Alexis Pazoumian est un photographe et réalisateur franco-arménien qui vit à Paris. Il pratique le documentaire social et s’intéresse aux communautés qui vivent à la marge des sociétés. Sa série photographique intitulée « Jardin Noir » vient d’être présentée à la Galerie nationale d’esthétique Henrik Igityan d’Erevan.
Par Lusiné Abgaryan
Quelle a été votre formation et votre parcours en tant que photographe ?
J’ai fait des études de graphisme et très vite, je suis devenu photographe. J’ai vécu six mois dans les favelas de Rio, juste après mes études. Mon premier projet photographique et mon premier documentaire étaient réalisés pendant la pacification des favelas de Rio de Janeiro avant la Coupe du monde, quand on nettoyait les favelas pour retirer tous les trafiquants. Donc, j’ai suivi un peu tout ce processus.
Avant l’Arménie et l’Artsakh, j’ai fait deux longs projets : en 2017, c’était un livre qui s’appelle « Faubourg Treme » sur l’impact de la musique dans la communauté africaine, afro-américaine de la Nouvelle-Orléans, pour comprendre à quel point la musique était une clé pour cette communauté pour se reconstruire dix ans après Catarina (ouragan). Il est sorti en 2017 en France et en Angleterre.
En 2019, j’ai fait un autre livre qui s’appelle « Sacha », sur un parcours entre Yakoutsk, la ville la plus froide du monde, en traversant les routes de Goulag, jusqu’à un éleveur des rennes qui s’appelle Sacha. C’est un livre qui documente tout ce parcours jusqu’à la rencontre avec cet éleveur des rennes qui voit sa vie se transformer à cause du dérèglement climatique. C’est un livre qui est sorti avant le confinement en France et qui a bien marché aux Etats-Unis, en Angleterre, en France.
Vos trois séries photographiques « Faubourg Treme », « Sacha » et « Jardin Noir » ont un rapport implicite ou explicite avec votre famille, votre pays d’origine et évoquent en quelque sorte votre identité. Dans quelle mesure vos origines ont-elles nourri votre approche photographique ?
Je pense que le fait d’avoir une double culture - car j’ai une culture française avant tout étant né en France et ayant une éducation française – et se baigner dans une culture différente permet d’être plus ouvert aux autres, au monde, et surtout aux peuples qui souffrent. Depuis qu’on est tout petit, les Arméniens ont des grands-parents qui nous rappellent un petit peu à quel point ils ont souffert, etc. Je ne dis pas que les autres personnes n’ont pas une ouverture d’esprit, mais pour nous s’est inné de comprendre la souffrance des autres.
Moi, dans mes projets, je ne « misérabilise » jamais pour montrer la pauvreté et la misère, au contraire, j’essaie d’aller parfois dans des milieux qui sont difficiles et d’essayer toujours de capter, de valoriser des communautés qui sont en marge de la société. Mon travail s’intéresse toujours aux communautés qui sont en marge de la société.
Où trouvez-vous votre inspiration ? Qu’est-ce-qui vous motive à créer ?
Déjà quand on est photographe, il faut avoir une bonne bibliothèque, une bonne culture photographique, il faut connaître du monde. Pas forcément personnellement, mais s’intéresser, acheter des livres en permanence, faire beaucoup d’expositions. Comme j’ai fait des études de graphisme, j’ai vraiment travaillé mon œil à l’image, à l’esthétique.
On ne sait jamais comment vient un projet. Tous les mois, j’ai plein d’idées, mais quand je décide de faire un projet, je sais que cela prend trois ou quatre mois, donc, avant de me lancer je réfléchis bien. Les Etats-Unis c’était mon premier grand projet, après les favelas de Rios, parce que je voulais absolument découvrir ce pays. Après, je me suis intéressé à la culture afro-américaine, je m’intéressais aussi beaucoup à la musique. Je me suis rendu compte que c’était à la Nouvelle-Orléans que le jazz était né.
C’est difficile de dire comment les sujets viennent à nous, on a un intérêt, un coup de cœur.
Le Karabagh c’est très différent, c’est mes origines.
Quelle œuvre ou quelle série vous représente le mieux ?
Cette série du « Jardin Noir », parce que c’est depuis 2016 que je travaille sur Karabagh.
Je n’ai jamais travaillé autant sur un territoire, cela fait cinq ans que j’y vais très régulièrement.
