A l'occasion de la traduction et de la sortie en Arménie de son "roman biographique" sur Komitas, Henri Cuny, ancien ambassadeur de France en Arménie était à Erevan les 16 et 17 octobre.
Par Olivier Merlet
Les éditions Sigest, spécialisées dans la diffusion « des savoirs et d’auteurs francophones en France et en Arménie », publiaient à l'automne 2021 le troisième livre dans leurs collections d'Henri Cuny, diplomate de métier, mais avant tout homme de lettres reconnu, "Komitas, la mort n'existe pas". Sur le mode du roman, biographie singulière puisqu'écrite à la première personne, Henri Cuny y retrace le destin non moins singulier du chantre de la musique et du génie arménien. Deux ans après sa sortie en France et pour rendre à Mesrop Mashtots ce qui lui appartient, l'auteur et son éditeur, Varoujan Sirapian, ont décidé de traduire l'ouvrage en langue arménienne, pour les lecteurs d'Arménie. Ils étaient à Erevan les 16 et 17 octobre dans le cadre des "Rencontres francophones" organisées par l'Institut Tchobanian.
Après une présentation très officielle au musée Komitas, devant un parterre lui aussi très officiel de la coopération culturelle franco-arménienne, Henri Cuny avait tenu à organiser un deuxième rendez-vous, moins formel, dans un lieu qui lui est cher, l'Alliance française d'Arménie. Suzanne Garamyan, sa fondatrice et directrice n'a pas manqué de saluer chaleureusement l'intention de « Monsieur l'Ambassadeur », comme elle se plait toujours à l'appeler, avec respect et grande affection. « J'éprouve un très grand bonheur à vous accueillir ici ce soir dans ces nouveaux locaux d'autant qu'il ne s'agit pas d'une invitation de ma part mais que c'est vous qui avez voulu passer à l'Alliance française à l'occasion de votre voyage en Arménie. Vous en êtes un peu le parrain, c'est grâce à vous que l'Alliance française a été créée, il y a 20 ans, votre souhait, un travail auquel vous vous êtes attaché dès le début de votre nomination en Arménie.
Monsieur Henri Cuny est un écrivain de qualité, un homme de lettres, mais en même temps un grand diplomate, un ambassadeur qui a laissé de très bons souvenirs en Arménie et parmi tous les Arméniens. Que ce soit chez les gens de lettres, des milieux de la culture ou de simples citoyens qui ont tous compris que vous étiez un vrai ami de l'Arménie. Vous avez compris le peuple arménien, son histoire, sa littérature et sa langue, vous les avez toujours appréciés, et cela me fait chaud au cœur ».
Prenant à son tour la parole, Henri Cuny a évoqué ses moments passés à l'Alliance, ses rencontres et festivités auxquelles il se faisait un point d'honneur d'assister dès que son agenda le lui permettait. « J'ai ce souvenir des marathons de la langue française. C'était quelque chose d'extraordinaire, époustouflant par la qualité de la langue française des jeunes arméniens. À travers l'Alliance française, ainsi qu'avec l'Université française en Arménie, l'UFAR [NDLR : Henri Cuny en est aussi à l'initiative], ma priorité a toujours été de donner aux jeunes Arméniens la perspective de pouvoir avoir un avenir de qualité en Arménie. Je voulais qu'ils deviennent les cadres de ce pays afin qu'ils puissent un peu transformer les mentalités où ce n'était pas toujours le mérite qui décidait de l'avancement des gens dans la vie. Je voulais que ces deux institutions soient irréprochables et les résultats absolument conformes au travail et à la qualité de chaque étudiant ». Ce soir encore, il se retrouvait comme il y a vingt ans, proche de tous les francophones et les francophiles d'Arménie auxquels il avait aussi dédié son livre.
Interrogé sur la raison de son intérêt pour Komitas, Henri Cuny a déclaré vouer un grand amour à la musique depuis son plus jeune âge. « Elle m'a ouvert tout un monde dont on n'a pas idée combien il m'a été utile dans mon travail de diplomate. Lors de mon mandat à Moscou, je me suis aperçu que dans un système totalitaire ou il n'y a pas de place pour la respiration de l'esprit, la musique était peut-être le seul domaine dans lequel le pouvoir avait le moins de prise. Parce qu'il pense, à tort, que la musique ne dit rien. Ce qui l'ennuie c'est que les gens disent quelque chose qu'ils ont pensé par eux-mêmes. En fait, la musique dit énormément de choses.
Lorsque je suis venu en Arménie, j'ai rencontré ce nom, "Komitas", que je ne connaissais pas, j'ai vu qu'il y avait une salle de concert "Komitas", j'y suis allé souvent, et j'ai été très touché de cet amour des Arméniens pour la musique. J'avais beaucoup d'occupations et pas vraiment le temps de m'occuper de Komitas. Au cours de ma vie j'ai toujours écrit dans chacun des pays ou j'ai travaillé, un roman, parfois plusieurs, dans lesquels j'ai toujours essayé de faire émerger l'âme des peuples. Pour l'Arménie il me manquait quelque chose, il fallait que je trouve le bon sujet. Lorsque j'ai été à la retraite, la lumière s'est faite, le bon sujet c'était Komitas parce qu'à lui tout seul il incarne non seulement toute l'âme de ce pays mais aussi son histoire. Il a recherché tous les manuscrits de musique ancienne et il a aussi essayé de conserver l'air des rues, le chant des bergers, des laboureurs, des chants spontanés… J'ai découvert à quel point Komitas reflétait l'histoire et les malheurs de ce pays».
Henri Cuny a expliqué que l'idée d'écrire cette biographie à la première personne s'était impose à lui après la visite du musée Komitas au printemps 2019, quand il avait observé tout le leg du maître, ses tableaux, ses photos, ses poèmes, les trois flûtes sur lesquelles avait joué, son piano… L'impression lui était venue qu'à travers tout ce qui lui avait appartenu, c'était Komitas lui-même qui parlait. « Le "je" qui est utilisé, ce n'est pas l'auteur qui parle, c'est le lecteur qui rentre dans l'esprit de Komitas ».
L'auteur a avoué écrire ses livres au fil de la plume. Sa plus grande difficulté est en fait d'en choisir le thème. Une à deux pages par jour, pas plus, pour que chacune soit belle, mais il part du premier mot et trace ses lignes sans y revenir jusqu'au point final.
Avant de sacrifier à la traditionnelle séance de dédicaces, l'auteur est encore revenu sur le sous-titre de son roman : "La mort n'existe pas", une phrase prononcée par Komitas lui-même. « Et cette phrase résume tellement toute l'histoire de l'Arménie », constate l'écrivain qui la connait bien, « elle a disparu de nos cartes pendant un millénaire, engloutie dans des empires aujourd'hui disparus mais qui leur a survécu et qui, malgré tous ses malheurs, est redevenue un État nation ».