L’Arménie face à la nouvelle guerre contre l’Azerbaïdjan

Région
04.08.2020

Si les ruptures de cessez-le-feu et les actions militaires sont des événements habituels du conflit gelé du Haut-Karabakh, ce qui s’est passé au Tavush à partir du 12 juillet 2020 s’en distingue. La presse internationale, quand elle a couvert ces événements, s’est essentiellement inquiétée, pour des raisons compréhensibles, de leur possible impact régional et des relations compliquées de la Russie et de la Turquie, à l’heure où la Turquie multiplie les actions affirmant de plus en plus clairement une stratégie d’expansion que l’on qualifiera de « néo-ottomane » pour simplifier. Cet éclairage géopolitique important resterait pourtant mal lisible sans une analyse militaire et politique locale des événements, donnée ici du point de vue de l’Arménie.

Par Taline Papazian, Chargée de cours à l’Université d’Aix-Marseille

Opérations militaires azerbaïdjanaises sur le sol de la République d’Arménie

A l’heure où ces lignes sont écrites, on peut considérer le premier acte, celui des (premières ?) opérations militaires dans la région du Tavush, comme terminé. Elles se sont déroulées essentiellement sur la hauteur de Gharadash, en territoire de la République d’Arménie. Le 12 juillet la désormais fameuse sortie du véhicule UAZ azerbaïdjanais marque le début des opérations. Les journées du 12 au 16 juillet sont chargées, avec des tirs visant y compris des infrastructures civiles sur les villages de Movses, Chinari, Berd, Aygepar et Nerkin Karmiaghpyur interrompus seulement quelques heures par jour. L’armée azerbaïdjanaise présente sur place, vigoureusement repoussée, se voit adjoindre des unités des forces spéciales (Yashma), qui échouent à avancer. Suit un calme relatif du 17 au 20 juillet. Le 21 juillet, à 22h30, une nouvelle attaque est lancée par des unités de Yashma, à nouveau repoussée. Le bilan des victimes jusqu’au 21 juillet est de 5 militaires côté arménien (bilan monté à 6 le 27 juillet du fait d’un tir de sniper). Côté azerbaïdjanais, le bilan est d’au moins 11 victimes militaires, dont plusieurs hauts-gradés, et une civil; ce chiffre pourrait être revu à la hausse avec le temps, le bilan humain de l’attaque infructueuse du 21 juillet ayant été maintenu dans l’opacité par le gouvernement azerbaïdjanais.

Il est important de répéter que ces opérations militaires se sont déroulées à la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan (région du Tavush d’un côté, du Tovuz de l’autre) mais sur le territoire de la République d’Arménie. Est-ce une « surprise », comme on a pu souvent l’entendre et le lire ces deux dernières semaines ?

D’un point de vue militaire, absolument pas. Pourquoi ? La raison tient au tracé des frontières des républiques du sud-Caucase, héritage direct de l’Union soviétique. Premièrement, elles sont particulièrement zigzagantes, avec des sortes de saillies de part et d’autre, comprenant parfois des (ex)-ilots de peuplement par l’autre ethnie. Deuxièmement, les délimitations et les démarcations n’ont été ni revues ni approuvées dans la tourmente de la fin de l’URSS.

Les républiques soviétiques étaient engagées dans des logiques d’ethno-territorialisation déjà tout au long de la deuxième moitié de l’époque soviétique. Tensions nationalistes et/ou conflits armés nés dans les dernières années de l’URSS ont accentué cette tendance.

Pour l’Arménie et l’Azerbaïdjan, la guerre au Haut-Karabakh a fait de chacune de ces saillies et de ces ilots aux frontières des zones et/ou des points stratégiques. La province du Tavush à elle seule comprend plusieurs de ces zones. En dehors du pourtour des opérations actuelles, les plus importants sont dans la région d’Idjévan côté arménien - Khazakh côté azerbaïdjanais, en direction du Mont Odundagh. Sur le flanc sud-ouest de l’Arménie, la frontière avec le Nakhichevan, et en particulier la province de Vayots Dzor, est également concernée. Pendant la première guerre du Karabakh, les forces armées arménienne et azerbaïdjanaise ont tenté d’acquérir ou de renforcer des positions stratégiques du type de la hauteur de Gharadash.

Depuis le cessez-le-feu, en 1994, et en l’absence d’un travail de délimitation des frontières qui serait pourtant nécessaire aux trois Etats du sud-Caucase, l’Azerbaïdjan est parvenu à consolider des positions militaires, voire des zones d’habitation desquels elle n’hésite pas à se servir comme de bouclier, qui se trouvent être aujourd’hui le théâtre des opérations. Contrairement à ce que les autorités de l’Azerbaïdjan prétendent, et sans même rentrer dans l’étude des faits de ces journées du 12 au 22 juillet, la version d’une « agression » arménienne est par définition exclue pour des opérations militaires se déroulant sur le territoire de la RA.

 

Riposte militaire et réponse politique  

La réaction militaire et politique du gouvernement arménien mérite également d’être soulignée. Sur un plan militaire la riposte des forces armées, coordonnée par le ministère de la Défense, a été à la fois vigoureuse, précise et performante aussi bien au niveau de l’infanterie que de la défense anti-aérienne - témoin la douzaine de UAV abattus, y compris parmi les plus perfectionnés de l’arsenal azerbaïdjanais. Un opérationnel efficace qui enregistre comme résultat d’avoir fait reculer les positions azerbaïdjanaises. Cet acquis demande à être consolidé en fortifiant le périmètre des nouvelles positions arméniennes, afin de fermer ce point de faille le plus possible à de futures attaques.

