Le 9 avril dernier, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné la Fédération de Russie pour violations systématiques des droits de l’homme dans les régions sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, situées sur le territoire de la Géorgie. Ce verdict constitue une victoire symbolique pour la Géorgie qui conteste l’occupation russe sur son sol. Néanmoins, il n’est pas sûr qu’elle soit suivie d’améliorations significatives pour les populations locales victimes du processus de « frontiérisation ».
Par Théotime Coutaud
Depuis la guerre russo-géorgienne d’août 2008, les régions sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud en Géorgie sont au cœur de tensions persistantes entre la Fédération de Russie et la Géorgie. À la suite de leur occupation par les forces russes et de leur reconnaissance comme États indépendants, les autorités russes ont mis en place un processus de "frontiérisation". Celui-ci comprend des postes militaires et des barrières physiques qui empêchent les populations de franchir librement la ligne de démarcation administrative entre le territoire contrôlé par les autorités géorgiennes et les régions sécessionnistes.
L’Abkhazie et l’Ossétie du Sud ne partagent pas la même histoire ni les mêmes liens avec l’État géorgien. De même, ce processus de “frontiérisation” n’y prend pas la même forme. Mais, la Russie ayant été condamnée par la CEDH pour son action dans ces deux régions, rappelons brièvement leurs points communs. En 1991 et 1992, dans le contexte de la chute de l’URSS et de l’indépendance de la Géorgie, des conflits éclatent entre le nationalisme géorgien et les minorités ethniques d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, des territoires ayant bénéficié d’un statut d’autonomie au sein de la République socialiste soviétique de Géorgie (1921-1991). Jusqu’à 2008, peu de progrès permettent de sortir de l’impasse politique qui résulte de ces conflits, ces régions sécessionnistes n’étant ni pleinement indépendantes, ni contrôlées par Tbilissi. Elles appartiennent à la même catégorie que le Haut-Karabakh, États dits de facto. Dans le même temps, elles deviennent le lieu de toutes les tensions entre la Géorgie qui, sous Saakashvili, fait du rétablissement de son intégrité territoriale une priorité et la Russie dont l’ingérence va croissant.
Cette situation indécise débouche sur la guerre russo-géorgienne de 2008. Depuis l’invasion de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud par les formes armées russes et la reconnaissance de leur indépendance respective, la Russie y exerce un contrôle de facto. Pour cela, elle s’appuie sur une présence militaire importante (environ 4 000 soldats dans chacune) et des contributions financières massives. Afin de préserver la stabilité de la région, les accords de cessez-le-feu d’août 2008 ont installé une mission d’observation de l’UE en Géorgie (EUMM) qui est déployée depuis comme médiateur côté géorgien. De l’autre côté, les forces russes se sont, elles aussi, positionnées comme médiatrices : en vertu de l’accord signé en 2009 sur l’effort commun dans la protection des frontières étatiques de la République d’Abkhazie entre la Russie et l’Abkhazie, des gardes-frontières russes (environ 2 000 dans chaque région) surveillent la ligne de démarcation administrative (LDA) située entre ces deux régions et le territoire contrôlé par le gouvernement géorgien.
Dès 2009, et plus particulièrement depuis 2013, la situation s’est dégradée. L’armée russe, avec l’aide de militaires ossètes et abkhazes, a mis en place un processus de "frontiérisation" qui consiste à durcir les LDA. Le but est, à terme, de transformer la LDA (que les Géorgiens appellent « ligne d’occupation ») en une frontière étatique et internationale. Ce processus se matérialise par trois éléments principaux : l’érection de barrières physiques (barbelés, fossés et panneaux marquant la « frontière »), la surveillance de la LDA par des gardes russes ou sécessionnistes, et enfin un régime de franchissement exigeant d’emprunter certains points de frontière uniquement avec des documents précis. Pour les populations locales – des Géorgiens vivant de l’un ou de l’autre côté de la LDA, des Ossètes et des Abkhazes –, les effets socio-économiques sont dramatiques : séparations de familles et de villag
es, pertes d’accès aux terres agricoles, accès impossible aux écoles et soins médicaux, détentions, amendes, voire assassinats arbitraires pour “franchissement illégal” de la LDA, alors même que celle-ci est parfois invisible ou mobile.
Ce 9 avril, la Cour a conclu, à l’unanimité, que le processus de "frontiérisation" violait plusieurs articles de la Convention européenne des droits de l’homme. De leur côté, les régions sécessionnistes ont invoqué par le passé des raisons de sécurité pour la mise en place de cette frontière. La cour a néanmoins jugé que le processus affectait de manière systémique le droit à la vie et à l’instruction, l’interdiction de la torture et des traitements inhumains, le droit à la liberté et à la sûreté, le droit au respect de la vie privée et familiale, et la liberté de circulation. Pour rendre ce jugement, elle s’est appuyée sur divers témoignages dont ceux d’Amnesty International ou de la Mission d’observation de l’Union européenne. Selon les sept juges siégeant à Strasbourg, la « répétition d’actes interdits par la Convention » et la « tolérance officielle de l’État » – illustrée par l’absence d’enquêtes effectives sur les incidents en cours – constituent la preuve d’une « pratique administrative » violant les droits de l’homme. La Russie n’a, à ce jour, pas contesté ce jugement. Cette requête déposée en 2018 par l’État géorgien constitue sa quatrième requête interétatique contre la Fédération de Russie à propos de ce processus de "frontiérisation", et la troisième condamnation.
Suite à son exclusion du Conseil de l’Europe en 2022, la Russie a cessé d’être partie à la Convention européenne des droits de l’homme. Cependant, la CEDH reste compétente pour juger de requêtes prises contre la Russie entre 1998 et 2022, lorsque celle-ci était membre du Conseil et signataire de la Convention. La Russie a l’obligation légale d’appliquer les arrêts et décisions de la Cour. De fait, celle-ci n’applique pas la majorité des décisions prises par la Cour, et ce, dès avant son exclusion. Si les décisions prises par la CEDH ont permis d’améliorer la vie des citoyens des États membres du Conseil de l’Europe, cette décision semble avant tout être une importante victoire symbolique pour la Géorgie qui voit la "frontiérisation" une nouvelle fois jugée illégale au regard du droit international. Il est douteux qu’elle se traduise par une amélioration notable de la sécurité des populations vivant à proximité de la LDA.
Source Armenia Peace Initiative