Ariane Ascaride à l'Atelier d'art dramatique bilingue d'Erevan : « Démaquillez-vous! »

Arts et culture
18.01.2022

Ariane Ascaride, comédienne de renom, femme engagée et auteur est de retour en Arménie, invitée par l’Atelier d’art dramatique bilingue pour transmettre et partager son expérience avec de jeunes comédiens arméniens, pour les "démaquiller" dans une quête intérieure, comme elle le dit.

Dans un entretien accordé au Courrier d’Erevan, elle revient sur ses débuts de carrière, son travail avec Robert Guédiguian, sa perception de l’Arménie d’après-guerre et d’autres sujets.

Propos recueillis par Lusine Abgaryan

 

Parlez-nous un peu de vos débuts au théâtre et au cinéma. Le métier de comédien était un choix ou une nécessité de votre part ?

Plus le temps passe, plus je me demande si c’était un choix. Mon père faisait du théâtre amateur et tous les dimanches après-midi, j’allais au théâtre voir jouer mon père. Quand j’ai eu 8 ans, la troupe dans laquelle mon père travaillait montait un spectacle qui se passait sous l’Empire romain. Il y avait les personnages de Caligula, Néron, Britannicus, Agrippine ou Messaline, et il y avait celui de la petite sœur de Caligula, Drusilla. Il fallait trouver une petite fille pour jouer son rôle. Mon père ne m’a pas demandé si je voulais jouer, il a simplement dit que c’était moi qui allais l’incarner et je me suis retrouvée sur le plateau. Le théâtre était un endroit très habituel pour moi, en fait : j’y allais depuis que j’étais toute petite. Et depuis, l’endroit où je me déplace le mieux, c’est une scène de théâtre. Je suis très à l’aise sur n’importe quelle scène, c’est très simple pour moi.

J’étais très bonne quand j’étais petite, bien meilleure que maintenant ! Parce que j'étais dans l’inconscience totale de ce que j’étais en train de faire. Il y avait une sincérité totale.  Il y a eu un concours national de théâtre amateur, et c’est moi qui ai gagné le prix d’interprétation. Mais je n'y comprenais encore rien alors. J’ai continué de jouer jusqu’à l’âge de 12 ans et puis, quand je suis arrivée à l’adolescence, je n'ai plus voulu travailler tout le temps avec mon père. Je voulais faire autre chose et je me suis arrêtée. Mais vers l'âge de16 ans, j’ai ressenti un manque, et en secret, je suis allée m’inscrire au conservatoire de Marseille. J’ai été reçue au concours d’entrée et j’ai recommencé, tout en continuant mes études. Je n’étais pas sûre de vouloir faire ce métier mais en même temps, c’était comme une évidence dans ma vie : je serai comédienne. Ce n’était donc pas un choix décisif, je suis un peu comme Obélix, je suis "tombée dedans".

 

Vous jouez aussi dans les films de Robert Guédiguian. De quelle façon travaille-t-on avec son époux derrière la caméra ? Lui donnez-vous des idées, de l’inspiration dans la création des scénarios ?

Je n’ai écrit qu’un scénario avec lui et c’est moi qui en ai eu l’idée. C’était "Le voyage en Arménie". Sinon, non. Je ne participe pas à l’écriture et je ne veux même pas y participer, parce que ce qui m’intéresse, c’est de voir comment je vais faire vivre le personnage que lui a créé sur ses feuilles de papier. Comment je peux donner de la chaire et du sang à ce personnage de papier, comment l’incarner. Comme dit souvent Robert : « les acteurs sont des auteurs », c’est-à-dire qu’effectivement, à travers la vision qu’ils vont avoir d’un personnage inventé par un auteur, leur manière de l’incarner, ils vont participer une nouvelle fois à la création de ce personnage. En cela, ce sont des auteurs.

