Livre - Arthur, le petit prince d’Arménie

Arménie francophone
18.10.2022

Antoine Bordier, journaliste indépendant et auteur, était à Erevan pour la promotion de son dernier livre et, par ses reportages, d'une Arménie qu'il sent bien seule.

Antoine Bordier est un personnage aux multiples facettes : journaliste indépendant, envoyé spécial en Arménie pour les Editions du Groupe Lafont-Presse et le magazine Entreprendre, il dirige également la société de conseil et de communication ABBA Conseil, acronyme tiré des initiales de son patronyme qui n'a rien de suédois. À ses 50 ans, il se lance en littérature et sort son premier livre deux ans plus tard, un roman : "Arthur, le petit prince d’Arménie".

 

De quoi s'agit-il

Arthur de La Madrière, jeune journaliste talentueux de 20 ans, orphelin aîné d'une fratrie de 7 enfants, vient de perdre ses parents, morts à la suite d'un accident de voiture. Son rédacteur en chef comprend toutes les difficultés d'Arthur de gérer ce deuil et de s'occuper de sa famille qui l'empêchent de réaliser ses ambitions de journaliste de talent. Il décide de l'envoyer pour la première fois à l'étranger, pour Arthur, c'est une planche de salut.

Son premier grand reportage, c'est en Arménie qu'il le vit, à l'automne 2020, juste après la guerre des 44 jours et la prise de Shushi. Il y sauve des vies. Au cours de l’un de ses nombreux reportages il développe des dons d’ubiquité et de bilocation. Capable de se transporter en des lieux différents, et même de remonter l'histoire, il voyage aussi dans le temps.

Il (Arthur) rencontre Komitas en 1915, au moment de son arrestation, il revient à Gyumri, lors du tremblement de terre 1988, au cours duquel 500 000 personnes périssent dans le Nord-Ouest de l'Arménie. Il sauve des vies, encore. Lors de l’un de ses déplacements, il se retrouve même sur les hauteurs de l'Ararat où il rencontre Noé et Abraham, « le père de tous les croyants »,  avant de basculer dans un monde parallèle dont il devient le héros invisible qui sauve des vies. Un monde animalier, un peu comme celui de Narnia, celui de la princesse Anahit dans le livre - une licorne - qui vient prendre contact avec lui et en fait son "petit prince"…

« Mon livre est un triptyque littéraire qui s'ouvre sur un premier tableau journalistique, plus ou moins romancé, mais basé sur une vérité historique, de vrais reportages effectués en Arménie en 2020 et 2021. Lui succède un tableau allégorique, où Arthur se retrouve à survoler et atterrir sur le Mont Ararat où il rencontre les deux personnages bibliques. Le 3e tableau, enfin, dépeint un monde parallèle, fantastique, celui d'Anahit qui choisit en Arthur son chevalier. Ces 3 tableaux constituent la structure du livre, avec des allers-retours entre chacun d'eux, puisque naturellement, Arthur poursuit son activité journalistique en même temps qu'il reçoit ses propres pouvoirs. »

Antoine Bordier, selon ses propres dires, se découvre très tôt des penchants pour l'écriture, « en même temps que je découvre la Bible», ajoute-t-il. « J'ai écrit des essais, des poèmes, des essais philosophiques que je n'ai jamais publié mais ces cahiers existent toujours, ils sont quelque part chez mes parents.» C'est vers l'âge de quinze ans, à Tours où il est scolarisé, qu'il se prend de passion pour le journalisme. Il réalise un premier reportage en Italie qui rencontre un certain succès et devient correspondant de presse pour le Courrier français et la Nouvelle république en parallèle de ses études de droit. Il est en Pologne en 1989 lorsque tombe le mur de Berlin, il vit et raconte en direct la chute du communisme.

