L'écrivain voyageur Sylvain Tesson était de retour en Arménie dans le cadre du festival Paris-Stepanakert-Erevan. Son voyage est resté inachevé : refoulé par les soldats russes à l'entrée du corridor de Lachine, il n'a pu se rendre à Stepanakert où il était pourtant attendu.
Par Olivier Merlet
Deux jours plus tard, avec son ami le journaliste Jean-Christophe Buisson, il était reçu à Erevan par le président de la République, Vahagn Khatchaturyan, qui remettait aux deux hommes la Médaille de la gratitude, en reconnaissance de leur soutien et de leur dévouement à faire connaitre la cause arménienne. Dans la soirée, Sylvain Tesson présentait au centre Tumo son film documentaire, co-signé avec Vincent Muner, La panthère des neiges. Avec ses mots choisis, l'aventurier-romancier a dépeint le portrait touchant, jamais larmoyant, d'une Arménie pour lui si lointaine et si proche, une terre familière dont il ne peut comprendre l'indifférence que suscitent ses souffrances.
De retour en France, il s'en ouvrait dans une lettre adressée au président Emmanuel Macron, lettre que nous avons également voulu publier, promesse tenue, forte et digne, de l'engagement pris quelques jours plus tôt à Erevan.
« Cela fait une trentaine d'années que je consacre ma vie au voyage et à l'écriture et je remarque à chaque fois que je viens en Arménie, que par une espèce de mystère qui n'en est plus vraiment un car j'ai fini d'en percer la clé, j'ai l'impression quand je voyage ici de ne pas voyager. Malgré les cinq heures d'avion et 5000 km, j'arrive dans une espèce de pays qui m'est familier, presque fraternel, et dont je ne comprends pas très bien s'il est une projection de la France ailleurs que dans ses limites, ou bien un avant-goût du pays d'où je viens, ou bien un parvis, ou bien une extension. Je pourrais trouver beaucoup d'expression pour formuler cette ressemblance.
La raison de ce mystère c'est qu'il y a une grande communauté, un lien, une similitude peut-être, qui concerne l'histoire, le temps, la mémoire, la foi la culture et tous ses liens intangibles se sont transformés en une amitié et en un lien indéfectibles. Or moi, c'est à ces liens là que je crois profondément, je préfère que les choses qui m'attachent à un pays soient invisibles plutôt qu'elles appartiennent au réseau des gazoducs ou des oléoducs. Si bien qu'il y a presque une déception, si on veut comiquement redire les choses, il y a presque une déception pour un français à voyager en Arménie, puisqu'il fait des tas d'efforts pour arriver dans un endroit qui ne le dépayse pas du tout. Et pour toutes ces raisons-là, je crois qu'un certain nombre de français sent vibrer à la seule évocation de l'Arménie, quelque chose de très proche d'eux-mêmes, et pour toutes ces raisons encore, il est très incompréhensible pour nous qui aimons l'Arménie qu'elle puisse subir un sort si violent dans une sorte d'indifférence générale.
Nous savons bien parce que nous ne sommes pas dupes, nous savons bien que tout est politique, qu'il y a chaque année une grande tombola de la compassion planétaire, avec des peuples qui gagnent la médailles d'or, d'autres la médailles d'argent, d'autres la médaille de bronze. Les Arméniens ne sont jamais à la première place du podium des olympiades de la compassion, de la grande tombola de la glande lacrymale mondiale. Bizarrement, ils sont toujours relégués, on les laisse souffrir sans manifester trop d'indignation.
Nous qui aimons l'Arménie nous sommes beaucoup interrogés sur cette étrangeté, sur cette étrange indifférence, et pour ne pas faire que s'interroger mais pour agir, de temps en temps nous venons apporter notre modeste concours, qui est un concours de témoignages, de récits, de témoignages, de reportages, de photographies et nous essayons de dire de cette chose très simple : il y a maintenant en Arménie depuis une date récente, une urgence. Le temps n'est plus à la concertation, le temps n'est plus au discours sur, comment appelle-t-on ça, les garanties de sécurité, les réunions, les commissions, les missions d'enquêtes et d' observations. Il faut autre chose car nous avons atteint un degré d'urgence supérieur à tout ce qu'a pu connaître l'Arménie dans son histoire récente. C'est cela que nous allons essayer de dire.