Mes autres projets en général se sont faits sur trois mois, en moyenne avec plusieurs aller-retours. C’est le projet qui me tient le plus à cœur, avec lequel j’ai envie d’aller plus loin. En général, je fais 1000 exemplaires d'un livre, mais j’ai envie qu’on puisse faire plus d’exemplaires pour ce projet pour qu’il soit plus distribué. Je n’ai jamais autant d’articles que sur le Karabakh…
Que souhaitez-vous transmettre à travers vos photos ? Quels messages en particulier ?
Pour chaque idée, il y a un message différent, mais ce qui réunit tous les projets, c’est ma démarche de documentaire social porté sur l’humain, donc il y a aussi beaucoup de portraits, et j’ai besoin d’expliquer aux gens comment j’ai rencontré ces personnes-là. Je ne fais pas de photo « volée » dans la rue, même si je respecte aussi le street-photography. Toutes mes photos proviennent de vraies rencontres, d’une amitié, je passe des jours avec ce même personnage et je m’intéresse vraiment à la communauté en marge de la société, comme les afro-américains de la Nouvelle-Orléans qui ont beaucoup souffert du racisme et je trouve vraiment que c’est la musique qui les a sauvés dans cette région-là. Comme les éleveurs de rennes en Yakoutie, c’est un métier qui est en train de se perdre, qui n’est pas respecté, qui n’est pas aidé par l'État, etc. Ce n’était pas un documentaire sur les animaux, c’était vraiment un documentaire humain sur ce personnage en particulier.
C’est vraiment un travail sur l’identité je pense. On se cherche toujours, on ne fait jamais rien par hasard. Et c’est ensuite en se posant devant une feuille, qu’on réfléchit aussi. C’est pour cela que moi, quand je fais un projet, j’ai besoin d’y aller une fois, de revenir en France et d’y retourner, pour comprendre ce que je suis en train de faire. Et y retourner en séparant des choses, pour ne pas trop se disperser.
Mais véritablement, je pense que j’ai commencé la photo pas par une note d’intention, c’est parce que j’avais besoin de vivre des aventures. J’ai toujours voyagé grâce à mes parents, ils m’ont vraiment transmis cette passion-là. A travers la photo, j’ai vécu des aventures que je n’aurais jamais vécu dans un autre travail.
Quels sont vos projets futurs ? Vos prochaines destinations photo ?
Alors j’ai deux idées. D’abord un projet de film et une série photo - les deux vont toujours ensemble. Je prépare un court-métrage depuis quelques années, un film de 20 minutes à peu près, sur la communauté gitane en France. Cela fait quatre ans que je fréquente ces gens, mais j’ai très peu de photos d’eux, car il faut du temps pour qu’ils me fassent confiance. J’allais au départ pour le projet photo, ensuite, ils sont devenus mes amis. A travers ces gens, j’ai découvert énormément de choses. Donc je prépare un film pour cet été et en parallèle un livre- portrait de ces gens-là, racontant chacun son histoire. Il y a beaucoup de photographes qui font un focus sur un sujet particulier, mais j’aime bien ce qui est très large, cela a toujours été mon style. Moi, j’ai besoin que la photo parle de plusieurs choses, et surtout qu’elle ne parle pas qu’au milieu photo, milieu artistique. J’ai besoin que ce soit une photo que tout le monde puisse apprécier, qu’elle soit accessible à tout le monde. Ratisser large, cela permet aussi de pouvoir apprécier globalement un projet, quand il y a beaucoup de chapitres. J’ai besoin de cette richesse.
J’ai un autre projet aussi que j’aimerais réaliser, c’est d’aller en Turquie, C’est un voyage que je devais faire avant le coup d’Etat, car c’était encore calme là-bas. Je voudrais faire un voyage que font beaucoup d’Arméniens, d’ailleurs : retourner sur les traces de nos ancêtres, parce que mon père a répertorié un peu tous les endroits d’où viennent mes arrières grands-parents, dont Ankara, Istanbul, Sivas, etc. Ce sera un projet plus personnel, ce sera plutôt une série photo.
Le rapport au Karabagh
Comment décririez-vous le Karabagh à quelqu’un qui n’y est jamais allé ?
