Avédikian-Yégavian : chasse aux tabous. Un livre sur la diaspora et plus encore.

Diasporas
12.11.2018

Par Varoujan Sarkissian (France-Arménie)

Sexe, mémoire et vidéo : le réalisateur Serge Avédikian et le journaliste Tigrane Yégavian mettent les deux pieds dans le plat de l’Identité. Pas trop tôt. 

Les premières pages de Diasporalogue sonnent autant comme un générique d’Amicalement vôtre que comme un essai sur l’Identité. Scellant leur rencontre, les deux sémillants polyglottes et passeurs de culture, Serge Avédikian et Tigrane Yégavian, ouvrent leur dialogue sur le récit de leur jeunesse – un récit touchant non dénué de sensualité, d’humour, menant le lecteur dans les rues d’Erevan pour le premier, à Lisbonne pour le second, avant de fouler plus tard le sol français. Puis, jouant du récit de vie comme on se renvoie la balle, le réalisateur et le journaliste usent de leur expérience comme un tremplin à une réflexion sur la transmission culturelle, la création artistique en diaspora, ou encore les relations interculturelles.

Double vie, double « je »

Etrangers dans le pays de leur jeunesse (les parents de Serge sont des nerkaghtsis*) – familialement liés à la France par un “ amour quasi névrotique ” que viennent renforcer la chanson, la littérature et le cinéma français, Avédikian comme Yégavian échapperont toutefois à la machine à laver assimilationniste française et à ses dommages collatéraux une fois atterris dans l’Hexagone, lesquels pousseraient bon nombre de Franco-Arméniens, expliquent-ils, à reléguer leur identité arménienne à la sphère strictement privée. Bref, à vivre cachés leur identité. Viscéralement cosmopolites, attachés autant à la langue de Molière qu’à celle de Vahé Ochagan, auquel ils rendent un hommage appuyé, l’un comme l’autre dénonce la coupure entre deux mondes.

En croyant préserver ou essayer de transmettre, on se stigmatise soi-même, c’est-à-dire qu’on se démultiplie, on crée un autre « pays imaginaire », parfois chimérique ou spirituel. On se retrouve piégé par le dilemme de ceux qui luttent simultanément pour s’intégrer tout en préservant leur «arménité».

Conséquence, selon eux : la pratique d’activités «communautaires», lorsqu’elle existe, s’effectue bien souvent en marge totale du reste de la vie sociale, avec ce cloisonnement des registres et cette débauche d’énergie propre aux doubles vies. Même des écrivains aussi chevronnés que Krikor Beledian, Denis Donikian ou le philosophe Marc Nichanian, estime Avédikian, n’échappent pas totalement à ce cloisonnement, adoptant un discours spécifique selon qu’ils s’adressent à un public français ou arménien. “En croyant préserver ou essayer de transmettre, on se stigmatise soi-même, c’est-à-dire qu’on se démultiplie, on crée un autre «pays imaginaire», parfois chimérique ou spirituel. On se retrouve piégé par le dilemme de ceux qui luttent simultanément pour s’intégrer tout en préservant leur «arménité». Une position aggravée par la conscience des «vaincus», dont certains tentent de s’affranchir», estime Yégavian, et consécutif à la « perte » et à la fragmentation, rappelle
Avédikian. Au contraire, appuie ce dernier, il faut être en position de s’adresser à la fois à tous, à l’instar des jeunes générations d’artistes juifs, maghrébins, asiatiques. Ce qu’il tente lui-même de faire dans le film Celui qu’on attendait (2016), avec Patrick Chesnais, sur le ton de l’humour.

Passerelles

Au fond, disent-ils en substance, l’Intégration à la française tant célébrée a longtemps encouragé, très paradoxalement, une certaine réaction au repli communautariste, mais aussi une souffrance de l’invisibilité, auxquelles a échappé le jeune Serge (Sahak) débarqué à 15 ans. “Quand on me demandait : «Tu viens d’où ? », lorsque je suis arrivé en France, se souvient Avédikian, c’était facile de dire que je venais d’Arménie soviétique parce que c’était de l’URSS qu’il s’agissait et les gens connaissaient tous ce régime. Je pouvais situer ma ville natale, Erevan, sur la carte, donc ça existait ». Décidé à créer des passerelles entre les cultures, Avédikian rappelle comment, avec son comparse Jacques Kébadian, il monte trois éditions du Festival du cinéma arménien à Paris, entre 1985-88, lesquelles ont réuni Verneuil, Aznavour, Garvarentz, mais aussi Henrik Malian, Tigrane Mansourian, Frounzé Dovlatian, Bagrat Hovanessian, Albert Mekertchian, Sos Sarkssian, Albert Yavourian, et d’autres cinéastes d’Arménie. 

«Dans ce livre, aucun sujet n’est édulcoré lorsqu’il s’agit d’aborder la question de la sexualité, de la domination culturelle, ou encore d’examiner les liens difficiles qu’entretiennent l’Arménie et la Diaspora, mais aussi entre descendants de divers génocides, ou bien encore entre Arméniens et Turcs».

Courageux, gonflé, Diasporalogue explore ainsi les multiples façons d’abattre les murs, tous les murs, et ouvre de multiples pistes. Aucun sujet n’est édulcoré lorsqu’il s’agit d’aborder la question de la sexualité, de la domination culturelle, ou encore d’examiner les liens difficiles qu’entretiennent l’Arménie et la Diaspora, mais aussi entre descendants de divers génocides, ou bien encore entre Arméniens et Turcs. Ici, le ministère de la Diaspora appréciera particulièrement, tout comme apprécieront les partisans du monopole victimaire de la Shoah. Mais bien plus qu’un pamphlet, Diasporalogue se veut un appel lancé à tous les lecteurs comme un encouragement à débattre, à porter la contradiction, à investir l’espace public d’une parole originale, à «séduire» par sa singularité. 

*nerkaghtsi - immigré arménien parti de diaspora en RSS d’Arménie dans l’après-guerre.

Serge Avédikian & Tigrane Yégavian,
Diasporalogue, Editions Thaddée – 2017 – 214p. – 15€