Narek Avétisyan: l’artiste peintre entre deux époques

Arts et culture
20.07.2021

La main et la couleur : c’est le leg du célèbre peintre Minas Avétisyan, l’un des plus brillants représentants des beaux-arts arméniens de la seconde moitié du XXe siècle, à son fils, Narek Avetisyan, peintre abstrait contemporain. Leur seul point commun sans doute, lorsque le premier témoignait d’une sensibilité toute nationale et que le deuxième s’affiche en fervent partisan d’un art sans frontière.

Dans un entretien au Courrier d’Erevan, Narek Avétisyan, peintre et théoricien de l’art, livre ses réflexions sur la transmission du père au fils à travers la peinture, la condition de l’art contemporain en Arménie et le passage d’une peinture nationale à internationale.

Par Lusiné Abgarian

 

Pourquoi la peinture et quels ont été vos débuts dans l’art ?

Je me pose moi-même la question et n’en connais pas la réponse. J’ai ouvert les yeux dans ce milieu. Je crois en la génétique. Les penchants, la grâce m’ont été transmis. Je peins depuis mon plus jeune âge, j’avais tout juste un an et demi lorsque j’ai commencé les premiers dessins enfantins. Mon père s’est rapidement aperçu de mes dispositions et a cru en moi. Il était convaincu que je deviendrais peintre.

Un épisode m’a beaucoup marqué quand j’étais enfant. Mon père avait l’habitude de réunir ses amis chez nous pour des projections de séries italiennes. Lors de l’une de ces d’un film sur Léonard de Vinci, je me suis approché de lui pour montrer un dessin. Mon père, impressionné, a dit : « Une minute d’attention, s’il vous plaît. Cet enfant sera un artiste ». Il avait une intuition, il avait un œil. Je dirais même qu’il voulait me voir artiste.

Et puis, « la légende Minas » a pris forme. J’ai vite compris que ce Minas-là, était bien différent du père que je connaissais. C’est l’artiste et père que je recherchais, pas sa légende.

Vers l’âge de 11 ans, j’ai commencé à me rendre compte que ce que je créais ressemblait à une œuvre. Je n’étudiais pas vraiment les livres ou les techniques de colorisation, cela venait naturellement. Mon père avait une bonne bibliothèque, c’était un grand lecteur qui s’intéressait beaucoup à l’histoire de l’art. Dans ses livres que feuilletais, j’ai découvert Van Gogh, Matisse, et d’autres artistes également, en me demandant ce que je pouvais imaginer de plus.

 

Que représentent les couleurs vives et chaudes que vous utilisez ?

Ces couleurs viennent naturellement, elles sont l’ouïe, vous ne pouvez pas ne pas entendre. Il existe de nombreuses théories de la couleur, je les connais bien sûr, mais lors de la création, on n’y repense jamais : on entend la couleur, elle sonne tout de suite, claire et évidente. J’aime les couleurs chaudes et contrastées, tout simplement. Elles font aussi partie de la transmission du père au fils.

 

Quels sont les sujets principaux que vous révélez à travers votre œuvre ?

Les concepts remplacent les sujets, mon œuvre est plus conceptuelle que littéraire ou poétique. Elle est basée sur la théorie de l’art pur dans laquelle le récit est éliminé et la méthode, le rendu visuel, se transforment en concept. Je les exprime à travers diverses séries de projets. Je suis un artiste de l’abstrait, principalement, mais certaines de mes toiles sont complétement figuratives. « Simulacre » (« Սիմուլակրում » en arménien), assez connu du grand public, est un hommage à « La Jeune Fille à la perle » de Johannes Vermeer, le grand maître hollandais du XVIIe siècle. Je l’ai décliné en 33 variations comme autant de réflexions stylistiques de différents grands artistes. Environ 10 ans plus tard, j’ai décidé de faire mes propres improvisations de ce tableau. Elles n’ont pas encore été exposées et se trouvent encore dans mon atelier.

Le principe des œuvres abstraites est le suivant : la lumière s’exprime à travers la couleur, sur un plan au lieu d’une perspective : le plan couleur est aussi un espace abstrait, une structure, qui rappelle un peu les réseaux. Je m’intéresse aussi à différentes théories scientifiques, dont la physique quantique ou la géométrie fractale de même qu’à certaines doctrines spirituelles, dont le bouddhisme et le savoir aryen. Cela m’aide à trouver un langage simple, universel, dans lequel, comme je l’ai dit, le concept est extrêmement important : le visuel se lit d’emblée comme un concept.

 

Quel fut l’épisode le plus marquant de votre carrière d’artiste ?

C’était ma participation à la Biennale internationale de Venise en 1999. Le projet s’appelait « Terre, Cosmos, Rêve », il était consacré à l’observatoire radio d’Orgov et au site de Karahoundj, tenu lui-même pour un observatoire des temps paléolithiques. Il y a des milliers d’années, quand le monde était plus religieux, ritualiste, les prêtres ou les mages de certaines civilisations, avec les méthodes propres à leur temps avaient aussi recours au savoir scientifique pour étudier l’univers, les Arméniens tout pareil bien sûr.

Et pour marquer cette différence, l’Observatoire d’Orgov, était considéré à l’époque de l’Union soviétique comme un système unique et puissant.

C’était le premier projet multimédia d’art contemporain en Arménie associant l’art vidéo, un matériau conceptuel intéressant, une installation et des projections vidéo, en connexion directe avec l’Arménie.

 

À quoi ressemble votre atelier ?