Appelé sous les drapeaux, Antoine est contraint de suspendre sa plume. Il renoncera à sa carrière de journaliste quelques années plus tard, pour la simple raison qu'il n'arrive pas à en vivre. « C'est un métier passionnant, mais très ingrat, on en vit difficilement, plus de la moitié des journalistes sont pigistes, contraints à mener une autre activité. Je ne reprendrai qu'en 2018. Le journalisme correspond vraiment à mon ADN : même si je parle de moi, ce qui me plaît, c'est de faire parler les autres, de les rencontrer, d’apprendre à les connaître, de rapporter ce qu'ils ont vécu. Ce que j'aime, c'est m'immerger, passer vingt-quatre heures en immersion sur tel ou tel sujet, avec telle ou telle personnalité. »

Il se tourne un temps vers la publicité, mais le métier ne lui plait pas, car il l'éloigne de la vérité, selon ses dires. Il reprend des études de commerce et rejoint le monde de l’entreprise.  « Je dis souvent, pour résumer mon profil et me présenter, que je suis passé de l'information quotidienne et journalistique à l'information financière et comptable ».

Pendant une petite trentaine d'années, Antoine Bordier enchaine les postes de commissaire aux comptes dans de grands cabinets d'audit en France. Il crée le service d'audit interne d'un gros importateur automobile en Guadeloupe. Dans les années 2010, il travaille en Roumanie où il monte des start-ups et des écoles de "coding". « Il y a en moi , également, cet esprit entrepreneurial. J’ai accompagné de nombreuses entreprises et j’en ai lancé quelques-unes. Quand je suis rentré en France, j'ai créé mon propre cabinet, ABBA Conseil ».

C'est un coup de cœur qui lui redonne l'envie d'écrire, suite à un séjour dans une villa superbe où a grandi Pier Giorgio Frassati, le fils du fondateur de La Stampa, le célèbre quotidien italien. « Cet homme a eu une vie incroyable, toute dédiée aux autres. Il s’était même engagé en politique. Il s’occupait beaucoup des pauvres. D’ailleurs, c'est en contractant la poliomyélite auprès de l’un d’entre eux qu'il est mort, à l'âge de 24 ans. Il a été donné en exemple à la jeunesse et béatifié par Jean-Paul II en 1990. Chez lui, en 2018, J'ai eu un coup de cœur que je ne pouvais garder pour moi tout seul. J’ai eu envie d’écrire sur sa vie et j’ai repris la plume journalistique. »  Faut-il y voir l'inspirateur du futur Arthur ? Toujours est-il qu'Antoine envoie son papier à France catholique, un hebdomadaire pour lequel il collabore régulièrement. « À partir de ce moment, mon activité a été multipliée par deux. Aujourd’hui, mon activité de conseil me permet d'ailleurs de financer ma plume, et désormais mon métier d'auteur. »

 

Antoine Bordier, vous avez situé l'action de ce premier livre, le théâtre des aventures d'Arthur, en Arménie. Pourquoi ce pays ?

« Le 5 octobre 2018, j'assiste aux Invalides aux obsèques de Charles Aznavour en tant que journaliste pour France catholique. Le lendemain, lors des obsèques religieuses privées, je rencontre une partie de la diaspora arménienne francophone de Paris. Treize jours plus tard, je reçois une invitation pour me rendre à Erevan et couvrir ce fameux 17e sommet international de la francophonie, absolument hors normes puisqu'il réunit quatre-vingt chefs d'État et de gouvernements ici à Erevan, dans un pays de moins de trois millions d'habitants. Une mission de conseil me retient malheureusement en France mais ce ne sera que partie remise.

Au printemps 2021, dans le cadre d'une mission économique que j’organisais, je devais rejoindre Mgr Dominique Rey en Arménie, l'évêque de Fréjus, un ami proche des chrétiens d'Orient, qui s’y rendait pour la première fois dans le cadre d’une mission humanitaire. Finalement, il n’a pas pu s’y rendre à cause du Covid. Ce qui ne m’a pas empêché de partir, en tant qu'envoyé spécial du magazine Challenges.

En posant pour la première fois les pieds en Arménie, j’ai été marqué par un double sentiment : celui d’être, à la fois un étranger et un proche, car ce pays me parlait, me disait quelque chose de profond. Au fil du temps et des rencontres francophones et autres, j’ai commencé à comprendre les liens qui unissent la France et l’Arménie. Ces liens m’interpellent. Ce sont des liens, une amitié qui remonte aux premiers siècles. Nous avons une histoire commune. Et, nous en sommes les héritiers. En tout cas, j’en ai pris conscience là-bas.