Travailler avec Robert sur un plateau est très facile : on ne se parle pratiquement pas, et ça a toujours été ainsi.  Pas sur le premier film toutefois, car lors du tournage, on a failli se tuer l'un l’autre ! Je n’aimais pas ce qu’il proposait. En plus, c’était un film où n’il y avait que des non-professionnels. J’étais la seule à sortir du conservatoire et je croyais tout savoir. Cela a créé un antagonisme assez fort, mais après, j’ai compris que le cinéma était effectivement très hiérarchisé et que mon rôle à moi, ma place, c’était d’être comédienne, et le sien, d’être le metteur en scène. Chacun avait sa propre partition.

Il nous donne les scénarios très longtemps à l’avance afin qu’on puisse les travailler de notre côté. Il ne parle pas beaucoup, et pas qu’avec moi. C’est même assez surprenant pour les nouveaux acteurs qui viennent travailler avec nous, ils n’en ont pas l’habitude. Ce n’est pas un réalisateur qui dirige ses acteurs : il étudie plutôt leurs propositions de jeu, puis propose sa version. Comme nous travaillons depuis longtemps avec les mêmes comédiens et que nous sommes de la même génération, nous savons tous ce qu’on est en train de raconter. C’est quelque chose qui existe très rarement au cinéma.

 

Le César que vous avez obtenu en 1998 pour "Marius et Jeanette" marque-t-il un tournant dans votre carrière ?

C’était un tournant non seulement dans ma carrière, mais dans ma vie. Ça a même commencé lors de la projection du film au Festival de Cannes. C’était vraiment comme dans un conte, je suis passée de l’ombre à la lumière en une heure et demie ! C’était à la fois très bouleversant et choquant. Mais en fait, je suis contente que cela me soit arrivé quand je n’avais plus 20 ans, c’est très important, parce que quand cela arrive trop jeune, on peut, comme on le dit en français, "partir en cacahuète". Là, nous avons su garder l’objectif qu’on s’était fixé. Une heure et demie auparavant, Ariane Ascaride, personne ne savait qui c’était. Une heure et demie après, je me retrouvais avec Robert De Niro et Almodovar. On m’invitait avec eux. C’était fou!

 

On vous connaît aussi comme actrice féministe, engagée dans les luttes de femmes. Quels seraient celles que nous, les femmes, devons mener dans ce monde ?

La première des luttes, c’est d’être propriétaire de son corps. C’est-à dire que notre corps nous appartient et qu'on ne doit laisser à personne le droit d’intervenir sur notre corps. Bien sûr, je parle des femmes battues, des femmes que l'on oblige à garder un enfant pour ne pas avorter. Les femmes ont le droit d’avorter ! Ensuite, il faudrait que ce droit soit davantage reconnu, parce qu’aujourd’hui encore, et même en France, il y a plein de jeunes filles qui ne savent pas que la contraception existe. Avorter ce n’est jamais drôle, mais en même temps, on n’est pas obligé d’avoir un enfant quand on n’en veut pas, c’est tout ! Un enfant doit être le bienvenu, je le pense du fond de mon cœur.

Une autre chose : à travail égal, salaire égal. Les femmes doivent toucher des salaires équivalents à ceux des hommes, ce qui n’est toujours pas le cas dans aucun des pays du monde, il me semble. Effectivement, il y a certaines femmes qui occupent des positions ou elles gagnent beaucoup d’argent, mais c’est juste l’arbre qui cache la forêt. Et puis, il ne faut pas que les femmes soient considérées comme des butins de guerre. En temps de guerre, on cherche souvent à atteindre l’honneur des hommes en violant leurs femmes, et une fois qu’elles ont été violées, elles sont rejetées par toute leur famille.

Il y a tellement de combats pour les femmes... Aujourd’hui je suis contente, parce qu’il y a quand même des choses qui bougent, mais il faut encore beaucoup de temps pour que les luttes aboutissent. C’est aussi la responsabilité des mères et de la manière dont elles élèvent les garçons. Je pense qu’on les élève mal et qu'on ne leur donne pas les clés pour comprendre comment faire des choses ensemble.

 

Vous avez noué des liens avec l’Arménie depuis longtemps et vous y revenez souvent. Quelle atmosphère avez-vous ressentie lors de ce séjour, après la guerre ?

