Tandis que l’armée russe s’enlise en Ukraine, le sort des Arméniens du Karabagh qui doivent leur survie aux forces de maintien de la paix de Moscou est de plus en plus incertain.
Par John Mackenzie - Revue Conflits
« Nous sommes comme des brebis enfermées dans une cage, entourés de loups aux dents longues. Les loups n’attendent qu’une occasion pour que la grille s’ouvre et déchiquètent leur proie ». En déplacement en France à l’invitation de l’ONG, SOS Chrétiens d’Orient, le primat du diocèse d’Artsakh de l’Église arménienne Apostolique Mgr Vrtanès Aprahamian ne pouvait être plus explicite. La portion congrue de territoire qui échappe encore au contrôle de l’Azerbaïdjan après la guerre des 44 jours de l’automne 2020 sera-t-elle anéantie à la faveur de l’affaiblissement de la Russie ?
C’est pourtant une évidence, les Arméniens ont beaucoup à craindre de l’enlisement russe en Ukraine. La veille du déclenchement du conflit, le président azéri Ilham Aliyev était à Moscou pour conclure une sorte de pacte de non-agression. De quoi nourrir de sérieuses inquiétudes en Artsakh, petite république autoproclamée indépendante en 1991, qui depuis novembre 2020 a confié sa destinée à la seule Russie et ses 2 000 soldats de maintien de la paix. Rien d’étonnant si le russe a été décrété seconde langue officielle de la république quelques semaines après le cessez-le-feu. Car l’Arménie, grande perdante de la guerre, ne peut plus prétendre à son statut d’État garant de l’intégrité de sa petite sœur doublement enclavée et à la merci d’un nettoyage ethnique de la part de l’Azerbaïdjan.
En dépit d’une victoire militaire obtenue de haute lutte en 1994, les forces arméniennes n’avaient pu traduire cet avantage en victoire politique, l’Artsakh n’ayant été reconnu ni par la communauté internationale, ni même par la République d’Arménie. Erevan n’ayant jamais voulu reconnaître l’Artsakh, du moins seule, afin de ne pas apparaître comme pays belligérant aux yeux de la communauté internationale ; le contrôle de 14% du territoire reconnu comme azerbaïdjanais serait perçu comme une annexion de la part de l’Arménie. Ce qu’aucune résolution de l’ONU n’avait établi à ce jour. Depuis la défaite de 2020, aucun haut dirigeant arménien, à l’exception du catholicos Karekine II, patriarche suprême de l’Église national, ne s’est rendu à Stepanakert. Tandis que la société arménienne et sa classe politique ultra polarisée peinent à se relever du traumatisme de la défaite, l’Azerbaïdjan considère la question du Karabagh comme réglée.
Selon un décompte établi par le Défenseur des droits arméniens, près de 1 500 monuments arméniens seraient passés sous le contrôle de l’Azerbaïdjan après le conflit. Parmi eux figurent 161 monastères et églises, 345 pierres tombales historiques et 591 khatchkars (pierres croix). Une partie a été détruite, sans émouvoir l’UNESCO, tandis que la cathédrale Saint-Sauveur de Chouchi a subi des « travaux de restauration » visant à lui ôter toute trace de son passé arménien.
Un nettoyage ethnique à petit feu
Depuis le 8 mars, les quelque 110 000 habitants du Karabagh sont privés de gaz naturel et donc de chauffage. Le principal gazoduc fournissant du gaz provenant d’Arménie a été endommagé par les forces azerbaïdjanaises au niveau de la ville de Chouchi, interdisant aux forces russes d’intervenir. Si des travaux de réparation ont été réalisés le 19 mars, deux jours plus tard, la population arménienne s’est retrouvée à nouveau privée de gaz, alors que les températures hivernales descendent en dessous de zéro. Conséquence : les boulangeries locales se sont vues dans l’incapacité de cuire du pain, créant une pénurie. Les écoles ont été fermées faute de chauffage. Suffisant pour que Stepanakert crie au « terrorisme humanitaire ».
Le 11 mars 2022, la page Facebook de l’Assemblée nationale de la République d’Artsakh a été piratée pour afficher une annonce demandant aux habitants de la région d’Askeran de quitter leur domicile dans un délai d’une semaine. Des tirs réguliers avec des armes de différents calibres, y compris des mortiers, ont été signalés dans des villages situés le long de la ligne de contact, notamment Khramort, Khnapat, Nakhijevanik, Nor Shen, Karmir Shuka, Khnushinak et Parukh. En raison des coups de feu, les travaux agricoles des villageois ont été entravés ; des machines agricoles ont été endommagées dans le village de Nakhijevanik. Des bâtiments du village de Parukh ont également été endommagés à la suite de l’intensification des bombardements entre le 8 et le 12 mars. Des civils ont également été blessés. Le 15 février 2022, les forces armées azerbaïdjanaises ont tiré sur un habitant du village de Khnapat qui effectuait des travaux agricoles dans un champ. En raison des bombardements intenses et de la menace réelle, les enfants ont été évacués du village de Khramort le même jour. Le 25 mars, la partie arménienne a subi trois morts et 14 militaires ont été blessés à la suite des attaques des forces armées azerbaïdjanaises. Le 24 mars, l’Azerbaïdjan a lancé un assaut militaire contre le village de Parukh, dans la région d’Askeran en Artsakh. Il a continué à attaquer les positions de l’Armée de défense d’Artsakh tout au long de la nuit, se poursuivant le lendemain. L’utilisation de drones Bayraktar TB-2 de fabrication turque a fait 14 blessés du côté arménien. Trois militaires sont morts. Les Casques bleus russes auraient négocié avec les forces armées azerbaïdjanaises pour se retirer sur les positions qu’ils occupaient le 23 mars. Cependant, les troupes azerbaïdjanaises sont restées à Parukh, et de nouveaux coups de feu ont été signalés le 26 mars.