 

Votre ouvrage est paru aux éditions Sigest, spécialisées dans la publication d'ouvrages consacrés à l'Arménie. Un choix délibéré ?

« Mon livre s'adresse d'abord aux Franco-arméniens, à la francophonie et à l'Arménie. J'avais un contact avec Actes-Sud qui m'a reproché de ne pas être assez connu et d’avoir un style trop original. Je pense que ce qui les aurait gênés au fond, c'est, peut-être, qu’une partie du livre parle de l'Église, son aspect christique. J'ai terminé l'écriture le jour de mon anniversaire, en septembre 2021. Quelques mois plus tard, en avril 2022, je rencontrais Jean Sirapian, le directeur des éditions Sigest, au festival culturel arménien Yeraz à Mont-de-Marsan. Yeraz, qui en arménien veut dire rêve justement.

Mon premier lecteur est francophone, bien sûr je souhaiterais faire éditer mon livre en Arménie, mais je tenais d'abord à le publier en France et en français. C'est ma langue maternelle, mais je veux aussi l'inscrire dans la francophonie, je veux qu'on puisse le lire au Canada, en Afrique, car je pense que l’un de ses thèmes, le rêve, est universel. Une dame de 80 ans que j'ai rencontrée ici en Arménie m'a dit : « votre livre est un rêve ». Ça m'a beaucoup plu parce que je pense qu'ici, beaucoup de choses ont été faites parce qu'il y avait au départ un rêve.

 

Ce rêve arménien, comme le définissez-vous ?

J'ai mis un peu de temps à m'en rendre compte parce ce rêve est bousculé. Ce rêve, c'est une réalité civilisationnelle. Nous, qui en Europe de l'Ouest, dans cet Occident matérialiste vieillissant, avons oublié nos rêves, nous avons aussi oublié nos racines, notre histoire, notre culture. Racines et rêves sont liés, d’ailleurs ils commencent par un r (sourires) : ce sont nos racines qui alimentent nos rêves, au sens noble du rêve bien sûr. C’est-à-dire, quelque chose qui participe à la construction de notre humanité, de ce que nous sommes, mais aussi de ce que nous allons devenir, de ce que nous allons faire au sens le plus large de la civilisation. C’est-à-dire réaliser des projets pour le bien commun et les générations futures. Je suis de plus en plus certain que l’Arménie, qui s'étendait de la mer Méditerranée jusqu'à la mer Caspienne, est la porte civilisationnelle, la nôtre. Ararat n'est pas loin d'ailleurs et cette montagne sacrée symbolise notre réhumanisation qui s'était presque éteinte au moment du déluge.

Ce rêve et cette réalité civilisationnelle concernent l'art, la culture, l'histoire et la transmission d'un patrimoine mondial. En Arménie, ils connaissent tous leur histoire, une histoire triplement millénaire mêlée du sang de bien des persécutions depuis les tous premiers siècles après Jésus Christ, par les Romains, les Perses, les Arabes, les Mongoles. Et, récemment, il y a eu ce sang versé par 1,5 millions d’Arménie, lors du génocide. C’était hier, avec l’Empire Ottoman. Mais le sang continue à être versé, avec une moindre ampleur aujourd’hui, à cause de ceux qu'on appelle les Turcs et les Azéris (il s’agit du même peuple). Au sujet du génocide, certains des survivants en ont tellement souffert qu'ils n'ont pas voulu transmettre cette tragédie, mais la plupart l'ont fait.

C'est cela le rêve arménien : une vision qui réconcilie l'histoire faite de tragédies, celle de chacun, l'art, universel, la culture, et le christianisme. Regardez un Khachkar pour bien comprendre, ce que je veux dire. C'est incroyable ce que peut représenter cette stèle gravée ! Je ne parle pas que de leur taille. Ils sont magnifiques. Ils ne représentent pas une croix stricto sensu. Ce n’est pas que mortifère car ce sont des croix fleuries, qui appellent à la vie éternelle.

 

Ce rêve de pérennité n'est-il pas aujourd'hui menacé ?