Je suis bouleversée. Je viens d’un pays où depuis que je suis née, on n’a pas connu de guerre. Ici, je sens quelque chose d’insidieux mais qui est partout dans l’air et chez tout le monde. Ce qui est bouleversant, c’est qu’il y a beaucoup de dignité, qu’on n’en parle pas. Mais c’est présent, comme s’il y avait une petite musique sourde. Je sens que ça a été un moment terrible, un moment où vous avez été abandonné de manière honteuse par l’Europe, et ce n’est pas fini. Il faut se battre ! Parce qu’on n’a pas le droit de faire disparaître un pays, sa culture, son peuple et ses traditions.  D’où peut-on s’arroger le droit de vouloir faire disparaître un pays ? C’est un peu de cela dont il est question.

Votre jeunesse a été énormément touchée et comme le dit si bien la chanson d’Aznavour, « les enfants de la guerre ne sont pas des enfants ». Tous ces jeunes gens de l’Atelier d’art dramatique avec qui je travaille depuis une semaine, me donnent une sacrée leçon de force, de persévérance. Par moment, je sens qu’ils sont extrêmement angoissés. Ils se demandent comment cela va bouger. Quand on fait un exercice et que je leur demande de parler ce dont ils ont envie, 70% d'entre eux me parlent de la guerre. C'est très impressionnant pour moi.

Je n’ai aucun conseil à vous donner, mais la seule chose que j’ai envie de faire, c’est de dire aux gens en rentrant en France, qu’ils ne se rendent absolument pas compte de ce qui s’est passé et qui continue à se passer. En Europe de l’Ouest, on ne prend pas la mesure des choses. Si je pouvais me réserver le droit de donner un conseil, ce serait de vous dire qu’il faut en parler dans des livres, dans les films ou dans les pièces de théâtre. N’essayez pas de le mettre de côté, affrontez-le. D’abord parce que cela vous fera du bien et puis, les autres pays, il faut les mettre devant leurs responsabilités.

 

Justement, en travaillant avec les étudiants de l’Atelier d’art dramatique bilingue, vous avez beaucoup apporté aux jeunes comédiens. De votre côté, qu'avez ressenti de cette expérience, vous a-t-elle apportée quelque chose ?

Évidemment. La seule chose que j’ai envie de faire, maintenant, c’est de venir monter un spectacle ici.

Il y a certains acteurs que je verrais bien jouer dans certaines pièces et incarner des personnages précis. Ils ont énormément d’enthousiasme, je peux leur demander de faire n’importe quoi et ils y vont. Cela me fascine. Ce n’est pas le cas de la jeunesse française, trop nantie. Ces comédiens montrent une immense générosité dans leur travail, ils sont vraiment là pour travailler et ils ont envie d’apprendre. Ils ont cette générosité dans la vie aussi, mais je crois que c’est propre à votre pays. C'est pour moi une chose complètement impressionnante, légendaire presque, je dirais.

J’ai senti qu’il n’y a pas cette espèce de jalousie qu’il y a en France, cette espèce de combat sourd, de compétition… En fait, ils s'aident et c’est très beau.  De voir qu’il y a encore des jeunes gens comme eux m’a redonné confiance dans ce métier. En France, il y a beaucoup de choses qui m’énervent. J’aimerais rester ici avec eux pendant des mois et que l’on avance ensemble dans ce travail. C’est difficile ce que je leur demande : je leur demande de se montrer, de se démaquiller, d’enlever ce grimage qu'ils ont sur le visage. Ils y viennent doucement. Il faut des mois pour arriver à cela, mais ils sont d’accord.

 

On va donc peut-être vous revoir prochainement en Arménie pour un autre projet…

Qui sait ? Je ne peux rien dire à l'avance, ce dont je suis sûre, c’est qu’il ne faut pas laisser tomber ces jeunes. L’enthousiasme est une chose rare, il ne faut pas qu’il s’éteigne. L’idée de ce projet que Serge Avédikian a initié est absolument formidable parce que cela peut les aider à repartir. Et maintenant, il faut prendre la responsabilité de les aider à continuer et les aider à prendre la responsabilité de monter des choses.