Je me pencherais sur le rapport de l’homme à leur terre. Je trouve que les paysages sont exceptionnels, mais c’est les gens qui font le Karabagh, les êtres humains et leur attachement viscéral à leur terre. Déjà les Arméniens ont une personnalité très forte pour un Français je pense, alors les Karabaghtsi (les habitants de Karabagh, NDLR) c’est encore « pire ». Les Karabaghtsi c’est comme un Basque pour un Français : il y a cette volonté farouche d’indépendance. Mais ce serait surtout cet attachement viscéral, c’est le mot qui donne tout son sens. Ils sont prêts à mourir pour retourner chez eux, et c’est ce que j’ai essayé de faire comprendre dans mon documentaire-pourquoi ces gens revenaient à Talish avec leurs enfants, alors que ce seraient des victimes, et même aujourd’hui je n’ai pas de réponse à cela. Ils me disent que c’est pour s’occuper des tombes de leurs grands-parents, même si c’est une très bonne raison, je pense qu’il y a autre chose, c’est qu’ils ne peuvent pas être en-dehors de leur terre, ils souffrent en-dehors de leur terre… Et puis, cela se transmet de génération en génération, les grands-parents ont vécu trois guerres, les parents en ont vécu deux, les enfants en ont déjà vécu une.
C’est cet attachement à la terre qui est vraiment unique, en tout cas, je n’ai jamais vu autre part.
Que représente Karabagh pour vous, et seraient-ils, le film et la série photographique, un retour aux origines ?
Dire que c’est un retour aux origines serait mentir, parce qu’au final, même si c’est effectivement un retour aux origines, le Karabagh ce n’est pas mes origines. Le vrai retour aux origines, même si ce sera beaucoup plus difficile et que je n’aurais pas cette bienveillance, cet accueil et cet amour, ce serait quand j’irai en Turquie.
L’Arménie, cela fait 10 ans que je viens ici, depuis 2012. En 2012, j’ai passé trois mois ici pour faire un film, très général sur l’Arménie.
Je me suis toujours dit qu’avant de traiter l’Arménie, je veux déjà avoir une petite réputation, parce que je ne veux pas faire un projet sur l’Arménie qui ne soit pas visible.
Je suis prêt à attendre encore pour que ce soit le plus fort possible. En plus, même si je fais un film sur l’humain, sur des soldats, je ne peux pas faire un film où on ne comprend pas l’univers, la politique en arrière-plan. Il faut que ça murisse, je prends le temps. J’étais très pressé pour mes projets précédents parce que je voulais me prouver des choses, je pense, mais là, je suis beaucoup plus serein, beaucoup plus patient. J’ai envie de bien faire des choses. C’est tellement personnel, je n’ai jamais autant pleuré dans un projet que celui-ci et ses rencontres.
Quelle est l’historique du film « Haut-Karabakh-deux enfants dans la guerre » ? Pourquoi avez-vous choisi des enfants comme protagonistes ?
A la base, je devais suivre juste un soldat dans une caserne. Je suis venu avec une équipe, j’avais écrit au ministère pour aller dans la caserne de Talish, parce que j’avais déjà dormi quelques nuits là-bas pour mon projet photo, c’était extraordinaire ce que j’avais vécu. J’arrive dans cette caserne, et il n’y a plus de soldat. Ils étaient sur le front.
Nous avons fait un casting à l’école de Talish, on a dit à tout le monde de venir devant la caméra. Au début, on n’avait pas l’idée d’avoir deux enfants, mais plusieurs enfants qui nous parlaient de ce qui se passe à Karabagh. Mais ces deux gamins face à face, nous nous sommes tous regardés avec l’équipe, il y avait quelque chose, une complicité entre les deux, le petit blond et le petit brun, et puis, ils oubliaient complètement la caméra.
Quand on a un projet artistique, plusieurs artistes vous diront qu’ils ont réfléchi avant, mais c’est faux, il y a des choses qui viennent spontanément. On part avec une idée, et en fait, on change complètement d’idée sur place, parce que la réalité fait qu’on ne peut pas faire ce qu’on veut. Les enfants, on a décidé de les suivre, on les a suivis dans l’école détruite du village, c’était magique, ils faisaient tout devant nous, on courrait derrière eux, on ne leur disait rien. Et puis tous les soirs je réfléchissais au film et le film s’écrivait tous les soirs. Au début je suivais beaucoup de personnages et après, j’ai resserré et ce n’étaient que les enfants que je suivais. Et j’ai trouvé extraordinaire de comprendre la guerre à travers le regard des enfants.
Ces enfants, ils n’ont jamais pleuré devant moi, ils n’ont jamais montré leur faiblesse.
Mon souhait au départ, c’était de médiatiser le Karabagh, parce que même moi je souffrais quand personne ne comprenait, mes amis ne comprenaient pas qu’est-ce que ce Karabagh. Et moi, vu que j’ai des liens avec des médias en France, il y a beaucoup d’articles qui ont paru et cela intéressait beaucoup de monde. Il faut aussi que cela intéresse les journalistes aussi dans l’après-guerre, pas pour prendre seulement des explosions de guerre et vendre des images.