Oui, il est en danger imminent. Dans mon dernier article, je parle de survie. Je pourrais parler de sursis. Aliev et Erdogan veulent réaliser la jointure de leurs 2 pays au détriment du sud de l’Arménie. C’est un véritable chantage : « Si vous ne cédez pas une partie de votre territoire au sud de Goris, on vous prendra tout… ». Face à cela, face aux bombardements azéris du 13 septembre dernier, et de ceux qui ont continué depuis, la communauté internationale se tait, ou presque. Il est vrai qu’Emmanuel Macron a parlé et dénoncé tous ces bombardements qui ont fait plus de 200 victimes arméniennes. Il faut vite agir pour mettre hors d’état de nuire les belligérants qui attaquent l’Arménie. Le pire, c’est que les Arméniens sont pacifiques !

 

Dans votre livre, vous parlez de la Bible, de Noé et d'Abraham, de Pier Giorgio Frassati, béatifié par Jean-Paul II, de vos relations avec l'évêque de Fréjus, de vos collaborations professionnelles avec la presse catholique, de la foi qu'Arthur a perdu… On sent vos propos et votre œuvre emprunts de la question religieuse. Est-ce la raison de votre intérêt pour l'Arménie, pensez-vous qu'elle soit primordiale aujourd'hui en Arménie ?

C'est une question qui me touche beaucoup. L'Arménie est la première nation chrétienne avec une longue histoire derrière-elle. Elle représente une porte civilisationnelle de l'humanité et la porte du christianisme arrivé ici en 301. Ce pays m'émerveille parce que ces gens gardent la foi. Il suffit de se rendre dans une église à n'importe quelle heure pour tout le temps y croiser des gens de toutes générations confondues. On ne peut pas enlever les églises de l'Arménie comme le font les Azéris, ça fait partie de son ADN.

Les Arméniens sont très religieux. Si l'on revient sur le sujet du conflit entre l'Arménie et la Turquie, au sens général du terme, avec les Turcs et les Azéris, et l’idéologie du panturquisme, il y a aussi une dimension géopolitique et économique, trop négligée. On est, sur le plateau arménien, comme sur celui d’un jeu d'échecs où les grandes puissances s’affrontent. Et, il y a un pion sur ce plateau, qui est le pion Arménie. Sur le plan géopolitique, on est en train de vivre une recomposition des empires entre ces grands blocs de l'Est et du Sud et en face, l'Europe et les États-Unis. Mais on ne peut pas en ignorer la dimension religieuse, on ne peut pas dire, sur le plan religieux, qu'il n'y a pas de guerre. Car, il y a un vrai combat. Si ce n'est pas une guerre de religion, pourquoi ne respectent-ils pas le patrimoine arménien ? Pourquoi souillent-ils les corps enterrés, détruisent-ils à coups de canon les monastères, les chapelles ?

C'est la quatrième fois en deux ans que je viens en Arménie. En tout, j’ai passé dans ce pays plus de 200 jours de ma vie. C’est significatif. Après ce que j'ai vu de ce qui s'est passé à partir du 13 septembre, je suis devenu très triste pour elle. L'Arménie est seule. La communauté internationale bouge un petit peu mais c'est très faible. Il y a urgence. Les Arméniens ont beaucoup de courage parce que de l'autre côté de la porte, ils sont près de 100 millions d'Azéris et de Turcs à vouloir sa disparition à plus ou moins court terme. C’est pour cela que je ne suis pas très optimiste pour l'avenir. Le panturquisme avance très vite. Il est enseigné dans les écoles en Turquie et en Azerbaïdjan dès le plus jeune. Comme est enseignée la haine des Arméniens. On est tout proche du nazisme et de ses conséquences abominables. Le panturquisme est en train de se reconstituer sur une nouvelle zone géographique.

Je veux, cependant, continuer à espérer. Malgré cette menace réelle, il demeure des raisons d'espérer, puisque c'est un peuple très fort au niveau de sa résilience. C’est, certainement, ce qui m’a motivé à écrire Arthur, le petit prince d’Arménie. À un moment donné, face au silence du monde, il faut peut-être du rêve, de la littérature…

Enfin, l’Arménie qui est, actuellement, en mode survie, regorge de héros et de résistants ! Et, elle a des millions d’amis dans le monde entier. Avec sa diaspora, que tous se lèvent pour dire non à la guerre et oui à la paix ! Mon rêve, finalement ? Que l’Arménie vive en paix, pour mille ans…