pérennes en plein chaos ce qui fait qu’à la différence de ses voisins géorgien et azerbaïdjanais, l’Arménie a connu une transition relativement stable. Il n’empêche qu’au plan intérieur, les purges anti – FRA menées par LTP traduisent une volonté d’asseoir une souveraineté étatique encore fragile. Si le succès de la construction d’une armée régulière en plein chaos relève de l’exploit, se pose en filigrane l’épineuse question de la viabilité de l’outil militaire en l’absence de ressources.

La partie arménienne a puisé sa force dans son moral d’acier et ses dirigeants, mais n’est-elle pas handicapée par une nette infériorité en hommes et en armes ? Ce que Taline Papazian nomme le “ financement de la contrainte ”, pose la question de la participation directe de l’État à l’effort d’une guerre dont il n’est officiellement pas belligérant. Notons que cet effort considérable s’opère dans un contexte de forte décroissance continue du PIB, de chute des exportations, d’explosion de la dette publique multipliée par 85 entre 1992 et 1995. Du reste, l’opacité des structures économiques, les privatisations sauvages dans la situation de double crise économique, énergétique et de conflit armé ne prête pas à l’optimisme. Pourtant, malgré les privatisations sauvages, l’État conserve sous son contrôle un certain nombre d’unités de production utiles à la guerre tout en contractualisant une partie des militaires.

Quelle viabilité pour l’Etat ?

Passé le cessez-le-feu de 1994, Taline Papazian rend compte de la nette progression du budget de la défense et la poursuite du renforcement de l’institution militaire. Ce qui ne l’empêche pas de s’inquiéter de l’hémorragie démographique due à l’émigration massive, en témoignent les difficultés posées par l’organisation de la conscription, la corruption endémique et la baisse significative des effectifs des forces armées arméniennes qui passent de 60 000 en 1997 à 44 800 en 2013.

Société démoralisée, situation démographique devenue un problème de sécurité nationale, corruption, creusement des inégalités, l’Arménie qui réélit (mal) le dernier président de la “ génération Karabagh ” (Taline Ter Minassian) en 2013, court un grave danger. L’incurie des gouvernements successifs jette un épais voile d’ombre sur les chances de survie de l’État arménien dans la situation de ni guerre ni paix. En cela, l’hémorragie démographique tout comme la bonne gouvernance, ont tout lieu d’être inscrites dans la stratégie de sécurité nationale et la doctrine militaire, adoptées toutes deux en 2007, qui hiérarchisent les menaces, exposent les concepts de sécurité fondamentaux et les orientations principales du système de défense. Autre difficulté pointée du doigt, le déséquilibre croissant entre revenus disponibles et la part de l’extraction étatique dans ces revenus.

Faute d’investissements publics suffisants et conséquence de la mauvaise redistribution des ressources disponibles, il accroît la dépendance à l’égard de la Russie, multiplie les menaces et les dysfonctionnements de l’Etat. D’où cette question : le conflit du Karabagh est-il facteur de déséquilibre ou prétexte à l’immobilisme ? Il suffit d’observer les trajectoires des deux derniers présidents de la République pour comprendre pourquoi le conflit demeure le domaine réservé du pouvoir exécutif, mais également un objet de lutte pour le monopole politique. Désormais, il ne peut être question de faire la guerre comme au début des années 1990.

Au-delà de sa dimension historique et stratégique, cet ouvrage nous apprend ce que construire l’État arménien signifie, tout en nous invitant à prendre conscience de son extrême vulnérabilité actuelle et du risque encouru si les termes d’un futur règlement politique du conflit ne sont pas trouvés. 

*Taline Papazian, L’Arménie à l’épreuve du feu. Forger l’État à travers la guerre – Editions Karthala – 320p. – 26