Et on ne compte plus les actions d’intimidations menées par des soldats azéris contre les populations civiles où par le biais de haut-parleurs ils terrorisent la population pour les pousser au départ. Des menaces qui misent à exécution dans les villages de Khramort, Nakhijevanik, Nor Shen et Taghavard passés sous le contrôle azéri par la force des armes. Outre ces méthodes d’intimidation, les forces armées azerbaïdjanaises diffusent l’appel à la prière sur des haut-parleurs, dans l’optique de rappeler aux populations arméniennes qu’elles doivent se soumettre à la loi de l’occupant.
Le gouvernement azerbaïdjanais continue d’employer diverses tactiques pour détruire les infrastructures essentielles nécessaires à la vie quotidienne des habitants du Karabagh. La perturbation du gazoduc qui transite par le territoire sous contrôle azerbaïdjanais et les obstacles créés par la partie azerbaïdjanaise pour sa réparation sont la preuve évidente d’une telle politique. Dans de telles circonstances, il est évident que l’objectif principal de l’Azerbaïdjan est l’expulsion des Arméniens de souche en créant des conditions de vie défavorables, ainsi qu’une atmosphère de peur parmi la population arménienne.
Un nouvel ordre régional
Si le président Macron dans un entretien accordé au magazine Nouvelles d’Arménie, assure que les Arméniens pourront compter sur « le soutien indéfectible de la France » et sur « sa mobilisation » pour obtenir un « traité de paix respectant les exigences de sécurité et de dignité », pour l’heure le poids de la balance penche en faveur de l’Azerbaïdjan et de la perspective de nouvelles livraisons de gaz en vue de pallier les pénuries provoquées par la guerre en Ukraine. Naguère incontournable, le Groupe de Minsk de l’OSCE coprésidé par les États-Unis, la France et le Royaume-Uni est en état de mort cérébrale. Et l’isolement des Arméniens que plus criant.
Erevan a donc fini par admettre que l’Arménie ne sera pas en mesure de conserver le contrôle de l’Artsakh, ouvrant la voie à l’Azerbaïdjan pour recouvrer la pleine souveraineté sur le territoire et augurant un avenir incertain pour les résidents arméniens de la région. La concession n’a pas été faite explicitement, mais plutôt via un changement manifeste dans la rhétorique officielle d’Erevan. Après que l’Azerbaïdjan à la mi-mars ait offert un nouveau cadre pour résoudre le conflit, qui comprenait une reconnaissance mutuelle de l’intégrité territoriale des deux pays – ce qui signifierait en fait que l’Arménie reconnaîtrait la souveraineté azerbaïdjanaise sur le Karabakh – l’Arménie a déclaré qu’elle ne s’y opposait pas, ajoutant seulement qu’elle s’attachait à une certaine « garantie des droits et libertés » des Arméniens qui y vivent. Passée au second plan, la question du statut pour l’Artsakh ne se pose pas pour Bakou qui a bien fait comprendre qu’elle ne souhaitait pas que l’ancienne région autonome ne puisse bénéficier d’un statut d’autonomie politique ou encore culturelle. Compte tenu du haut degré de haine anti arménienne entretenu par vingt ans de propagande d’État, il y a fort lieu de croire que toute coexistence pacifique paraît hautement improbable.
De son côté, l’Arménie, qui a entamé un périlleux processus de normalisation avec la Turquie, n’a pas encore dévoilé la nature des concessions (territoriales) vis-à-vis de l’Azerbaïdjan qu’elle devra opérer pour parvenir à une ouverture de la frontière et d’ambassades en Arménie et en Turquie. Ces concessions se matérialiseront sans doute par la perte de nouveaux territoires stratégiques le long de la sinueuse frontière arméno-azerbaïdjanaise, ou encore du tracé d’une nouvelle route reliant l’Azerbaïdjan à son exclave du Nakhitchevan et à la Turquie à travers une portion de territoire arménien dans la bande montagneuse du Siunik. Comme si à Erevan la gestion de crise prédominait sur l’élaboration d’une politique étrangère proactive tenant compte de l’intérêt suprême d’un État à la souveraineté limitée par l’hégémon russe. Sommes-nous retournés à la case départ, c’est-à-dire à la situation prévalant avant le printemps arménien de 1988 ?
Source : Revue Conflits