Etant donnée la nature accidentée et assez difficile du terrain dans la zone en question, des travaux de fortification sont possibles avec du temps. La communication officielle du ministère de la Défense a été marquée par un grand professionnalisme– informations mises à jour quasiment en temps réel, y compris les mauvaises nouvelles – qui n’exclut pas un certain pathos typique de temps de guerre, avec par exemple la dénomination de « sans peur » pour la position ciblée par les attaques, des vidéos live d’« exploit » comme la destruction en vol du drone Elbit Hermes 900, une première dans l’histoire selon un certain nombre de commentateurs.

On notera cependant l’absence totale d’agressivité à l’égard de l’adversaire.

Pendant la période de crise, les informations du ministère de la Défense sont relayées et complétées lors d’une conférence de presse quotidienne tenue par le Centre d’Information dirigé par A. Hovanisyan, qui fut pendant plus de 10 ans le porte-parole du ministère de la Défense. Le MAE a aussi tenu sa partition de manière mesurée mais claire, appelant l’Azerbaïdjan à revenir au dialogue, tout en pointant le fait que l’Azerbaïdjan a été l’un des rares Etats à refuser de signer -et pour cause- un engagement sous égide de l’ONU à respecter les cessez-le-feu dans le contexte de pandémie mondiale de COVID-19 ; dénonçant le caractère rocambolesque mais inadmissible au regard du droit international de la menace de frapper la centrale nucléaire de Medzamor faite le 16 juillet par le ministère de la Défense azerbaïdjanais; et, plus sérieusement peut-être, mettant en évidence systématiquement le rôle déstabilisateur et franchement hostile de la Turquie dans cette affaire.

Enfin, le Premier Ministre a assumé sans ambages son rôle de commandant en chef des Forces Armées, une première sous le régime parlementaire mais aussi personnellement. N. Pashinyan a ainsi balayé les médisances sur ses capacités de commandement distillées par un certain nombre de partisans de l’ancien régime.

Au niveau régional, il faut également souligner l’implication du gouverneur du Tavush, Hayk Chobanyan, à la fois pour informer le public de la situation dans les villages frontaliers, de l’état d’esprit des habitants, des dégâts matériels et de la programmation des réparations par l’Etat et par des associations. En conjuguant ces différentes réponses, le gouvernement arménien a fait la démonstration in situ de sa mise en pratique de la souveraineté de l’Etat dans son aspect le plus traditionnel : défense du territoire, sécurité des populations civiles des villages frontaliers au Tavush. La relation arméno-russe en est le marqueur le plus significatif. Depuis l’arrivée de Pashinyan au pouvoir deux ans plus tôt, celle-ci est en train de se rééquilibrer. Dans les événements du Tavush, la Russie est restée parfaitement dans son rôle, à la fois de facteur de dissuasion pour l’Arménie vis-à-vis de la Turquie –et non de l’Azerbaïdjan-, de partenaire des deux adversaires et de co-président du groupe de Minsk.

La relation russo-turque, qui s’est compliquée ces derniers mois avec les actions de la Turquie en Syrie du nord et surtout en Libye, est pourtant celle d’une alliance bien comprise entre puissances régionales. Mais la Russie n’a aucune envie de voir le Caucase du sud devenir un théâtre secondaire des conflits du Moyen-Orient, et si la Turquie ne cache plus ses ambitions dans la région, la Russie a pour le moment intérêt à la dissuader d’aller au-delà des expressions rhétoriques de solidarité à tout épreuve avec les « frères d’Azerbaïdjan ». 

Tandis que les conséquences géopolitiques et politiques des événements de juillet sont en train de se déployer, le gouvernement arménien affirme ses intérêts avec une fermeté qui n’avait plus résonné depuis le très bref ministériat de Vazgen Sargsyan en 1999.

Pour s’en tenir aux principaux points énoncés par Pashinyan en conseil des ministres le 23 juillet dernier : participation du Haut-Karabakh aux négociations visant à mettre fin au conflit du Haut-Karabakh ; mise en place d’un système de monitoring précis et efficace, avec mécanismes de contrôle et de vérification ; élargissement de la problématique de la sécurité des populations arméniennes aux régions frontalières de l’Arménie, régulièrement ciblées par des attaques ; neutralisation du rôle déstabilisateur de la Turquie dans la région. Les deux premiers points font partie de l’agenda du gouvernement depuis deux ans, et les événements de juillet peuvent leur amener une inflexion nouvelle. Le point concernant la problématique de la sécurité des populations d’Arménie –en plus du Haut-Karabakh- semble nouveau. La question importante par rapport à ce point sera de voir s’il rejoint véritablement les discussions sur le conflit du Haut-Karabakh, s’il fera l’objet d’un traitement à part, ou bien s’il sera abandonné.

Ces deux dernières années, la diplomatie arménienne a essayé de remettre la question de la sécurité des populations sur le devant des discussions. Mais les événements du Tavush, soit des opérations militaires menées par l’Azerbaïdjan sur le sol de la RA, ne relèvent pas stricto sensu du conflit du Haut-Karabakh. Enfin le point sur la Turquie, qui pourrait amener l’Arménie à demander son exclusion du groupe de Minsk. De même que sur le plan militaire, l’Arménie sort des événements du Tavush avec des possibilités intéressantes sur le plan diplomatique. A elle maintenant de faire les choix les plus pertinents pour concrétiser ces avantages.

*Cet article est une version remaniée d’une interview-live organisée par l’association française Charjoum, le 23 juillet 2020, avec le même titre.