À un chantier ! Mais un chantier très rationnel. Chez moi, c’est le chaos créatif : de la peinture, des matériaux… Partout ! Le tempérament de chaque artiste et son processus de création commandent l’aménagement d’un atelier d’artiste. Je trouve mon harmonie dans les toiles.  

 

Retournez-vous de temps en temps à Djadjour, à vos racines ?

Il y a 2 ans, cela coïncidait avec mon 50e anniversaire, j’ai ressenti un très grand élan intérieur, un appel. J’ai enfin pu laisser s’exprimer ce que j’avais de plus profond en moi, ce pour quoi je ne trouvais jamais le temps. C’est ainsi qu’est née cette série de tableaux dédiées à Djadjour. Ce ne sont pas des paysages, c’est une représentation abstraite. « Étincelles » (« Նշմարներ » en arménien) une autre série d’une cinquantaine de tableaux, est née par la suite.

 

Sur quel projet travaillez-vous actuellement ?

Je poursuis mon projet « Traces » (« Հետքեր » en arménien). Ce n’est pas une simple collection : ce projet m’accompagne depuis 30 ans déjà et si un jour, j’en fais l’installation, cela prendrait une énorme place.

 

Quels sont les processus en cours dans le domaine de l’art contemporain en Arménie ? Sont-ils différents de ceux des pays occidentaux ?

La mondialisation a beaucoup lissé les processus. À l’époque soviétique, l’évolution était un peu différente mais à partir de la seconde moitié des années 1960, on retrouve en Arménie tous les courants de l’art contemporain international. Il ne s’agissait pas d’adaptation, nous avions notre Pop art. L’art contemporain local est devenu un mouvement puissant que Nazaret Kareyan et Arman Grigoryan ont appelé « l’art co-créatif ».

Il y avait aussi l’art abstrait à plusieurs branches, dont l’une s’est progressivement transformée en art conceptuel. Mes amis et moi, avons créé un groupe nommé « Act », néo-conceptualiste et actionniste. Il a fonctionné pendant plusieurs années mais n’a rien à voir avec la peinture. C’étaient des concepts purement idéologico-textuels, des interventions dans des systèmes fermés. L’un de ces projets, assez connu d’ailleurs, c’est la « Démonstration d’art », le premier défilé d’art. À l’époque, les textes énonçaient de nouvelles idées, certaines d’entre elles se sont concrétisées.

Il existe un véritable art contemporain en Arménie, mais son marché demeure opaque et ne parvient pas à se constituer en tant que tel. Si une ou deux galeries arrivent à tirer leur épingle du jeu, c’est essentiellement grâce à leurs relations personnelles alors que ce sont les premières à dire qu’il faudrait se caler sur les standards internationaux. À mon avis, le marché de l’art local ne pourra vraiment s’organiser qu’à la condition que notre pays se stabilise et inspire suffisamment de confiance aux galeries internationales pour qu’elles aient envie d’y ouvrir leurs succursales. Larry Gagosian par exemple, l’un des galeristes les plus célèbres au monde, n’a même pas de succursale dans son propre pays. Nous devons rejoindre le réseau international.

 

L'effondrement de l'Union soviétique a-t-il influencé, et de quelle façon, la transition de la peinture arménienne des années 60 au style contemporain.

Je n’oublie pas mes racines. Le développement de l’art contemporain arménien a commencé avec une manière très « héroïque », surtout poussé par les événements historiques. Le système totalitaire ne permettait pas grand-chose et les artistes s’y opposaient. Mon père n’était pas le seul, il appartenait à une génération brillante qui s’exprimait dans de nombreux domaines comme la littérature, le cinéma, etc. Alors qu’ils étaient en voie de prouver au monde que leur modernisme développait des thèmes purement arméniens, soudain, l’Union soviétique s’effondre.

Dans ce contexte, le troisième mouvement d’avant-garde est né d’artistes talentueux un peu plus âgés que moi, qui n’ont pas eu le temps d’intégrer ce qui avait commencé 10 ou 20 ans auparavant. Ils ont refusé, « coupé » avec les tendances établies, et n’ont permis aux critiques de les approcher que plus tard. Ils ont proposé un nouveau modèle qui a été rapidement adopté, intégré, et les réalisations de l’Arménie ont été apprécié dans de nombreuses expositions internationales.

J’étais aussi dans ce courant, malgré tout, mon élan et ma perception de la couleur sont un peu différents. J’ai privilégié une approche différente en reliant cette école des années 60 à une technique plus récente, celle de l’art fractal. J’ai présenté mes travaux en Allemagne au travers d’une exposition intitulée « Minas Avetisyan - Narek Avetisyan : le moderne et l’avant-garde en Arménie ». Un succès : les critiques allemands ont été surpris et séduits, ils ont reconnu l’art arménien dans son indépendance et son approche particulière, notamment dans l’utilisation des couleurs vives. Les rares œuvres que l’on a pu conserver des débuts du Moyen Âge ou de la période païenne, associent déjà toutes le soleil à leur symbolique, c’est-à-dire la couleur. Nous avons un genre bien à nous et je ne veux pas le perdre.

Dans un vieil enregistrement, Minas, mon père, essaie de décrire ce concept. Il dit : « Où qu’il pousse, l’abricotier reste un abricotier, ses branches sont semblables. Mais alors pourquoi, en Arménie, son fruit est-il si différent ? C’est parce qu’une autre lumière et une autre terre le nourrissent ». De la même façon, l’environnement, la mentalité des hommes, conditionnée par la situation géographique, l’appartenance et la mémoire génétique déterminé l’art dans son expression nationale. Dans une certaine mesure, je me considère comme un pont entre l’art des années 60 et l’art moderne.