« Tintin au pays des Soviets », album mythique, célèbre ses 90 ans

Arts et culture
07.02.2019

On a coutume de dire que la bande dessinée francophone démarre en Belgique, en 1929, avec Hergé et la parution de son «Tintin au pays des Soviets ». L’album marque le début des aventures - traduites en 120 langues dont l’arménien - de ce personnage culte de la BD franco-belge qui va parcourir le monde et marcher sur la lune seize ans avant Neil Armstrong.​

Par Anne-Marie Mouradian

Son créateur Hergé, pseudonyme du Bruxellois Georges Remi (1907-1983), débute à 18 ans dans Le Petit Vingtième, supplément jeunesse du journal catholique belge Le Vingtième Siècle. Il découvre les comics américains, passe peu à peu du récit illustré à la bande dessinée et invente son style graphique épuré, la fameuse « ligne claire », qu’il inaugure dans « Tintin au pays des Soviets ».

Dans ce premier album, paru en noir et blanc, on voit un Tintin bagarreur effectuer un voyage mouvementé et burlesque dans la nouvelle Russie soviétique, pays de cauchemar. Jeune reporter au Petit Vingtième, il y est envoyé pour réaliser un reportage sur le régime bolchévique. Le scénario est une longue course-poursuite à travers la Russie à un rythme qui coupe le souffle; en voiture, en train, en bateau et en avion.

L’aventure caricaturale, sans être pour autant coupée de la réalité au pays de Staline et des futurs goulags, est truffée de clichés et d’approximations. Elle reflète l’obsession anticommuniste omniprésente dans le milieu bourgeois conservateur dans lequel Hergé, qui n’a d’ailleurs jamais mis les pieds en URSS, a grandi. L’histoire s’inspire du livre « Moscou sans voiles » de l’ancien consul de Belgique en Russie, Joseph Douillet, dont la propagande anti-communiste sans nuances se double d’une idéalisation de la Russie tsariste. Les faiblesses narratives de « Tintin au pays des Soviets » sont souvent dues à cette documentation d'Hergé, alors jeune et influençable. Lui-même qualifiera ce premier tome d' « erreur de jeunesse ». Il avait envisagé de le redessiner mais n'en aura pas le temps. L’album qui connut un immense succès à sa sortie, sera des années plus tard critiqué, jugé trop manichéen et connaitra une sorte d’interdit.

Après être longtemps resté aux oubliettes, « Tintin au pays des Soviets » réapparaît en 2017, pour la première fois dans une version colorisée. L’événement est un succès. L’album en couleurs est vendu à 300.000 exemplaires. Son anticommunisme, objet de polémiques durant la guerre froide, semble désormais presque anecdotique.

Selon les spécialistes, des détails peu visibles dans la version en noir et blanc apparaissent en pleine lumière grâce à la colorisation et l'histoire y gagne en lisibilité, en action et en humour. Elle ferait penser aux films de Charlie Chaplin ou Buster Keaton tant le rythme du récit est trépidant.

 

Un lien entre Tintin et Marietta Chaguinian ?

Plus inattendu, certains cinéphiles avertis font un rapprochement entre « Tintin au pays des Soviets » et un film soviétique de 1926. « Produit en URSS, le film d'aventures Miss Mend évoque irrésistiblement le premier épisode des aventures du reporter imaginées par Hergé » écrit le journaliste français Baudouin Eschapasse.

Réalisé par Boris Barnett et Fedor Ozep, le long métrage de quatre heures condamné à l’époque par la presse du parti qui y voit un divertissement décadent de style occidental, n’en rencontre pas moins un énorme succès populaire en URSS (2 millions de spectateurs). Ses héros, des reporters américains, quittent les États-Unis pour rejoindre Leningrad et empêcher une attaque bactériologique orchestrée contre l’URSS par de puissants capitalistes occidentaux. Le rythme est trépidant. On voit des sites grandioses, des scènes de cascades impressionnantes, des courses-poursuites endiablées à cheval, en voiture, en bateau, et un spectaculaire accident de train. Les réalisateurs reprennent en les parodiant les procédés du cinéma d’aventure américain pour les mettre au service de thématiques soviétiques.

Le scénario, précurseur pour l'époque, s’inspire de l’ouvrage « Miss Mend ou un Yankee à Pétrograd » publié peu auparavant par la romancière arménienne moscovite Marietta Chaguinian sous le pseudonyme de Jim Dollar. Son récit, aujourd’hui oublié, est alors un best-seller illustré par Alexandre Rodtchenko. « Impossible de savoir si Hergé a vu le film qui en est tiré avant de dessiner Tintin au pays des Soviets. Mais nombre de péripéties du premier album des aventures du petit reporter belge semblent comme empruntées à Miss Mend » souligne Baudouin Eschapasse (https://www.lepoint.fr/cinema/un-autre-tintin-au-pays-des-soviets-29-04-2016-2035718_35.php). Le journaliste regrette par ailleurs que les récents DVD du film  - une version française sortie en 2016 après une édition américaine en 2009  - ne fassent pas référence au roman-feuilleton de Marietta Chaguinian.  

Quant à Tintin, jeune nonagénaire, il se porte à merveille. Vendus à 250 millions d'exemplaires dans le monde, ses albums continuent de s’écouler au rythme de 3 à 4 millions par an.  Tintin véhicule des valeurs universelles: l’amitié, l’aventure, le courage, expliquent ses fans. Ses planches originales mises aux enchères valent aujourd’hui des fortunes. Pour ses 90 ans, des événements exceptionnels lui seront consacrés en Belgique où il a un musée, en France, et à travers la planète avec des expositions programmées de Barcelone à Séoul.