Maintenant, nous ne sommes pas là pour le dire ce soir puisque ce soir nous rencontrons des amis, des proches, des frères, nous sommes là pour raconter, essayer, non pas de se changer les idées parce qu'il ne faut pas non plus essayer de se leurrer ni faire le déni de la souffrance, mais nous sommes là pour raconter des histoires, montrer que la culture n'est pas morte, et en Arménie il y a des oreilles qui nous entendent, un public qui attend que les Français viennent raconter des histoires, et nous-mêmes nous avons tellement aimé nous inspirer de l'histoire de l'Arménie que nous venons rendre de manière bien maladroite ce que le pays nous a donné. »
LA LETTRE DE SYLVAIN TESSON À EMMANUEL MACRON : « MONSIEUR LE PRÉSIDENT, L’ARMÉNIE EST EN PASSE DE DISPARAITRE »
Le Figaro Magazine du vendredi 14 octobre 2020
Paris, le 10.10.2022,
« Monsieur le Président,
Au moment où vous réunissiez autour de la table praguoise les présidents turc et azéri et le premier ministre arménien, je me trouvais en Arménie à la frontière du Haut-Karabakh (Artsakh), dans les villages que les bombes de Bakou venaient de frapper. J’y rencontrais des Arméniens qui rebâtissaient leurs maisons. Ils préféraient lutter que migrer. Qui s’occupe de ceux qui demeurent ?
Après qu’il vous a quitté, le premier ministre m’a reçu. J’ai vu un homme brisé, résigné. Certes, il était heureux d’avoir croisé en vous un regard, redécouvert une stature. Mais déjà, son discours sonnait comme l’oraison du pays dont il a la charge et pressent l’agonie.
L’Arménie est en passe de disparaître. Déjà sa part orientale lui est soustraite.
En attaquant le territoire souverain, le président d’Azerbaïdjan s’est rendu coupable d’une forfaiture pas moins barbare - dans son principe et toutes proportions gardées - que celle de V.V. Poutine.
Dans son motif, la forfaiture est pire.
Poutine veut prendre la géographie. Aliev veut annuler l’Histoire.
Le premier conquiert. Le second efface.
Or, vous le savez (car depuis la guerre de 2020 vous n’avez jamais trahi les liens immémoriaux qui nous attachent à cet éclat de l’Europe fiché au seuil de l’Orient), l’Arménie n’est pas un territoire comme un autre.
Sa foi, son histoire, sa mémoire, sa culture, son chagrin, sa terre et ses morts en font le poste avancé de l’Europe. L’Arménie est notre ombre projetée au seuil de la steppe. Anomalie démocratique au milieu des satrapies, le petit verrou entrave l’expansion turque. Sa mort ne sera pas une mort comme les autres à l’affiche du concert des nations.
Les Arméniens ne demandent qu’une chose. Celle qu’on demande à la France puisque c’est la France qui a inventé cette prière, il y a deux siècles : le droit d’un peuple à disposer de lui-même.
Déjà s’élèvent les voix du renoncement. « Cédez le Haut-Karabakh pour sauver l’Arménie! Faites comme les bêtes prises au piège : amputez-vous d’un membre !» Mais le Haut-Karabakh n’est pas un membre, c’est un cœur.
On ne sauve un être en lui arrachant le cœur.
Vers qui les Arméniens peuvent-ils se tourner ? Les Russes n’appartiennent plus au cercle de la raison. Reste la France. Les Arméniens l’ont au cœur. Ils n’ont qu’elle à leur côté. Elle a inventé le secours porté aux peuples bafoués. À Erevan, personne ne conçoit qu’elle puisse se contenter d’assister à l’euthanasie historique, comme un médecin légiste.
Les Arméniens vous appellent.
Les liens de la civilisation nous attachent à ce pays. Ce sont des liens plus nobles que les gazoducs qui eux aussi relient les nations.
La France saura-t-elle prendre le risque d’entraîner ses alliés à se lever pour l’Arménie ?
À Prague, il était question de sortie de crise. Vous seul pouvez tenter une entrée dans l’Histoire.
Veuillez Monsieur le président de la République, croire à l’assurance de ma très haute considération. »